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Modélisations de pratiques par le dispositif « iPad »

Figures de la lecture du dispositif « iPad » et du livre numérique

4.1 Figures de la lecture du dispositif « iPad »

4.1.1 Modélisations de pratiques par le dispositif « iPad »

a. Figures de la lecture « pro-spectaculaire »

« Il est merveilleux, mais un peu prétentieux ! » : de nombreux concepteurs assimilent l’iPad

à un objet ostentatoire, une « Rolls Royce » des tablettes, attisant le désir, l’« envie » et la concupiscence : « Les gens ont envie de voir ce qu’il est possible de faire avec un iPad », déclarent-ils. Celui-ci susciterait auprès des lecteurs des attentes de « spectaculaire » et d’« immédiateté », favorisées par la « résolution extraordinaire de l’écran » qui « sublime les images ». Ces représentations rejoignent les discours d’encadrement du constructeur Apple qui présente la haute résolution de l’écran comme un argument en faveur de la lisibilité, afin de contrer les accusations de fatigues oculaires dont la lecture numérique fait si souvent l’objet (BACCINO, 2011) : « Les textes sont si nets qu’on a la sensation de lire sur papier46. »

Le rétroéclairage et la surbrillance de l’écran améliorent le contraste et le rendu des images qui « sautent aux yeux avec un niveau de réalisme époustouflant » (APPLE, 201447).

Ces figures que nous proposons d’appeler « pro-réalistes » en écho aux représentations partagées des concepteurs sont valorisées comme des effets visuels permettant de magnifier les images à l’écran : celui-ci est comparé à un « beau papier glacé » qui « scintille » et « attire le regard », en « rendant les choses encore plus belles que sur le papier » : « C’est comme lire un

truc qui t’éclaire ! », s’exclame un concepteur. Les figures « pro-réalistes » modélisent ainsi un lecteur qui souhaite s’immerger dans le dispositif technologique en considérant comme réelles les images qui lui sont données à voir. Elles portent la promesse d’une valorisation esthétique des œuvres en venant les doper d’« une caution de réalité » (METZ, 1968, p. 16).

Quand la tablette bascule à l’horizontale, les contenus épousent automatiquement un format « panoramique » mimant la forme-modèle des dispositifs cinématographiques et audiovisuels. Le changement d’orientation permet de passer en mode « visionnage » grâce à un accéléromètre intégré. Ces figures sont interprétées par les concepteurs comme « un

espace à regarder » qui subjugue le lecteur. En écho à ces représentations partagées, nous

avons proposé d’appeler « pro-panoramiques » ces figures de la lecture qui modélisent un lecteur souhaitant avant tout utiliser la tablette pour regarder des contenus audiovisuels, sans interférer avec le contenu. L’hypothèse d’attentes partagées par les usagers à cet endroit semble d’ailleurs confortée par les usages grandissants des lectures vidéo

46 Communiqué de presse d’Apple du 16 octobre 2014. Disponible sur : www.apple.com/fr/pr/library

/2014/10/16Apple-Introduces-iPad-Air-2-The-Thinnest-Most-Powerful-iPad-Ever.html (consulté le 30 avril 2016)

effectuées depuis la tablette : 52 % des usages en 2014 en France selon une enquête réalisée par l’institut Médiamétrie (Journal du Net, 201448).

Certains effets de sens sur l’interface graphique laissent aussi penser que la tablette prédit et devance les moindres désirs de son utilisateur : au plus petit changement d’orientation, elle bascule automatiquement sur un mode de lecture horizontal (ou vertical) et redispose harmonieusement les icônes applicatives en fonction du nouveau format de lecture. L’accéléromètre, le gyroscope ou la boussole collectent les données de mouvement afin d’anticiper les moindres faits et gestes, désirs et réactions du lecteur : l’interface ne se contente pas de corriger les imprécisions gestuelles, mais semble deviner les actions en les anticipant. Denis Bertrand compare l’iPad à un « être pseudo-vivant », à haut pouvoir de prédiction, investi « d’une sorte d’intentionnalité » (Le Monde, 201249). Les concepteurs associent effectivement la tablette à une cartomancienne des pratiques numériques : celle- ci serait une « croquette magique », une « baguette de fée » qui enchante les lecteurs et les envoûte par ses effets d’esbroufe technologique. Les discours d’accompagnement du constructeur, les grands-messes d’Apple, souscrivent d’ailleurs à cette rhétorique du divin (LARDELLIER, 2013). En écho à ces représentations partagées, nous proposons d’appeler « pro-divinatoires » ces figures qui modélisent un lecteur se laissant subjuguer par

l’anticipation de ses mouvements, gestes et réactions sur la tablette.

