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Conditions de la production et représentations des

Encadré 4. Lecture ludique

À partir de l’analyse de ces discours, nous avons dégagé l’interprétant de la lecture

« ludique » selon lequel le lecteur serait principalement intéressé par des pratiques

2.4.2 Des lectures préférentielles aux lectures industrielles

Régimes de visibilité dans un système opaque

Pour Apple, Google ou Amazon, le livre n’est qu’un élément parmi d’autres dans une stratégie générale de diversification, dont les premiers champs d’activité sont les moteurs de recherche, les magasins en ligne, la vente de matériels (BENHAMOU, 2015, p. 84).

Au sein d’une offre très large, celui-ci est mis en concurrence avec d’autres objets culturels dans une lutte attisée pour l’attention (SIMON, 1971).

La question de l’attention est cruciale pour les concepteurs : pour l’éditeur Poésie industrielle, après la phase de conception, une « deuxième guerre » commence afin de se faire connaître. Se contenter de « déposer » un livre numérique enrichi sur une plate-forme est voué à l’échec si la démarche ne s’accompagne pas d’une mise en avant marketing attirant l’attention sur l’objet.

La lutte pour la visibilité se déroule dans un système au fonctionnement opaque où les facteurs de décision pour les mises en avant promotionnelles restent méconnus des éditeurs qui n’ont pas accès aux critères de programmation des algorithmes de recommandation. Certains calculs invisibles propulsent les applications au sommet des ventes : « On s’est retrouvé n° 2 des ventes de l’App Store Divertissement, j’ai cru qu’ils s’étaient trompés » (Gorin de Ponsay, Cité des sciences). Des concepteurs sont persuadés que seules les entreprises exerçant du lobbying intéressent Apple. Avec l’expérience, ils remarquent que la visibilité entraîne la visibilité : plus une application est téléchargée, citée et bien évaluée, plus elle est mise en avant par l’App Store, selon une « structure méritocratique » (CARDON, 2015) s’appuyant sur la « sagesse des foules », mais aussi sur le

principe de la gratuité qui attise les téléchargements. Le système commercial de l’App Store pratique un « autorenforcement circulaire qui appartient en propre à la publicité » (FRANCK, 2013).

« Plus une appli est téléchargée, plus elle monte dans les classements ; plus elle est visible, plus elle est téléchargée, etc. » (Mignonneau, RMN)

« Sur l’App Store, quand on est dans le top des ventes, cela s’alimente tout seul au bout d’un moment. » (Prot-Poilvet, La Dentellière)

Poussés par la nécessité de se faire connaître, les concepteurs cherchent des moyens de « gagner en visibilité » (Prot-Poilvet, La Dentellière) et « accompagner l’appli » (Gervaise, e-Toiles).

Il n’y a aucun repos dans cette logique économique accélérée où la nouveauté chasse l’ancien, heure après heure, et où les lecteurs potentiels n’ont parfois même plus le temps de découvrir les œuvres.

« S’il y en a 100 qui sortent dans la journée, on sort de la mise en avant, les nouveaux arrivants effacent les anciens. » (Mignonneau, RMN)

Se pose alors la question des tactiques de résistance des concepteurs envers ces logiques accélératives qui contraignent leurs pratiques. Quelles postures adoptent-ils sur un « marché de l’attention » (FRANCK, 2013) où leurs créations courent le risque de passer

inaperçues devant la surabondance des informations et des produits numériques ? Renforcent-ils le jeu des « industries de la lecture » (GIFFARD, 2014) en capitalisant sur les

valeurs attentionnelles de la reconnaissance, de la réputation et de la recommandation (CARDON, 2015) ? Quel champ de tension entre ludicité, gratuité et

« désirabilité d’attention » (GOLDHABER, 1996) se dégage de leurs discours ? Participation ou capture de l’audience ?

Amazon, Google et Apple ont les moyens de cerner de près les profils des utilisateurs récoltés sur leurs plates-formes en utilisant des instruments de collecte des données, le plus souvent à l’insu des lecteurs. Les développeurs d’applications n’ont pas accès à la plupart de ces données, qui restent souvent la propriété des détenteurs des plates-formes. Pour Alain Giffard (2014), ce contexte de réception tend à transformer la lecture numérique en une donnée quantifiable et industrielle : des logiciels automatisés mesurent désormais le comportement des lecteurs afin de les prédire et de les revendre à des publicitaires. Le détournement généralisé des pratiques sur les plates-formes numériques favorise le développement de lectures « industrielles » :

