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CINQUANTE ANS APRES LA MIGRATION

C. D EUX TYPES DE MIGRATIONS COMPLEMENTAIRES

2. La mobilité d’opportunités

Selon Becker (1986) la mobilité du travail est une stratégie contenue, implicitement ou explicitement, dans toutes les politiques de l’Etat, visant à produire un marché régional de main-d’œuvre. Après avoir attiré les migrants,

la mobilité est la solution qui s’impose pour résoudre la contradiction entre les nécessités d’attirer la main-d’œuvre sans lui accorder légalement la terre, et la nécessité de donner de la terre pour obtenir une production alimentaire et atténuer les tensions sociales ( : 305).

De fait, notre échantillon se scinde en deux groupes : en parallèle de notre population qui, bien qu’attachée au municipe est demeurée mobile, une autre fraction de la population est demeurée mobile hors du municipe : 21,05% d’entre eux en sont sortis une fois, 5,26% deux et 1,32% quatre fois. Ainsi, bien que l’entrée dans le municipe de résidence actuel ait été précoce, elle n’est pas systématiquement définitive. Sur ce point, le biais du questionnaire Ebimaz (n’avoir dans l’échantillon que ceux qui sont restés) peut être détourné et être utilisé pour montrer que toute migration n’est pas définitive : après avoir séjourné dans le municipe, voire dans la localité

d’enquête, certains de nos enquêtés, ont effectué d’autres étapes migratoires puis sont revenus sur place. On constate que ce sont essentiellement les générations les plus anciennes qui ont connu la plus forte mobilité hors du municipe après y être entrés. A nouveau, le recours à l’entretien biographique nous a permis de mieux caractériser ce phénomène spécifique de migration « aller-retour » : les populations connaissant les conditions de vie les plus précaires (difficultés agricoles, baisses des rendements, absence emploi) demeurent extrêmement mobiles, et réceptives à l’émergence d’opportunités de travail. Les hommes partent à la recherche d’emplois pour compléter leur revenus ou de meilleures conditions de vie, tandis que les épouses restent sur place avec les enfants. Ainsi, les femmes (et dans une moindre mesure la famille élargie) jouent le rôle de point d’ancrage dans une région, tandis que les hommes, tout en gagnant un complément de revenu, assument le rôle « d’explorateurs ». Le retour sur place ou la décision d’une nouvelle migration sera fonction des conditions observées sur le lieu de destination.

Ces migrations concernent essentiellement les départs vers les garimpos (sur la carte, on visualisera en 1982 et 1987 les migrations vers Curionópolis liées à la Serra Pelada), les chantiers de l’usine hydroélectrique de Tucuruí, mais aussi vers de nouveaux fronts pionniers (Anapu, Goianésia do Pará, Tucumã). Il est donc logique que ce phénomène concerne majoritairement la génération la plus âgée, puisqu’elle est présente sur place depuis plus longtemps, elle a donc potentiellement eu plus le temps de repartir et de revenir.

D. L’INFLUENCE DE LA RESEX SUR LA MOBILITE LOCALE

En 1991, le municipe d’Imperatriz compte 433 000 habitants, dont 62% réside dans les zones urbaines. Entre 1950 et 1981, les démembrements successifs (Montes Altos, João Lisboa, Açailândia) ont fait passer la superficie municipale de 21 814 km² à 6 941 km². Entre 1991 et 1997, dans une dynamique de démembrement similaire à celle que connaît l’ensemble des régions du Brésil54 (Favero, 2004), Imperatriz est morcelée en dix municipes55, parmi lesquels Cidelândia (carte n° 18). On peut observer que la création de nouveaux municipes est toujours en déphasage avec le pic de croissance de la population : durant la période de principale croissance démographique (1950-1970), les découpages ont été minimes, et aucun n’a eu lieu entre 1970 et 1980. De fait, au Brésil, les facteurs démographiques ne sont pas les seuls éléments explicatifs du processus de division municipale : le contexte politique de démocratisation, la recherche d’une meilleure gouvernance au niveau local ainsi que la consolidation d’une société diversifiée expliquent ces phénomènes (Broggio et Droulers, 2006).

