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Un homme non désirable : les qualités morales du caboclo

Ainsi, c’est à partir de l’observation – et surtout de la critique – de ses techniques de subsistance, que se déduisent les caractéristiques morales et psychiques supposées définir le caboclo. De fait dans le cas du caboclo du babaçu, la reconnaissance de « son indolence mentale » et de son « incapacité à prévoir » exprime tout d’abord les préjugés existants à l’encontre des populations rurales. Dans ce contexte, le genre de vie diversifié et non spécialisé des caboclos maranhenses participe de leur invisibilité, car ils représentent un homme non désirable dans l’environnement du babaçu. Les perspectives d’une économie florissante sont projetées sur la nature, tandis que l’homme rural est entrevu comme un frein.

Bien qu’il s’exprime plus sobrement, Valverde ne contredit guère ces opinions mais néanmoins se montre plus nuancé, reconnaissant que la pauvreté n’est pas simplement le reflet de la nonchalance du caboclo, mais aussi d’une structure économique « dominante, fermée et oppressive ». Le fait que les populations paysannes évoluent dans un contexte d’économie essentiellement informelle, produisant des denrées peu recherchées dans l’ombre d’un patron, a maintenu cette invisibilité. Mais dès lors que le babaçu commence à ouvrir des perspectives lucratives, le producteur devient un centre d’attention, et son genre de vie motif de réprobation.

LE CABOCLO EST TOUJOURS « UN AUTRE »

Alors que sa définition n’est pas complètement figée, deux formes d’utilisation du terme caboclo semblent se distinguer. Ce mot a émergé dans le langage courant pour désigner la population métisse du colon blanc et de l’indien, vivotant de l’agriculture de subsistance.

La littérature académique a tenté de faire du caboclo une catégorie d’analyse neutre et objective, utilisée pour représenter « les sociétés paysannes historiques » (Adams, Murrieta et Neves, 2006). En ce sens, cette définition du caboclo a cherché à se défaire du caractère ethnique pour le lier à un mode de production – le système économique de subsistance – (Droulers, 1978) et à une région géographique, l’Amazonie (Lima, 1999). Cette neutralité recherchée achoppe pourtant sur les multiples connotations qui imprègnent ce nom. En effet, dans le contexte quotidien, le mot caboclo est avant tout un terme péjoratif, dont on peut se servir pour désigner tout individu (même un non rural, même un non indien) mais en induisant l’idée que la personne ainsi caractérisée est d’un statut social inférieur au sien propre. En ce sens, le recours à ce terme est toujours un procédé, conscient ou non, employé dans le but de créer une distance entre le groupe décrit et le descripteur lui-même (Lima, 1999)11. Nugent (1993) avance l’idée que ce terme conserve des significations variées justement parce qu’il est fréquemment utilisé pour nommer un « autre inférieur » dont on veut ostensiblement se distinguer.

Alors que certains cheurcheurs ont, sans succès, essayé de relever la réputation du caboclo, l’usage académique a définitivement réussi à imposer l’idée que cette population était marginalisée socialement et politiquement (Droulers, 1978). Nugent (1993) a développé le concept

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L’auteur donne l’exemple des habitants des villes qui utilisent ce terme pour décrire les populations des campagnes et des berges du fleuve, qui eux-mêmes l’utilisent pour faire référence aux populations indigènes.

« d’invisibilité » pour qualifier la situation de la population cabocla. Selon lui, les « populations rurales historiques de l’Amazonie » sont occultées par deux images très fortes, dans lesquelles elles ne trouve pas leur place : d’une part la persistance de descriptions hyperboliques et romantiques d’une nature incommensurable et d’autre part un imaginaire archétypique de la pureté indigène. Entre les deux se loge le caboclo, et les préjugés qui l’accompagnent. Ce paysan amazonien n’est pas tout à fait un « être de nature » comme l’indien, ni à la hauteur de la modernité ; cet homme misérable et pitoyable représente l’échec de la colonisation, qui n’a pas réussi à installer une paysannerie prospère.

Les sociétés historiques représentent ce que la modernisation doit dépasser. Elles sont perçues comme décadentes, stagnantes, non structurées, elles réifient de diverses façons les sociétés paysannes « arriérées » dont l’incapacité à se ‘développer’ justifie l’intervention technocratique à grande échelle en Amazonie (Nugent, 1993 : 4).

En somme, l’invisibilité du caboclo tient au fait qu’il ne représente pas une image désirable, que l’on préfère cacher par différents idéaux : la modernité, la pureté indigène, la nature prolifique.