Par ailleurs, quand le lecteur touche une application pour la « lancer », celle-ci s’ouvre en grand et semble venir à lui : elle éclôt et remplit instantanément l’interface, comme si elle surgissait des profondeurs de l’écran. Denis Bertrand ironise là encore sur un effet « Lourdes » où des « apparitions » accomplissent un « miracle sémiotique » à l’écran (Le Monde, 201250). De nombreux mouvements de parallaxes introduisent des effets de réalité virtuelle sur la nouvelle interface iOS7. Avant même que l’usager n’accède à un contenu précis, celle-ci mime des effets cinétiques parfois si vertigineux que certains sites aux noms évocateurs — « La nouvelle interface d’iPhone qui donne le tournis » ; « Un médicament pour soigner le vertige d’iOS7 » — ironisent sur ces troubles51.

48 « Media in Life, les chiffres clés de la tablette », Journal du Net, 27 août 2014. Disponible sur :

www.journaldunet.com/ebusiness/le-net/les-chiffres-cles-de-la-tablette.shtml (consulté le 30 août 2016)

49 R

EROLLE Raphaële, « Apple, fruit de la passion », Le Monde [en ligne], 25 octobre 2012. Disponible

sur : www.lemonde.fr/culture/article/2012/10/25/apple-fruit-de-la-passion_1781124_3246.html#dV5s6tb WSr78bfda.99 (consulté le 30 août 2016)

50 REROLLE Raphaële, op. cit. 51 Voir, par exemple, P

RIOULX Julien, « iOS7 : la nouvelle interface d’iPhone qui donne le tournis »,

Pourquoi docteur [en ligne], 3 octobre 2013. Disponible sur : www.pourquoidocteur.fr/Articles/ Question- d-actu/3815-iOS-7-la-nouvelle-interface-d-iPhone-qui-donne-le-tournis (consulté le 30 août 2016)

Les concepteurs estiment que les lecteurs attendent cette « mise en scène numérique » : grâce à la « magie de l’animation », les catalogues d’exposition numériques deviendraient « vivants » et gagneraient une aura comparable à celle des catalogues imprimés. En écho à ces représentations partagées, nous proposons d’appeler « pro-surgissantes » ces figures qui modélisent un usager qui souhaite bénéficier d’une présentation dynamique de l’information, via une mise en scène animée de l’affichage des contenus. Cette ingénierie de l’enchantement encourage potentiellement par sa scénographie visuelle très expressive la suspension de l’incrédulité face au dispositif de lecture : la stimulation et la saturation de la perception par l’exagération des contrastes lumineux, de l’éclat, des couleurs, et la multiplication des effets de réverbération soutiennent, d’après les concepteurs, des attentes de délectation visuelle.

Enfin, certaines figures de l’iPad mettent l’accent sur le plus petit détail en permettant de simuler, avec les doigts, une plongée en focus à l’intérieur d’un contenu. Le lecteur peut, par exemple, zoomer à l’extrême, parfois presque à l’infini, en effectuant un geste de « pinçage », qui modifie son sentiment de distance et de présence avec le texte. Il a la possibilité d’utiliser l’écran comme une loupe, un verre grossissant, afin de percevoir l’infiniment petit. Ces effets de « travelling » contrôlés peuvent potentiellement créer des sentiments euphoriques ou dysphoriques en le plongeant d’un seul coup au plus près des contenus. Le doigt semble ici vecteur d’une spectacularisation des effets de sens, d’une plongée potentiellement magique ou régressive en enfance. De nombreux concepteurs valorisent ces effets qui permettent de s’immerger dans les contenus grâce à des « effets de

zoom impressionnants » qui « permettent de toucher l’art du bout des doigts ». En écho à ces

représentations partagées, nous proposons d’appeler « pro-abolissantes » ces figures qui modélisent un lecteur qui souhaite s’immerger au plus près des contenus et abolir toute distance avec l’œuvre.

En écho aux représentations partagées par les concepteurs, nous proposons d’appeler

figures de la lecture « pro-spectaculaire » l’ensemble de ces figures modélisant un

lecteur prêt à se laisser fasciner par les effets visuels et cinétiques de la tablette.