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Conséquence de la nouvelle Constitution de 1988, le Brésil a connu une vague de démembrements municipaux entre 1991 et 1997, lorsque la compétence du choix des critères de définition pour la création, incorporation et démembrements de municipes a été décentralisé au niveau des gouvernements des Etats fédérés (Favero, 2004). Durant cette période, 1 016 nouveaux municipes ont été créés au Brésil, dont 87 au Maranhão. Cet Etat en comptait 72 en 1950, 91 en 1960, 130 en 1970 et 216 en 1997.

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Vila Nova dos Martírios, São Pedro da Água Branca, Cidelândia, São Francisco do Brejão, Senador La Rocque, Davinópolis, Buritirana, Governador Edison Lobão, Ribamar Fiquene. La création de nouveaux municipes est souvent l’occasion d’un changement de toponyme, rendant des hommages immérités à des politiciens locaux, parfois encore en exercice. Les noms en italiques dans la liste qui précède en sont des exemples.

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

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Carte 18 : Démembrement du municipe d’Imperatriz (1950-2008)

Dans chaque nouveau municipe, de nouveaux leaders politiques s’imposent : parfois fils de migrants qui ont prospéré, entrepreneurs pragmatiques ou militants charismatiques. Dans le cas de la nouvelle municipalité de Cidelândia, les deux premiers mandats ont été gagnés par des

fazendeiros locaux, arrivés dans la région

dans les années soixante, l’un du Minas Gerais, l’autre du Ceará. Ils se sont enrichis, étendant progressivement leurs domaines en rachetant les terres voisines des petits propriétaires (Droulers et Nasuti, 2009). Depuis les années soixante-dix, l’élevage bovin s’impose dans la région comme l’activité de référence entraînant, à la suite des brûlis des agriculteurs, le déboisement presque total de la forêt.

C’est pourtant dans cet environnement que le Ministère de l’Environnement a décidé de promouvoir localement les cultures et les populations traditionnelles, en créant une aire protégée d’usage durable. Le 20 mai 1992, la réserve extractiviste de Ciriaco est créée. A cette date, 71% de notre échantillon réside dans le municipe d’enquête.

En effet, au niveau du municipe de Cidelândia, on se retrouve alors avec trois ensembles de population, localisés dans le périmètre officiel, au sein desquels les communautés au cœur du dispositif (Ciriaco, Olimpio, Castanhal, Alto Bonito) ; des communautés potentiellement intégrables (São Francisco, Domingão) ; des communautés non concernées par le dispositif (Curimatã, São João do Andirobal).

Entre 1992 et 2002, le projet est immobilisé, et ne se concrétise par aucune mesure officielle. De fait, il est difficile à cette période d’établir une relation entre le décret de création de la résex et les arrivées dans la localité. Cette relation devient évidente à partir de 2002, date à laquelle l’expropriation et le transfert de l’usufruit de la terre aux habitants locaux [concessão real de uso] sera rendu effectif (graphique n° 8).

Graphique 8 : Dates et nombre d’arrivées dans le municipe de Cidel}ndia et dans la localité de résidence { la date de l’enquête (1957-2007)

Sur ce graphique, la ligne bleue correspond à l’arrivée des migrants dans le municipe. On observe deux pics, en 1973 et 1977, liés à l’avancée de la frontière agricole, puis un autre en 1986, que l’on peut rapprocher de l’opération de régularisation foncière menée par le Getat. La ligne rouge recense les arrivées dans la localité d’enquête, qui a connu un sursaut entre 2002 et 2004, ce qui correspond aux années durant lesquelles des lots ont été découpés et distribués aux habitants.

