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Interprétants collectifs reliés à la tablette iPad

P ARTIE III B RIQUE EPISTEMOLOGIQUE Interprétants collectifs

3.1 Interprétants collectifs reliés à la tablette iPad

L’analyse des discours a révélé combien, au-delà des contraintes techniques, les représentations, normes et habitudes sociales associées au dispositif « tablette iPad » pèsent sur le design des formes du livre numérique enrichi. Les concepteurs adoptent des postures diverses, tantôt résistantes, tantôt conformes, face aux stratégies des lectures préférentielles qu’ils identifient sur la tablette. Cinq interprétants principaux se sont dégagés de l’analyse des discours39 concernant la tablette iPad : la lecture spectaculaire, la lecture polysensorielle, la lecture accélérée, la lecture ludique et la lecture captive.

(Dans cette partie, et par la suite, afin de permettre au lecteur de faire rapidement la distinction entre des citations scientifiques et des verbatims de concepteurs, nous indiquons ces derniers à la fois « en italique et entre guillemets ».)

a. Lecture « spectaculaire »

Beaucoup de concepteurs comparent l’iPad à un objet ostentatoire, une « Rolls Royce » de la création attisant le désir et la « concupiscence ». La tablette susciterait chez les lecteurs des attentes de « spectaculaire » et d’« immédiateté ». La « résolution extraordinaire » et la luminosité favorisée par le rétroéclairage « subliment les images » ; l’écran est comparé à un « beau papier glacé » qui « scintille » et « attire le regard ». Les usagers sont « sous le charme » d’un objet qui donne l’impression que « les choses sont plus belles » que sur le papier.

Son interface graphique est perçue comme un haut lieu d’effets cinétiques fascinants, hypnotisant les utilisateurs dès les premiers instants de saisie et de manipulation grâce à des « effets de zoom impressionnants » qui permettent d’offrir une « lecture en trois dimensions ». Grâce à cette « mise en scène numérique », un catalogue d’exposition numérique devient un « objet très démonstratif qui va déclencher dans les 3 à 4 minutes de prise en main une fascination ». Les concepteurs font le pari que les lecteurs seront notamment sensibles aux effets de « graphisme animé » qui compensent la perte de sensorialité associée à la matérialité du catalogue d’art imprimé : « Ce qu’a inventé Apple, c’est que pour être plus beau, il fallait mettre de

l’élasticité dans ses mouvements et cette élasticité exprime des choses et rend des effets de matérialité »

explique l’un des concepteurs.

39 Précision : nous n’avons pas ici fait suivre les citations du nom de la personne interrogée, d’une part

pour alléger le propos, mais aussi afin de refléter le caractère partagé de ces interprétants émanant d’un « collectif en production » (BOUTAUD,VERON, 2007, p. 170).

Ces représentations font écho aux discours d’accompagnement du constructeur Apple qui s’appuient sur l’amplification et l’exagération de certains effets : la « puissance » des images qui « bondissent des pages » et les « effets de panoramiques et de zoom qui viennent enrichir l’expérience du lecteur » et « donnent vie aux photos » (APPLE)40.

Elles rejoignent le mode de « lecture spectacularisant » décrit par Roger Odin (2000, p. 66) au sujet du dispositif cinématographique : certains effets « spéciaux » semblent prédisposer l’usager à envisager sa tablette comme un « écran scénique » (BOUCHARDON, CAUBEL,

FOURNY, 2016 [en ligne]). De même qu’il irait au cinéma « pour voir du cinéma » (ODIN,

2000, p. 67), il utiliserait sa tablette avant tout pour le plaisir de l’utiliser… : « Les gens

achètent nos applications parce qu’ils viennent d’acheter un iPad et ils ont envie de voir ce qu’il est possible de faire avec un iPad », estime l’un des concepteurs.

Nous avons proposé d’appeler « lecture spectaculaire » ces représentations partagées par les concepteurs selon lesquelles le lecteur est prêt à se laisser fasciner, voire stupéfier, par la dimension scénique de l’écran de la tablette et ses procédés visuels et cinétiques.

Les concepteurs nuancent cependant leur enthousiasme en émettant des doutes sur l’hyperstimulation visuelle vers laquelle la tablette cherche à tout prix à orienter leurs pratiques. Comment résister aux sirènes technologiques, à l’enchantement, qui émanent de ces effets spectaculaires ? L’iPad est aussi comparé à une « croquette magique », une « baguette

de fée », dont la surenchère d’effets graphiques (« bells and wistles ») conduit parfois à des

« aberrations graphiques » nuisant aux qualités esthétiques et narratives des œuvres.

b. Lecture « polysensorielle »

La lecture sur écran a été décrite comme une contrainte introduisant une « situation paradoxale de distanciation et d’engagement » (JEANNERET, SOUCHIER, 1999, p. 98-99).

Or, les concepteurs partagent l’idée que la tablette, par sa petite taille, son caractère nomade, rapproche l’utilisateur de la machine : « C’est un prolongement du corps : la tablette offre

un côté intime, c’est un objet léger qu’on emmène. » La tablette n’est pas perçue comme un outil

informatique de travail, mais comme un objet culturel, avec lequel il est possible d’entretenir une relation sensible, émotionnelle, affective : « Je n’ai pas à m’asseoir pour

clapoter, je n’ai pas à ouvrir l’ordinateur, à l’installer, je ne suis pas dans la logique de l’outil, je suis dans la logique de prendre l’outil avec moi comme un livre », estime l’un des concepteurs. La perte des

40 Citations extraites du site Internet « Apple et l’éducation ». Disponible sur : www.apple.com/ca/fr/

repères sensoriels du livre — l’épaisseur, l’odeur, le bruit de la page qui se tourne — serait contrecarrée par l’interface qui favorise une manipulation conviviale, simple, intuitive, en connivence avec des formes culturelles connues. Celle-ci permet de réconcilier l’informatique avec le livre en aidant le lecteur à oublier sa dimension manipulatoire. En favorisant l’oubli de la technologie, « la tablette pousse à un comportement de lecteur. » Les concepteurs apprécient que le lecteur puisse simuler le geste de « tourner les pages » grâce au logiciel de lecture iBooks ou « feuilleter » des albums photographiques par la glisse sensible des doigts le long des images. La familiarité avec des dispositifs de communication aux usages stabilisés, issus du monde tangible, mais également de l’univers numérique, rendrait intuitive l’utilisation de la machine, qui se laisserait découvrir par elle- même.