Lori Emerson (2014) ironise sur l’effet « glossy » de ces nouvelles interfaces où « l’écran fait écran » : le vernis brillant de l’iPad vise-t-il à envoûter l’usager, devenu spectateur crédule, afin de le faire renoncer à comprendre ce qui se joue dans les profondeurs du dispositif ? Steve Jobs, lors de la cérémonie de lancement de la tablette, présentait l’appareil comme « a truly magical and revolutionnary device », instaurant d’emblée l’idée d’un rapport magique, surnaturel, mystique. Les figures « pro-divinatoires » qui

prédisent les moindres faits et gestes de l’utilisateur amènent-elles l’usager à vouloir comprendre le fonctionnement de ces tours de magie technologique ou à s’extasier devant ce que Denis Bertrand appelle un « effet Wow» ? Ainsi que le craignent de nombreux concepteurs, cette recherche exacerbée du spectaculaire, du sensationnel peut-elle agir au détriment de la compréhension en incitant le lecteur à se fondre dans une phénoménologie écranique proche de l’hypnose et de l’ensorcellement ?

b. Figures de la lecture « pro-polysensorielle »

Le design « supra-objectal » (ZINNA, 2010) de la tablette offre un cadre élégant et

minimaliste mettant en valeur son interface graphique : le boîtier lisse, la finesse de la coque, la limitation des boutons externes devenus des « ornements » superflus, la sobriété des couleurs en noir ou en blanc participent de cette esthétisation. L’absence de clavier et de souris semble reléguer en arrière-fond toutes les dimensions matérielles du hardware, en le rendant quasiment invisible. Tout paraît pensé afin de masquer la nature mécanique du médium, grâce à une technologie, cristalline, non intrusive, qui favorise de facto une immersion dans le dispositif avant la lecture des contenus. Dans les applications, certaines caractéristiques traditionnellement affichées en haut de l’écran — la connexion, l’heure, le niveau de batterie — disparaissent au profit du seul contenu. L’effacement des marqueurs technologiques et des traces matérielles et logicielles semble orienter les utilisateurs vers un plaisir esthétique plutôt que sur une prise en main informatique.

Dans leurs témoignages, les concepteurs évoquent à maintes reprises ces caractéristiques sensorielles qui réconcilient l’informatique avec le livre : la tablette est « un

prolongement du corps » ; son côté « intime » pousse à un « comportement de lecture ». Ils comparent la polysensorialité au plaisir imaginaire du lecteur de romans, qui a souvent été décrit comme le fait de se sentir « absorbé », en « transe », « perdu » dans sa lecture (NELL, 1990) ou une « suspension consentie de l’incrédulité » (COLERIDGE, 1817).

En écho à ces représentations partagées, nous proposons d’appeler « pro-discrétisantes » les figures de la lecture qui modélisent un lecteur attachant plus d’importance à l’esthétique matérielle et visuelle du dispositif qu’à la nature mécanique de son fonctionnement.

Thierry Baccino et Veronique Drai Zerbib décrivent comment sur la tablette les animations et le pointage engagent souvent « des gestes simples, utilisés dans la vie de tous les jours » (BACCINO, DRAI ZERBIB, 2012, p. 5) : « presser » pour afficher des menus

contextuels ou des éléments cachés, « glisser » pour les déplacer, « pincer » et « élargir » pour dézoomer et zoomer. Certains de ces gestes sont issus du monde tangible, comme celui de « feuilleter » avec le doigt pour passer d’une page-écran à une autre dans l’interface

d’accueil ou d’un site à un autre (sans avoir à utiliser les flèches de navigation). Les concepteurs valorisent ces figures qui permettent de retrouver « un peu du livre dans la

tablette » et estiment que, pour les lecteurs, « tourner les pages est un geste naturel ». La tablette

est d’ailleurs livrée sans mode d’emploi, laissant entendre que son maniement repose sur une gestuelle familière, qu’il n’y aurait « rien à apprendre », dans une idéologie de la découverte des contenus reposant sur l’exploration autodidacte. En écho à ces représentations partagées, nous avons proposé d’appeler « pro-affinitaires » ces figures qui modélisent un lecteur souhaitant effectuer des gestes en analogie avec ceux de la vie courante et être pris dans une relation métaphorique avec des dispositifs familiers.

En écho aux représentations partagées des concepteurs, nous avons proposé d’appeler figures de la lecture « pro-polysensorielle » l’ensemble de ces figures qui modélisent un lecteur désireux d’oublier les dimensions informatiques afin de privilégier les stimuli associés aux sens, en particulier le toucher, dans une relation de connivence avec le dispositif.