Au niveau des villages, le transfert de population se traduit par un double mouvement (carte n° 19). D’une part, on observe un déplacement provenant d’habitants des villages non intégrés par le projet (São Francisco, Domingão, Curimatã, São João do Andirobal) vers les villages au cœur du dispositif. Ce déplacement de population est directement lié à la mise en place du projet de développement durable en question, dont les perspectives foncières ont attiré un type de public spécifique : non propriétaire, résidant à proximité (rayon de

20 kms), encore mobile et en attente d’opportunités, ces habitants n’ont pas hésité à transférer leur résidence lorsqu’ils ont eu connaissance de l’opportunité d’accéder à une terre. Selon un rapport technique rédigé à l’époque de l’indemnisation de la zone expropriée, des 146 premières familles inscrites au cadastre de la résex, 136 avaient le statut de morador, ce qui signifie qu’elles vivaient et cultivaient sur des terres appartenant à autrui, pour lesquelles elles versent un loyer en nature (% annuel de la production agricole) (GF Consultores, 2002).

D’autre part, on observe un déplacement à l’intérieur même de la zone cœur, en provenance des villages secondaires (Olimpio, Castanhal) en direction du village principal (Ciriaco), qui polarise la population et

accentue le déclin des centros adjacents de moindre envegure. Ce transfert de populations entre

centros est lui aussi directement lié à la mise en place du projet, qui concentre les infrastructures

(écoles, noyaux de peuplement, postes de santé) dans le lieu de référence principal. En ce sens, si l’on peut dire que le projet a renforcé un de ces centres, on peut aussi affirmer que celui-ci a pu en recevoir le bénéfice parce qu’il y déjà existait un noyau de peuplement consolidé, avec des structures en place, qui a pu accueillir les bases de ce projet et lui permettre de s’implanter localement.

Au niveau local, on réussit ainsi à observer les déplacements de population que l’on ne pouvait pas voir à une échelle supérieure. On constate alors qu’une dynamique migratoire est liée au projet de réserve extractiviste, mais que celle-ci prend la suite d’autres dynamiques (agricoles, naturelles), qui avaient elles aussi fait évoluer la structure locale du peuplement (création, apparition et déplacements des centres de référence). De fait, et bien que notre population d’enquête soit composée d’individus solidement installés dans la région, en tant que modalité foncière, la mise en place du projet de réserve extractiviste a effectivement exercé une influence, mais de faible amplitude, sur un public local attiré par l’opportunité de distribution des terres.

Peut-on y voir une opportunité pour le développement durable, permettant ainsi, en offrant l’accès à la terre, de s’offrir un public captif ? Pour le moins, cet exemple indique que l’accès à la terre s’avère sans aucun doute une variable de négociation précieuse pour promouvoir les principes de la Carte 19 : Localisation des enquêtés dans le municipe de Cidelândia en 2002

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durabilité auprès d’un public adapté aux réalités locales. De plus, puisqu’il s’agit d’un mouvement spontané, cela traduit que ce public est demandeur, ce qui laisse supposer qu’il sera enclin à respecter les termes de la négociation pour conserver la terre.

II. III TRAJECTOIRES ET STRATEGIES INDIVIDUELLES

Inclus dans la méthodologie Duramaz, le questionnaire socio-économique Familia et Moradia pose une question très ouverte : « Pouvez-vous définir ce qu’est le développement durable ? » Emergent alors un éventail de réponses, parmi lesquelles les traditionnelles « nourrir la famille » [sustentar a

familia]56 combinée à « préserver la nature » [preservar a natureza]. Néanmoins, deux modalités de réponse parmi les 14 évoquées spontanément, retiennent l’attention : l’une, très faible (4%), fait référence à la durabilité comme une perspective requérant la « stabilité dans le temps »; l’autre définit le développement durable comme la possibilité de « vivre de ce dont on dispose sur place / ne pas être obligé de partir » (15,5%).