Que recouvre l’usage du terme caboclo par les géographes décrivant les paysans maranhenses ? Tout d’abord, comme le précise Andrade (1970), le mot caboclo n’est pas ici utilisé dans le sens ethnique,

faisant référence au mélange du blanc et de l’indien, mais dans le sens ethnologique, culturel, d’usage fréquent dans la région, désignant simplement l’homme pauvre et inculte qui vit à la campagne et vit des l’exploitation des ressources naturelles ( : 75). Le mot caboclo sert donc à désigner un groupe

social fixe, soit un paysannat de type pré-capitaliste, sans organisation sociale liée à la formation de plus-value dans le travail (Sawyer, 1984). Cependant, force est de constater que les auteurs ne s’extraient pas des préjugés de l’usage commun, et qu’ils utilisent ce terme en même temps pour qualifier les attributs de la population décrite. En effet, le caboclo dépeint par Valverde, Andrade et Pereira véhicule toutes les connotations péjoratives qui sont communément accolées à ce terme : indigne de confiance, individualiste, perfide, crédule, indolent...

On retrouve également dans leurs descriptions les caractéristiques de l’invisibilité mise à jour par Nugent : le caractère prodigue de la nature tropicale contraste de façon récurrente avec les attributs piteux des habitants qui la peuplent. Une phrase de Roberto Da Matta peut servir à résumer cette idée : Plus la nature est prodigue, pire est le peuple (DaMatta, 1993 : 122).

LA TRANSFORMATION CULTURELLE

Alors, partant du principe que le genre de vie est le reflet des qualités morales et psychiques du groupe humain qui les pratique, la misère dans laquelle semblent se complaire les caboclos des babaçuais serait le signe d’un homme de qualités morales basses, doté d’une forte puissance d’inertie. Ainsi, l’emploi du terme caboclo s’inscrit en plein dans les représentations du monde rural – retardé et abâtardi – portées alors par certaines franges de l’élite intellectuelle du sud du pays. On considérait alors que l’arriération de cette population des campagnes, qui en plus de la pauvreté s’exprime par la persistance de vices (alcoolisme, prostitution, jeu), devait être combattue par la transformation culturelle et la « rationalisation des genres de vie » (Adas, 2006). Le ton parfois ulcéré d’Andrade lorsqu’il décrit les aspects opportunistes et irréguliers de l’économie cabocla illustrent assez bien ce parti-pris. La volonté de prendre en main les activités économiques du caboclo, particulièrement virulente chez Pereira, s’inscrit bien dans ce cadre de pensée, selon lequel l’organisation du système industriel du babaçu passe nécessairement par la réorganisation de la

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production chez les caboclos, dont un des nombreux défauts est d’ailleurs d’être une population passive. Ainsi renvoyés au statut d’objets, il est d’autant plus justifié que la modernité se charge de structurer leurs activités. C’est par ce biais que cette population sortira de sa condition de « marginalité », qu’elle sera intégrée au développement régional et deviendra visible.

Pourtant, bien que l’on puisse être choqué par les termes avec lesquels la population rurale est dépeinte, il est néanmoins vrai que le Maranhão présente des taux d’analphabétisme largement supérieurs à la moyenne nationale : en 1960, 70% de la population maranhense ne sait ni lire ni écrire, alors que la moyenne nationale est à 40% (Meireles, 1980).

A l’époque, les experts du babaçu ont préconisé de réorganiser le peuplement du Maranhão comme moyen pour améliorer les conditions de vie des caboclos (Brasil, 1952 ; Pereira, 1975). Ils envisagaient que, par ce biais, la production d’amandes pourrait s’intensifier à des coûts raisonnables grâce à l’installation de petits colons sur les terres publiques (Brasil, 1952 ; Valverde, 1957)12. En ce sens, l’accession à la propriété est envisagée comme une solution parfaite de cette « transformation culturelle », passant par la fixation de l’homme à la terre. Outre que l’accession à la propriété servirait de garantie à l’extraction du babaçu (qui en serait un moyen de paiement), le fait de conférer une responsabilité au caboclo, celle d’être « le maître du paysage de son lot » semblait une formule prometteuse pour qu’il s’investisse docilement dans ce travail et se l’approprie naturellement (Valverde, 1957). Outre l’engagement de production, l’homme assumerait une autre fonction, tout aussi essentielle, dans le cycle du babaçu : il serait en charge de la gestion forestière. Son action permettrait d’améliorer la productivité des palmeraies en « disciplinant la forêt », selon un principe de coupe sélective.

En somme, cette « stabilisation du peuplement » aurait une double vertu : garantir une terre pour

l’homme et de l’espace pour le végétal (Brasil, 1952 : 11). De quoi occuper l’espace et les hommes (à

quelque chose d’utile).

*

Aini, les caboclos du babaçu ne maîtrisent pas les termes employés pour se nommer eux-mêmes.

Les caboclos, soit les petits producteurs amazoniens, n’ont pas d’identité collective, ni un terme alternatif pour se désigner. [...] La seule catégorie d’autodénomination communément employée par toute la population rurale est celle de “pauvre” (Lima, 1999 : 8).

Rappelons que la nomination de soi ou d’autrui est une forme d’exercice du pouvoir (Bourdieu, 2001 : 26). Le fait que l’on fasse référence aux caboclos à partir d’un terme exclusivement utilisé pour désigner autrui (et pour souligner son infériorité) renforce cette idée de domination.

