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Repères théoriques et méthodologiques

1.3 Synthèse des aspects théoriques

Ancrée dans le champ pluridisciplinaire des sciences de l’information et de la communication, cette thèse explore et soumet des pistes pour un cadre d’analyse collaboratif en sémiotique sociale. Co-construite avec Alexandra Saemmer, la méthodologie se situe dans la filiation de ses travaux sur les « figures de la lecture » du texte numérique (SAEMMER, 2015a) et empruntent des concepts et des méthodologies aux

esthétiques de la réception (JAUSS,2010[1972-1978] ;ISER, 1995 [1976]), à la pragmatique

de Peirce (1978) et à la sémio-pragmatique des écrits d’écran (SOUCHIER, JEANNERET,

2005). Son champ théorique est élargi à des méthodologies inspirées par les cultural studies (HALL, 1994 ; MORLEY, 1999) et certains apports de l’économie politique de la

communication (notamment BOUQUILLION, 2008).

Ce cadre d’analyse espère tout d’abord échapper à une vision immanentiste de la sémiotique en articulant les signes à leurs contextes empiriques de production et de réception. Prenant au pied de la lettre la théorie des interprétants (PEIRCE, 1978),

la question des points de vue guide la démarche générale afin de mettre en évidence les processus transactionnels de la signification : nous confronterons nos interprétations individuelles à celles d’une communauté de concepteurs (et de récepteurs pour l’application Edward Hopper). Les « figures de la lecture » sont ainsi conçues comme des figures dynamiques, résultant d’une négociation entre différents points de vue plus ou moins conflictuels ou consensuels.

Si les pratiques des interprètes sociaux s’inscrivent dans des processus qui ne sont jamais certains, nous postulons qu’il existe des interprétants plus légitimes que d’autres à des périodes données qui portent « le flambeau de vérité » (ECO, 1988, p. 252) :

préexistants à l’acte de réception empirique, ils bordent les limites de l’interprétation. Nous les avons sondés par des techniques d’entretiens et répertoriés dans un lexique des « interprétants collectifs » (BOUTAUD, VERON, 2007) (PARTIE III). Celui-ci recense les

représentations, habitudes et normes sociales les plus répandues chez les concepteurs au sujet du dispositif de communication « tablette iPad », des livres de fiction enrichis et des catalogues d’exposition numériques.

Par ailleurs, notre cadre d’analyse souhaite aussi aller au-delà d’une « prétention sociologique » qui se contente de « témoigner de ce que les gens font réellement » (JEANNERET, 2007b [en ligne]). Tout en affirmant que l’interprétation résulte toujours

individuelle, nous nous préservons d’une vision trop polysémique du texte en postulant que « tout message comporte des éléments directifs de clôture du sens, bien qu’il puisse susciter des interprétations diverses en fonction d’associations liées au contexte » (MORLEY, 1993, p. 159). Nous identifierons par une lecture exhaustive les spécificités

sémiotiques et rhétoriques des artefacts du corpus selon l’hypothèse que certaines modélisations de pratiques échappent aux concepteurs et aux récepteurs.

Si nous utilisons l’expression de « modélisation de pratiques » pour souligner les limites imposées à l’interprétation par la matérialité des textes, nous mobilisons également le concept de « lecture préférentielle » (HALL, 1994 [1973]), afin d’insister sur leur caractère

parfois idéologique et stratégique, s’expliquant notamment par l’appartenance de notre objet d’étude au secteur des industries culturelles. Nous désignons par « lectures préférentielles » certaines modélisations de pratiques au caractère plus contraignant ou porteuses d’« un très faible degré d’ambiguïté » (MORLEY, 1993, p. 34). Si le concept a été

discuté pour sa connotation politiquement orientée, nous expérimenterons sa pertinence sur un artefact culturel qui cristallise certains rapports de force entre industries des dispositifs et industries culturelles. Nous montrerons notamment comment les lectures préférentielles se nouent autour de normes sociales, incarnées dans les formes et les figures des artefacts, et chercherons à en souligner les imbrications. La dialectique entre « figures de la lecture du dispositif » et « figures de la lecture de l’artefact » permet ainsi d’interroger « la rencontre entre les conditions de la communication telles que les dispositifs la définissent et la culture des sujets qui produisent le jugement, collectivement et individuellement » (JEANNERET, 2014, p. 697).

Les figures de la lecture du livre numérique et de son dispositif sont donc avant tout des figures « dialogiques », socialement négociées, qui confrontent différentes perspectives et font collaborer plusieurs niveaux d’analyse. Elles mettent en relief les oscillations de la sémiose, liées à la récurrence d’interprétants « hégémoniques » incorporés sous la forme de conventions, d’habitudes et de représentations sociales et la fragilité de cet accord lorsque la confrontation à l’artefact provoque le doute, le vacillement et l’émergence de nouvelles significations. Elles sont aussi « dialectiques », car elles cherchent à appréhender « les faits sociaux dans ce qu’ils ont de dynamique et de contradictoire » (GRANJON, 2013, p. 25).

