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Carte 3 : Distribution de la population et extension des forêts de babaçu en 1950 au Maranhão

1. Le genre de vie des caboclos du Maranhão

On présuppose alors que la production du babaçu repose sur un type de population rurale spécifique, dont le genre de vie serait susceptible de s’accorder avec les exigences en matière première de l’industrialisation. Qui est donc cet homme du babaçu que les géographes et agronomes rencontrent sur place ? Que cherchent-ils d’ailleurs à voir, à la recherche du genre de vie du babaçu ? Le concept de « genre de vie » part du principe que chaque grand type de végétation naturelle produit un genre de vie spécifique, fruit de l’adaptation de l’homme à son milieu (Vidal de la Blache, 1911b). Cette notions est alors définie comme un

Complexe d’activités habituelles caractéristique d’un groupe humain et lié à l’entretien de la vie *…+ Ces éléments matériels et spirituels sont, au sens le plus large du mot, des techniques, des procédés transmis par la tradition et grâce auxquels les hommes s’assurent une prise sur les éléments naturels (Sorre,

1948a : 97-98).

Constitués autour d’une combinaison de techniques (agricoles, chasse, pêche, etc.) et de conceptions (de la famille, de la propriété, du droit), les genres de vie naissent des circonstances locales et se présentent comme des formes actives d’adaptation du groupe humain au milieu géographique. Le genre de vie est ainsi fondé sur des combinaisons plus ou moins complexes, et s’exprime à travers les formes d’alimentation, les sites d’établissement, les formes de l’habitat, les structures sociales, etc. Cet ensemble « d’habitudes organisées et systématiques », transmis entre les générations, est perçu comme capable d’assurer l’existence du groupe qui les pratique ; son maintien assure la pérennité et la cohésion du groupe, tout en imprimant sa marque sur les esprits des membres (Sorre, 1948b). Chaque combinaison spécifique se caractérise également par des interventions sur la nature, plus ou moins marquées en fonction du complexe de techniques qui est développé. En ce sens, le concept de genre de vie propose d’entendre les interactions homme-nature comme dynamiques et réciproques. En retour de l’empreinte que l’environnement appose sur l’homme, la physionomie du paysage9

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Le terme de « paysage », que nous employons ici, ne s’est pas encore banalisé dans le vocabulaire de la géographie, qui a plutôt recours à des termes comme « végétation, nature » ou à des périphrases « physionomie de la contrée, composition végétale, éléments géographiques ».

change en fonction des interventions de l’homme sur la végétation. En conséquence, le paysage dans lequel évolue un groupe humain est le reflet des partis-pris de l’homme, de ses compétences techniques et morales (Vidal de la Blache, 1911a). A cette époque, l’idée qu’il existe des genres de vie plus ou moins évolués est admise, évaluation faite en fonction de la complexité des techniques qui sont employées – les combinaisons considérées comme les moins évoluées sont celles qui altèrent peu la « physionomie des contrées ».

Nous avons montré en quoi la présence du babaçu est tout à fait caractéristique de la manière dont les activités humaines peuvent intervenir sur la composition de la végétation et influencer la physionomie d’une région. Or, à cette époque, on croit des forêts de babaçu qu’elles sont ainsi présentes à l’état naturel. Comment évolue en son sein le paysan maranhense ? Comment l’exploite-t-il ? Sur quels éléments se compose son genre de vie ?

a. La combinaison de techniques du caboclo du babaçu

Prédominant dans le paysage, poussant de manière spontanée, le babaçu requiert une gestion très modeste. Depuis le XIXè siècle et de façon accrue depuis l’abolition de l’esclavage, ce palmier s’est progressivement intégré au mode de vie des agriculteurs. La stratégie de production la plus courante associe de façon complémentaire l’agriculture à la collecte du babaçu. Les paysans maranhenses pratiquent « le système agricole le plus primitif du monde » : l’agriculture itinérante sur brûlis (Valverde, 1957). A l’intérieur des forêts, des champs *roças] sont ouverts. Ils sont cultivés le temps d’une récolte, puis laissés au repos entre six et huit ans, avant que la végétation secondaire [capoeira] soit à nouveau nettoyée et le sol fertilisé par le feu (Droulers, 1978). Sur place, les champs sont organisés en systèmes agro-forestiers qui intercalent les cultures annuelles entre les palmiers. Pour cela il est impératif d’éclaircir les babaçuais pour pouvoir y associer d’autres activités : à l’état naturel, la densité de cette palmeraie peut varier entre 500 à 3000 pieds par hectare, et forme une végétation tellement touffue qu’elle nécessite une intervention humaine (Brasil, 1952).