En ce sens, l’emploi de ce terme permet de désigner un groupe construit virtuellement en fonction d’attributs communs, mais qui n’existe pas réellement en tant que groupe social. L’ensemble humain désigné par le terme caboclo ne partage aucune dimension identitaire ou associative liée au fait qu’il possède un genre de vie similaire. Ainsi, l’invisibilité de cette population découle de cette absence de cohésion. Mais l’invisibilité peut également être entendue comme l’expression du préjugé, qui cherche à transformer un homme peu désirable, que l’on cherche à faire disparaître en tant que tel, en le modelant de manière à ce qu’il adopte un genre de vie moins déplorable.

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Les premiers projets prévoyaient d’installer en 5 ans 9 000 familles « provenant du Ceará et des Etats voisins » sur des lots de 10ha. Au terme de la cinquième année, la production de babaçu devrait avoir doublé par rapport à 1952.

I. II TERRE DES MAITRES, MAINMISE SUR LE BABAÇU

Au début des années cinquante, le peuplement du Maranhão est structuré de façon relativement déséquilibrée : la population se concentre en îlots en bordure des fleuves dans la portion nord et nord-est de l’Etat. Selon une estimation de la mission diocésaine, environ deux tiers du territoire

maranhense est inoccupé et appartiennent encore à l’Etat. Selon eux, les densités relevées

(5 hommes au kilomètre carré) pourraient aisément quadrupler tout en ayant encore la capacité de nourrir les hommes du Maranhão rural (Delgado : 1958).

Cet état de fait s’explique d’une part par la présence du massif forestier, mais aussi par un réseau de communication défaillant : le réseau fluvial est de qualité « exécrable », le réseau routier, fragmentaire. Mais petit à petit, cette immensité de terres libres, mal connue des pouvoirs publics, perçue par les agriculteurs comme une contrée chimérique, est envisagée comme une terre d’accueil accessible.

A. NOUVELLE CONFIGURATION DE LESPACE MARANHENSE

Dans le but de ré-enclencher une « dynamique du développement », le Gouvernement fédéral et le Gouvernement de l’Etat du Maranhão perçoivent que la planification se construit par la combinaison de politiques publiques de plusieurs ordres, articulant la colonisation, l’industrialisation régionale, la construction et l’amélioration des infrastructures de transports, ainsi que la lutte contre la pauvreté rurale. A cette époque, c’est autour du babaçu et des perspectives soulevées par son industrialisation que se cristallise l’organisation d’une politique de développement régional ambitieuse, visant à

épauler les régions semi-arides, *ainsi qu’+à la valorisation de l’Amazonie et à l’exploration de la vallée du São Francisco (Brasil, 1952). Dans cet objectif, le Président Getúlio plaide en faveur de la

création d’un Institut National du Babaçu, qui serait dans un premier temps dédié spécifiquement à la résolution des difficultés liées à l’industrialisation du babaçu, puis évoluerait vers une structure de développement régional. La ville de São Luis, nouvelle capitale régionale grâce à sa ressource emblématique, a ainsi accueilli le siège de l’Institut de 1953 à 1970 (Brasil, 1952 ; Vargas, 1953). En parallèle, entre 1957 et 1970, divers secrétariats (Infrastructures et Transports, Colonisation et développement rural, Agriculture) sont créés au sein du gouvernement de l’Etat du Maranhão pour soutenir l’effort de développement. En 1975, 4500 kilomètres de routes avaient été ouvertes, dont 530 étaient alors asphaltés (Meireles, 1980).

Au fur et à mesure que de nouveaux axes de communication sont inaugurés, la population se diffuse vers l’Ouest. Dans la portion sud de l’Etat, on dit que la route Grajaú-Imperatriz, inaugurée en 1953, a ouvert les « Portes du Nordeste » mais ce sont principalement les travaux de la route Belém-Brasília (BR-010) en 1958 qui représentent l’événement majeur dans le peuplement et la croissance du Maranhão du Sud.

Ces voies de communication sont à l’origine d’un mouvement de population qui a complètement modifié la physionomie de l’Etat, d’un point de vue social, économique, et écologique. Deux types de flux coexistent : aux installations de colons encadrées par les actions du gouvernement viennent se greffer une quantité considérable de déplacements spontanés émanant d’un public d’agriculteurs à la recherche de terres agricoles.

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1. L’occupation des terres libres

Deux phénomènes principaux ont concuru à la restructuration de l’espace maranhense : l’amélioration du réseau routier dont les axes ont orienté la réorganisation du peuplement. D’une manière générale, entre 1950 et 1980, ce processus d’occupation des terres s’observe au niveau des densités, qui ont été multipliées par trois depuis 1950 (7,61 hab./km² en 1960 ; 12,33 hab./km² en 1980).

En parallèle, grâce à la multiplication des axes de communaication, l’espace économique s’élargit, les centres de commercialisation se diversifient. Le Maranhão connait alors un important processus d’urbanisation : le nombre de villes de plus de 10 000 hab. a doublé, et bien que l’exode rural soit important, en 1980, la population rurale reste encore prédominante (68,59%, soit 2,7 millions de personnes).

La carte n° 4 synthétise les effets de ces phénomènes sur la configuration de l’espace maranhense.