Nous insistons dès lors sur la diversité de ces champs de tension : entre les concepteurs eux-mêmes dont les représentations peuvent diverger au sein d’une même communauté d’interprétation ; entre les récepteurs qui, d’un focus group à l’autre, n’émettent pas toujours les mêmes interprétations ; entre les concepteurs et les récepteurs qui ne se

situent pas au même niveau de la chaîne communicationnelle ; entre les interprétations que nous effectuons à partir du texte et celles des concepteurs et des récepteurs ; ou, enfin, entre les interprétations individuelles d’Alexandra Saemmer et moi-même sur l’application

Edward Hopper. Nous prêterons attention non seulement aux régularités consensuelles,

mais aussi aux divergences, aux écarts et aux failles révélées par l’analyse de la matérialité des artefacts et par les dissensus au sein des communautés interprétatives. Fabien Granjon (2012, p. 15) insiste sur l’importance d’une sociologie critique portant le même degré d’attention à « la part d’autonomie des sujets dans sa dialectique avec les macro-structures qui charpentent les rapports sociaux ». De même, il nous paraît judicieux d’accorder au texte une part d’autonomie dans sa dialectique avec des structures de sens qui cherchent à l’orienter. Nous faisons ainsi l’hypothèse que certains points de vue convergeront de manière spontanée, tandis que d’autres seront relancés par les limites matérielles inédites des artefacts.

Pour retracer l’émergence de ces champs de tension, nous avons adopté une présentation « pédagogique » qui expose pas à pas chacune des briques ayant permis de construire la méthode et le vocabulaire.

La partie II intitulée « Conditions de la production et représentations des pratiques » présente les résultats de notre terrain d’enquête auprès des instances

concrètes de production. Les analyses de discours sont réparties dans des catégories qui se sont dessinées au fur et à mesure des entretiens. Largement développée, cette partie explicite la méthodologie d’enquête et prend le temps de détailler les principaux résultats, en confrontant les verbatims de concepteurs aux discours d’accompagnement sur le numérique et au contexte socio-économique de production. Si elle apporte des informations originales sur les attentes, espoirs et imaginaires de concepteurs sur un objet encore peu étudié, elle dessine aussi les premiers jalons d’un lexique pour les « interprétants de la conception ». Ceux-ci sont indiqués au fur et à mesure dans des encadrés.

La partie III présente le lexique des « interprétants collectifs de la conception ». Élaboré à partir de l’étude empirique des instances de production, il est mis

en regard de certaines normes sociales répandues sur la tablette, le livre et la lecture numériques. Cette partie joue le rôle de passerelle épistémologique, faisant le lien entre l’étude des discours et les analyses d’artefacts.

La partie IV intitulée « Figures de la lecture de la tablette iPad et du livre numérique enrichi Le Horla » met en avant deux études de cas spécifiquement

renseignées par les interprétants de la conception. La première est une analyse exploratoire des formes et des figures de la tablette iPad : nous tentons d’y faire converger nos propres interprétations avec celles des concepteurs, en soumettant à un examen critique les lectures préférentielles que nous détectons. La deuxième étude de cas, spécifiquement renseignée par les interprétants de la conception, propose une application du cadre d’analyse sur le conte fantastique enrichi Le Horla au format ePub3.

La partie V intitulée « De la production à la réception. Figures de la lecture du catalogue d’exposition numérique Edward Hopper, d’une fenêtre à l’autre »

propose une étude complète de la conception à la réception de cette application muséale. Cette étude s’est effectuée de manière collective. D’une part, l’analyse de l’artefact a été réalisée avec Alexandra Saemmer : nous avons confronté nos interprétations réciproques avec celles des concepteurs pour parvenir à un premier consensus autour d’un vocabulaire des unités éditoriales et figures textuelles de l’application22. D’autre part, l’étude en réception qui relance nos hypothèses a été menée grâce à l’implication des chercheuses de la Bibliothèque publique d’information, Agnès Camus et Muriel Amar.

La synthèse propose une négociation sémiotique « finale » (néanmoins

momentanée) entre ces différentes communautés d’interprétation et ouvre sur des perspectives d’applications pédagogiques et d’élargissements méthodologiques.

22 Je propose, en annexes de la thèse (annexe C), un document « brut » de notre analyse sur

l’application Hopper pour rendre compte de certains processus individuels d’interprétation et illustrer la méthode empruntée, dite de close reading (lecture rapprochée de l’œuvre).

• Enquête sur les

représentations sociales de la communauté des concepteurs de livres numériques enrichis (30 entretiens semi-

compréhensifs)

PARTIE II