La présence du babaçu sur la parcelle cultivée permet de générer de la biomasse, qui va enrichir le sol lors des brûlis : les feuilles sèches sont coupées puis posées à terre où elles sont brûlées, et enrichissent le sol en nutriments. Le babaçu est en effet reconnu comme l’un des plus efficaces producteurs de biomasse par les espèces forestières des écosystèmes tropicaux humides (Anderson, 1983 in May, 1990).

La totalité de l’unité familiale participe aux travaux, qui sont répartis selon un principe de division des tâches spécifiques : l’agriculture revient aux hommes ; le travail du babaçu est une manière d’utiliser la main-d’œuvre féminine et infantile de façon productive, et constitue d’ailleurs une des rares sources de revenus accessibles aux femmes. Voilà qui traduit la marginalité des femmes au sein du groupe – et renseigne également sur le caractère secondaire de l’extraction des amandes dans l’ordre des priorités de l’économie familiale.

Les activités s’équilibrent au cours de l’année en fonction du calendrier agricole, qui détermine la main-d’œuvre disponible pour le travail du babaçu, qui reste complémentaire et secondaire à l’agriculture. Le riz, le maïs et le manioc, cultures de subsistance de l’économie paysanne, sont plantés à la saison sèche au milieu des palmiers babaçus, dont les noix sont récoltées durant 6 mois de l’année.

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La figure n° 1 synthétise la façon dont le système agricole est associé au babaçu : les activités sont réparties dans le temps et entre les membres de la famille en fonction de leur participation aux autres activités. Par exemple, les travaux agricoles nécessitent d’une main-d’œuvre importante à l’époque des brûlis et mise en terre (oct.-janvier) et de la récolte (mi-juillet), ce qui permet aux femmes de participer à la récolte mais aussi de se consacrer au babaçu durant la saison sèche, tandis que les hommes préparent la terre ou s’emploient chez les fazendeiros.

Figure 1 : Calendrier agroextractiviste

L

A CASSE DU BABAÇU ET L

EXTRACTION DE L

AMANDE

De tous les usages possibles du palmier de babaçu, l’extraction de l’amande est l’activité la plus emblématique, d’une part car c’est elle qui a la plus grande réalité commerciale, mais aussi parce qu’elle repose sur une technique de casse spécifique. L’amande extraite de la noix est transformée en huile par les usines locales, dont l’approvisionnement dépend de l’effort de collecte et de casse des familles rurales.

La collecte et la casse de la noix de babaçu peut se réaliser de diverses façons, qui peuvent impliquer les hommes mais demeure généralement l’apanage des femmes et des enfants, qui accompagnent leurs mères à partir de 6 ou 7 ans. Seules ou en groupe, ces activités s’effectuent en complément des activités domestiques, les noix sont collectées dans les champs puis cassées sur place ou ramenées à la maison. La casse de l’amande est aujourd’hui encore essentiellement manuelle, qui s’effectue assise à même le sol., dans une position caractéristique des jambes : l’une tendue, l’autre est recourbée pour soutenir la hache, dont le tranchant est orienté vers le haut (photo n° 4). La noix est posée sur le fil de la hache, et y est frappée de façon répétitive à l’aide d’un gourdin en bois. La noix est cassée en huit, les coups se font plus ou moins forts selon l’objectif : casser la noix ou dégager l’amande. Outre la dextérité et la force, les femmes doivent également acquérir la connaissance des fruits et des palmiers, afin de reconnaître les noix les mieux adaptées aux usages : une noix contenant des grosses amandes est souvent pauvre en mésocarpe (et vice-versa), une noix sèche contient des larves, mais son amande se décolle mieux… C’est toute une « culture technique » qui se matérialise par ces gestes périlleux. Une casseuse moyenne va extraire 4 à 7 kilos d’amandes par jour, ce qui équivaut à ouvrir entre 260 et 460 noix.