« Pour les industries de lecture, l’objectif n’est pas de favoriser et d’équiper la concentration du lecteur sur son texte, sa lecture ou sa position de lecteur, mais plutôt de le détourner de sa lecture numérique, de le divertir au profit du marketing. » (GIFFARD, 2014, p. 120)

Appâtant les internautes par des contenus divers, des publicités ciblées anticipent, formatent et standardisent les horizons d’attente : la lecture passe de la sphère privée à l’espace public marchand publicitaire ; elle se transforme en outil de « profilage » des lecteurs, devenus des « ressources » à leur insu ou des « documents comme les autres » (ERTZSCHEID, 2009). Revendues auprès des publicitaires, les pratiques de lecture se

marchandise — « audience-commodity » (SMYTHE, 1977) —, ou en « temps de cerveau

disponible », selon l’expression consacrée du directeur de la chaîne TF1 Patrick Le Lay (2004).

Les concepteurs ne s’alarment pas outre mesure de la récupération des profils de leurs lecteurs et de l’industrialisation des pratiques de lecture numérique : aucun ne les évoque en tout cas spontanément. L’un d’entre eux déclare pourtant avoir déjà songé à paramétrer une application afin de cerner les comportements de ses lecteurs, mais avoir oublié, par la suite, d’en effectuer la programmation.

Tous trouvent, en revanche, naturel d’utiliser le relais publicitaire des réseaux sociaux et de placer des icônes de « partage » afin d’inciter à des pratiques de recommandation, valorisant d’un simple clic les contenus sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter.

« Là, j’envoie un tweet : “découvrez ma sélection des œuvres dans les contenus d’Henri Cartier-Bresson”. » (Gauthier, Centre Georges-Pompidou)

« Aujourd’hui les gens produisent, diffusent et consomment. Ils se sentent autorisés à donner leur opinion et à contribuer : cela fait d’eux des médiateurs.33 » (Wiedeman, Taschen)

Le chassé-croisé de pratiques entre les réseaux de réputation et le livre numérique témoigne des logiques d’hybridation entre l’espace de lecture privé et intime de la tablette et l’espace public marchand du Web. Menant une analyse sur les plates-formes littéraires du Web, Louis Wiart (2015, p. 102) constate la multiplication des points d’adhésion « entre prescription numérique, commerce électronique et lecture sur écran ». Pour les concepteurs, attribuer une note, rédiger un commentaire, partager un contenu sont des pratiques évidentes, rarement questionnées. Toutefois, ils restent mitigés devant le lieu commun d’un lecteur numérique nécessairement « actif, émotionnellement engagé dans ses actes de consommation » (BOUQUILLION,MATTHEWS, 2010, p. 63). Si l’incitation des

publics à devenir créateur et fournisseur de contenus n’est pas nouvelle dans le milieu muséal (MENCARELLI, PULH, 2012), celle-ci ne convainc pas forcément l’éditeur de la

Réunion des musées nationaux, qui doute du désir d’implication de ses lecteurs dans des pratiques d’écriture collaboratives.

33 Traduit par nos soins de l’anglais : « Today you have people producing, distributing and consuming.

Quelques concepteurs en évoquent toutefois la possibilité. L’éditeur Taschen dit vouloir former des « communautés de lecteurs » afin de constituer des relais pour sa « marque » :

« Toutes ces productions pourraient être gratuites, du moment que vous persuadez les gens de faire quelque chose34. » (Wiedeman, Taschen)

L’éditeur du Centre Georges-Pompidou parle d’adopter à terme une logique « transmédiatique » favorisant « un maillage de plus en plus dense entre le site, l’application, les réseaux sociaux » (Gauthier, Centre Georges-Pompidou). Les albums d’exposition numériques ne seraient plus pensés comme des objets « clos », mais comme des lieux de convergence (JENKINS, 2006)35, reliés à l’écosystème numérique et physique

du musée. L’e-album, selon cet interlocuteur, devient un lieu de renforcement des logiques culturelles et économiques : sa fonction principale est de rediriger les lecteurs vers le site « Pompidou virtuel » afin d’accroître la visibilité de l’institution sur les réseaux. Cette stratégie s’ancre dans une représentation déterministe de la technique où chaque terminal (tablette, smartphone, ordinateur) serait vecteur de ses propres usages :

« Sur les smartphones, on attend un contenu utile et efficace ; sur les tablettes, on est dans la consultation un peu plaisir ; et, sur des écrans plus statiques, tels que les laptops, on sera dans la production intellectuelle. » (Gauthier, Centre Georges-Pompidou)