C’est par ces termes que la question de la stabilisation est exprimée, par la possibilité de demeurer sur place, sans être poussé à la migration, ici évoquée comme une contrainte. Cet élément de définition du développement durable fait écho à la notion de durabilité du peuplement, que l’on peut définir comme la capacité à demeurer sur le lieu de résidence, réussir à vivre des ressources qui y sont produites, y éduquer ses enfants et envisager leur futur sur place . En ce sens, le fait que cette idée soit évoquée spontanément traduit tout d’abord l’importance que peut avoir l’idée de la stabilité dans l’expression d’un idéal de vie. On peut ensuite espérer, puisque nous avons constaté que les définitions du développement durable que nous avons obtenues sont souvent très pragmatiques, et basées sur une réalité vécue, que celles-ci reflètent le fait que certains des objectifs déterminant la décision de migration ont été atteints. Pour certains il s’agit d’un accès à la terre, pour d’autres c’est la sécurité alimentaire de la famille qui sont soulignés à travers cet aspect. Aujourd’hui, les paysans rencontrés à Ciriaco sont considérés comme des agriculteurs stabilisés, pour qui on serait tenté de supposer que le parcours migratoire est arrivé à son terme. En effet, la migration liée à la recherche de la terre devrait être révolue ; le modèle de durabilité économique qui sous-tend la résex est supposé fonctionner. Mais le modèle de la résex permet-il de répondre pleinement aux aspirations des jeunes générations ?

On posera alors simplement la question suivante : les perspectives ouvertes par la réserve extractiviste ont-elles permis d’influencer la tendance à la migration pour la génération des bénéficiaires ? Pour celle de leurs enfants ? Peut-on observer une différence entre les comportements migratoires des jeunes et ceux de la première génération des habitants de Ciriaco, dont les migrations ont construit la région ?

Pour répondre à cette question, nous proposons de revenir sur quelques trajectoires de vie, que nous avons considérées comme exemplaires. Sans chercher à construire des typologies de parcours migratoires, nous avons identifié certains comportements dont nous allons tenter de déchiffrer la configuration : quels mobiles encouragent à la migration ? Quels types de mécanismes en sous-tendent l’organisation matérielle ? Peut-on distinguer des profils de migrants ? Et finalement, aujourd’hui alors que la « frontière agricole est fermée », que recherche-t-on à travers la migration ?

56 Sens équivoque lié à la proximité entre « sustentável » (durable) et « sustentar » (nourrir, de la même racine que sustenter)

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A. DES PARCOURS CIRCULAIRES AUTOUR DUN POINT DANCRAGE

En Amazonie orientale, les mouvements de la première génération de migrants, qui ont débuté à la fin des années cinquante, sont considérés essentiellement comme étant des transferts de résidence, menés par des paysans nordestins occupant progressivement les fronts pionniers, à la recherche de terres agricoles. La description de la trajectoire de la famille Colodino a été présentée comme un exemple emblématique.

Cette quête, qui fait écho à une période spécifique – l’ouverture des terres amazoniennes – a caractérisé les mouvements d’une génération, dont le référentiel était presque exclusivement rural et agricole. On imagine alors pour cette génération des parcours linéaires qui seraient guidés par cet objectif spécifique et marqués par une avancée continue vers l’ouest. Le parcours de Valdete (carte n° 21), parti adulte de l’est maranhense, qui s’est stabilisé dès lors qu’il a trouvé une terre à travailler, semble inspirer la logique. Que penser alors des autres parcours, dont la variété des trajectoires fait naître l’impression

d’un mouvement brownien, autrement dit sans règles apparentes (Morice, 1993 : 350) ?

Par exemple, et bien qu’il semble plus décousu, le parcours de Zé Claro (carte n° 20) répond pourtant exactement à cette même logique foncière : du Piauí aux berges du Tocantins, les avancées se sont faites par à coups, d’abord vers le Médio Mearim avec ses parents, puis seul en tant qu’adulte vers la pré-Amazonie, où il s’établit et vit de la terre avec son épouse. Stabilisé, il effectue à deux reprises de longs séjours dans des placers aurifères, au Venezuela, mais surtout à la Serra Pelada où il passe huit ans avant de reprendre sa vie d’agriculteur. Zé Claro fait toujours fructifier cette même terre de Viração, ses incursions au garimpo ont toujours été suivies d’un retour au domicile familial.