Ces « évidences gestuelles » masquent pourtant une « présélection de départ » qui conforte l’utilisateur dans son illusion de maîtrise et de toute-puissance sur la machine. Patrice Duchemin y voit une « manipulation » de l’usager, qui tendrait à faire miroiter la simplicité d’un système en réalité compliqué (LE MONDE, 201252), et propager les

représentations d’un dispositif qui communique par lui-même la signification par des effets de sens très opératoires : pour Michela Deni (2002 [en ligne]), l’allant de soi de la « convivialité » est « un effet de surface produit par la communication du design de l’objet ». Celle-ci renforce la norme sociale selon laquelle l’utilisateur souhaite avant tout être tranquillisé, rassuré par la simplification apparente de machines pourtant à haut potentiel technologique.

Certains travaux confirment par ailleurs que ces gestes considérés comme « intuitifs » ne sont pas toujours compris des utilisateurs. Une étude menée par Jakob Nielsen (2011) montre que la métaphore du papier et du feuilletage ne fait pas forcément sens dans l’univers applicatif de l’iPad. Que signifie le feuilletage de « pages-écrans » remplies d’icônes applicatives sur le « bureau » de l’interface d’accueil de la tablette ? Ces modélisations de pratiques n’entrent ainsi pas toujours dans une relation métaphorique qui satisfait l’utilisateur-lecteur.

52 D

UCHEMIN Patrice (2012), « Apple fruit de la passion », Le Monde, 25 octobre. Disponible sur :

www.lemonde.fr/culture/article/2012/10/25/apple-fruit-de-la-passion_1781124_3246.html (consulté le 30 août 2016)

c. Figures de la lecture « pro-accélérative »

De nombreux concepteurs craignent que la tablette par sa polyvalence favorise la déconcentration des lecteurs : « Elle perturbe, on perd le fil de l’action », expliquent-ils. Si la tablette est un support pour le livre numérique enrichi, elle se présente, en effet, également comme un outil de travail, donnant à tout instant la possibilité de diversifier ses activités. Des notifications push apparaissent de manière impromptue à l’écran afin de rappeler au propriétaire ses rendez-vous, l’informer en temps réel de l’actualité ou le prévenir d’un message arrivé sur les réseaux sociaux. Ces « minuteurs » ou « pense-bêtes numériques » modélisent un « régime d’alerte » (BOULLIER, 2014) qui peut potentiellement interrompre

toute activité sous la forme de sons, de vibrations et de bannières et obliger l’usager à gérer des situations concomitantes. Les concepteurs voient aussi dans ces procédés le risque d’une dissolution du livre numérique dans un gigantesque « souk commercial » : « S’il y a 100

applications qui sortent dans la journée, on sort des classements ». En écho à ces représentations partagées, nous avons proposé d’appeler « pro-dispersives » ces figures qui modélisent un usager sollicité par des alertes intrusives, l’amenant à diversifier en permanence ses activités.

Par ailleurs, la tablette se présente comme un objet ultra-réactif et dynamique : depuis un bouton central, frontal et très accessible, le lecteur l’allume et la démarre d’une simple pression, alors que la mise en route d’un ordinateur peut durer jusqu’à plusieurs minutes. En activant le même bouton, l’usager referme une application et retourne à l’interface d’accueil. De son côté, l’interface écranique se manifeste comme un « pur contenu », laissé au libre arbitre organisationnel : de nombreux marqueurs symbolisant la logique d’agencement de l’ordinateur, comme les barres de menus déroulants sur les côtés, ont disparu ou sont masqués. Les applications, dont certaines sont d’ailleurs préinstallées, sont disposées les unes à côté des autres, sans hiérarchie visible, de taille ou de place. Elles semblent se destiner à un usage immédiat, selon un ready-made consumériste, activant une « logique de la sélection » (MANOVICH, 2010) : la multitude de ces mini-interfaces au

design iconique similaire transforme l’écran en une « interface d’interfaces » aux contenus prémâchés. Chaque application propose de facto une « représentation compressée » du monde, à travers un usage simplifié, souvent immédiatement compréhensible. Les concepteurs estiment que cette disposition favorise chez le lecteur des attentes « d’instantanéité, une correspondance immédiate entre ce qu’il voit et ce qu’il y a derrière ». L’ultra- réactivité de l’interface créerait un sentiment instantané de gratification, reposant notamment sur la satisfaction de posséder un appareil technologique répondant « au doigt

et à l’œil53 ». Les discours d’accompagnement de la firme Apple soutiennent cette idéologie de la productivité : l’appareil iPad Pro permet de « travailler plus vite », car il « réagit plus vite que jamais au moindre de vos gestes » (Apple54).