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b. L’empreinte du babaçu dans l’économie domestique et la vie quotidienne

L’extraction des amandes s’effectue selon un système extrêmement rudimentaire de collecte commerciale. Quand le caboclo a besoin d’argent, il pénètre dans la forêt de babaçu, ou y envoie sa femme, pour regrouper des noix. Il les amoncelle devant son habitation, où les femmes et les enfants en effectuent la casse. Pour cela, ils utilisent une hache qu’ils maintiennent avec les jambes, la lame tournée vers le haut ; tandis qu’une main manœuvre la noix, en même temps, l’autre assène de forts coups avec un morceau de bois. Une fois réunie la production du jour, les caboclos vont la vendre dans le commerce le plus proche. S’ils travaillent comme métayers ou salariés, ils sont contraints de vendre leur production d’amande au propriétaire de la terre. *…+ Le commerçant local, à son tour, revend les amandes aux entreprises de São Luis, Parnaíba ou Teresina, qui viennent chercher la marchandise en camion

(Valverde, 1957 : 387).

Bien que cette activité demeure secondaire dans l’ordre des priorités, l’apport monétaire provenant du babaçu est conséquent et s’avère essentiel, bien que plus d’importance soit accordée aux activités agricoles aussi bien dans le temps consacré que dans la hiérarchie des activités. Néanmoins, le babaçu joue alors un rôle primordial de régulateur des revenus familiaux : une mauvaise récolte peut être compensée en consacrant plus de temps au travail du babaçu, dans la mesure où la vente de l’amande génère un revenu monétaire immédiat permettant de pallier aux nécessités quotidiennes. Dans d’autres cas, l’achat de médicaments, ou une dépense imprévue peuvent être supportée grâce à la vente du babaçu.

Dans les années quatre-vingts, une enquête systématique par questionnaires conduite par Peter May (1990) a permis de mettre de caractériser la relation de dépendance existant entre les pratiques agricoles et le niveau économique des familles. Le constat est très instructif : le volume des amandes de babaçu dans les revenus familiaux est intimement lié au niveau du revenu provenant des autres activités. Plus le revenu familial est modeste, plus le revenu extrait du babaçu acquiert une importance relative. En d’autres termes, la vente des amandes revêt une importance croissante à mesure que la pauvreté avance ; la dépendance au revenu du babaçu traduit la vulnérabilité des familles. Vice-versa : plus d’autres options de revenus surgissent, moins les familles seront dépendantes du babaçu. Sans doute possible, cette relation vérifiée dans le Maranhão rural des années quatre-vingts était déjà vraie chez les paysans depuis au moins les années cinquante.

A part le babaçu, seul l’emploi salarié peut jouer ce rôle de « compensateur ». Sans cette ressource, les faiblesses agricoles (liées par exemple à la sécheresse) se soldent par une plus grande dépendance aux propriétaires et aux commerçants, ainsi que par un surcroît de migration (de longue durée et/ou pendulaire). En ce sens, l’association des activités agricoles et extractives est entendu comme un « mode naturel de défense » pour l’agriculteur contre les diverses pressions extérieures dont il fait l’objet (Droulers, 1978). Le travail du babaçu s’impose alors comm une condition de la sécurité et de la permanence des producteurs dans leur région d’habitation (May, 1990 ; Anderson et al., 1991).

En dépit d’une commercialisation irrégulière, dans ce monde rural, la prédominance du babaçu dans la vie quotidienne est avérée, aussi bien dans l’organisation et la réalisation des activités que dans l’alimentation, les loisirs, les paysages. Le babaçu accompagne véritablement les familles et participe à la formation d’une culture domestique. Les multiples usages du babaçu contribuent à assurer une forme d’autosuffisance aux familles, participant dans tous les domaines : alimentaires, combustible, matériel de construction, rations animales, etc.

L’étude de May (1990) a permis de recenser 38 usages domestiques (64 en incluant la transformation industrielle) (dont les plus courants sont illustrés par les photos ci-après). En effet, l’expression populaire veut que « du babaçu, rien ne se perd » [do babaçu, tudo se aproveita] : les troncs et les feuillages sont utilisés dans la construction d’habitations, de clôtures, ainsi que dans la fabrication d’artisanat domestique et artistique (paniers, chapeaux, nattes, etc.). Les fruits sont comestibles après transformation : on en extrait la farine de mésocarpe, complément alimentaire infantile ; l’amande extraite manuellement, pilée, produit un lait utilisé pour la cuisine des viandes et poissons ; torréfiée, elle fournit une huile de cuisson, qui est également utilisée dans la fabrication de savon et savonnettes. Les coques des fruits sont transformées en charbon végétal, d’une teneur en carbone supérieure aux combustibles ligneux.

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2. Images paradaxoles : une nature idéalisée,