En écho aux représentations partagées des concepteurs, nous avons proposé d’appeler « pro-gratifiantes » ces figures qui modélisent un lecteur réclamant une satisfaction immédiate, sans temps de latence perceptible, en retour de chacune de ses actions. Toutefois, cette transformation de l’écran d’accueil en une interface simulant une relation plus directe et plus rapide entre l’usager et le contenu peut aussi être perçue par les concepteurs comme « une prison dorée », enfermant le lecteur consommateur dans l’écosystème propriétaire du constructeur Apple et ses applications « dédiées ».

Enfin, des stratégies marchandes se superposent aux pratiques de soi ordinaires lors de l’achat des interfaces applicatives. Dès l’initialisation de la tablette, les informations de la carte bancaire de l’utilisateur sont requises et obligatoirement préenregistrées. Par la suite, celles-ci ne sont plus réclamées au téléchargement des applications payantes : un simple tap suffit pour activer l’achat. L’achat des applications ou leur suppression d’un seul geste semble réduire l’acte de consommation à un jeu sans grande conséquence. Assimilé à une mécanique pavlovienne, l’acte marchand en devient presque invisible : Olivier Ertzscheid (2012) parle d’une « négation de l’acte d’achat ». La réduction du temps d’achat s’accompagne de la « synchronisation » en temps « réel » sur tous les appareils de la marque. L’utilisateur n’a plus besoin d’effectuer le moindre geste ; ses contenus sont transmis automatiquement d’un appareil à l’autre. Une sauvegarde « cosmique » remplace les disques durs externes et joue le rôle de mémoire collective, réactivable à tout moment : l’imaginaire céleste du « cloud » — le « nuage » — a remplacé la représentation métaphorique et plus terre à terre de la « corbeille » ; les contenus peuvent disparaître instantanément de la surface écranique pour être téléportés en une fraction de seconde en un paradis mémoriel connecté (celui-ci n’en est pourtant pas moins matériellement et écologiquement réel) (GOMEZ-MEJIA, 2014). L’impossibilité d’adjoindre une mémoire

externe oblige le lecteur à « libérer » régulièrement des contenus pour pouvoir en télécharger d’autres. Le livre numérique ne fait pas exception : il réside à distance, grâce à un système de location déguisé en accès permanent. Peu de concepteurs ont fait état de

53 Pour Stéphane Vial, les appareils numériques produisent une « accélération psychique » : « Face à

une interface, il y a de l’interaction : on agit, la machine réagit, on réagit à sa réaction, elle réagit » (VIAL,

2014b, p. 56).

54 Citation extraite du site consacré à l’iPad Pro par Apple. Disponible sur : www.apple.com/fr/ipad-

ces procédés lors des entretiens que nous avons menés. Nous avons toutefois proposé d’appeler « pro-compressives » ces figures qui nous semblent modéliser un lecteur souhaitant bénéficier d’un gain de temps cognitif grâce à l’apparente réduction des intermédiaires dans les échanges.

En écho aux représentations partagées des concepteurs, nous avons proposé d’appeler figures de la lecture « pro-accélérative » l’ensemble de ces figures qui modélisent un lecteur consommateur impatient, butineur de contenus, susceptible de céder facilement aux sollicitations d’achats créées par l’environnement commercial de la tablette.

Les figures de la lecture pro-accélérative peuvent être lues au prisme des travaux critiques du théoricien de l’École de Francfort Hartmut Rosa pour lequel les structures temporelles des dispositifs, liées au temps de la technologie, ne sont plus harmonisées avec les temporalités quotidiennes. Sa théorie de l’accélération décrit le paradoxe d’une société frénétique, dont le rythme de vie est calé sur l’hyperexcitabilité et le surmenage et où la pression temporelle est connotée positivement. L’individu en proie à des sursollicitations continuelles ne cesserait de mettre en œuvre des tactiques temporelles pour « différer, surseoir, activer, ajourner, changer le rythme et la durée » (ROSA, 2012, p. 26) : celles-ci

trouvent, selon nous, à s’incarner dans les figures pro-accélératives de l’iPad, illustrant le champ de tension entre savoir (gratification immédiate) et pouvoir (logiques d’accélération de plus en plus poussées).

d. Figures de la lecture « pro-ludique »

« L’appli, c’est du domaine du jeu ! », s’exclament en chœur les concepteurs.

Beaucoup considèrent — avec regret — que la tablette est d’abord perçue comme un