C’est d’ailleurs en raison de cette connivence sensorielle reposant sur la promesse d’une alliance inédite entre le multimédia et la tactilité de l’iPad que les concepteurs se sont lancés dans la production de livres numériques enrichis. La tactilité permettrait d’offrir une autre relation sensible aux œuvres d’art : n’est-il pas désormais possible de « toucher l’art du

bout des doigts » (RMN)41 ? Grâce à l’effet « loupe », créé par la jonction des doigts, les lecteurs peuvent développer leur perception au-delà de ce qu’ils peuvent voir dans les expositions ou les catalogues d’exposition imprimés en s’approchant au plus près des œuvres, en touchant leur texture.

« Le beau livre numérique, c’est un livre qui est animé, qui est vivant, y compris qui réagit quand on le caresse. Il va réussir à pallier toute une sensualité qui est perdue. Le rapport qu’on a avec l’objet et avec le papier. » (Bijon, RMN)

Nous avons proposé d’appeler « lecture polysensorielle » ces représentations partagées par les concepteurs selon lesquelles le lecteur souhaite avant tout entretenir une relation intime avec le dispositif, favorisée par la mise en retrait de la technologie.

Cette polysensorialité venant rendre le livre « vivant » et « animé » s’arrête pourtant souvent à l’évocation du geste métaphorique du doigt avec un dispositif familier, comme ici le livre ou la loupe : les concepteurs disent craindre une plus grande implication du corps dans la lecture, qui obligerait à effectuer des gestes de manipulation non triviaux,

41 Cette expression est tirée du discours d’accompagnement de la Réunion des musées nationaux et

accompagne systématiquement la présentation des e-albums sur le site de l’App Store. Disponible sur : itunes.apple.com/fr/app/picasso.mania-le-album-lexposition/id1036171395?mt=8le (consulté le 30 avril 2016)

au sens de la lecture « ergodique » définie par Espen Aarseth (1997). Par ailleurs, s’ils prônent l’alliance entre plaisir sensoriel et plaisir de lecture, ils mettent en garde contre de potentiels effets de brouillage : leurs lecteurs ne risquent-ils pas d’être sursollicités par la multiplication de leurres sensoriels venant les exciter au détriment de la compréhension des textes ? Se reflète dans ces discours une méfiance envers une immersion sensorielle « globalisante », dont les effets grisants opéreraient « un déplacement du sens vers les sens » (BOUTAUD,VERON, 2007, p. 148). Mais s’exprime également la crainte d’un plaisir

de lecture réifiant, puisant ses sources dans une polysensorialité aliénante, ainsi que pouvaient l’envisager Max Horkheimer et Theodor Adorno pour lesquels « toute jouissance révèle une idolâtrie » (1974 [1947], p. 114).

c. Lecture « accélérée »

Pour Hartmut Rosa (2012, p. 180), l’accélération des techniques pousse les hommes à vouloir toujours aller plus vite et modifie profondément les structures temporelles de l’identité moderne. Un objet comme la tablette iPad produit une accélération du rythme de vie, tantôt perçue comme une libération – pour Stéphane Vial (2013, p. 277), la tablette permet de se libérer des contraintes de bureau –, tantôt vécue comme l’emprise d’un « turbo-dispositif » (VIRILIO, 2010), cherchant à rendre « accro » à l’immédiateté du tap ou

à céder à ses pulsions consuméristes. Les concepteurs semblent également partager l’idée que la tablette contient des « structures de pouvoir temporelles » (ROSA, 2012, p. 180).

Pour beaucoup d’entre eux, le temps long nécessaire à la lecture d’un livre n’est pas toujours conciliable avec la lecture numérique sur tablette. Certains estiment préférable de proposer des temps courts de lecture, privilégiant par exemple le genre de la « nouvelle » : « Ça doit se lire entre une et deux heures selon le temps qu’on a » ; « On propose des petits temps courts

afin de séduire les enfants. » Contrairement à la liseuse, la tablette instaure une rivalité entre

différentes pratiques médiatiques, placées frontalement en concurrence sur l’interface, créant un cadre de réception où le lecteur est amené à diversifier ses activités, télécharger de manière compulsive et supprimer des contenus au fur et à mesure : « L’appli, on en choisit

une quand on a cinq minutes. »

S’ils apprécient la facilité d’utilisation des outils-logiciels d’édition numérique grâce auxquels « Il suffit de presser sur un bouton » pour créer une application ou un ePub, les concepteurs s’inquiètent des injonctions à la vitesse auxquelles la tablette soumet leurs pratiques éditoriales et commerciales. D’un côté, ils apprécient la possibilité d’« achats en

temps réel » qui ouvre potentiellement l’accès à de nouveaux consommateurs ; de l’autre, le modèle économique de l’App Store, fondé sur l’économie de l’attention, les oblige à

renouveler en permanence leurs offres. Les œuvres numériques sont labiles et caractérisées par des mécaniques de reconnaissance éphémères : « Les applis, c’est périssable ! » ; « Comment pérenniser des contenus exceptionnels ? », s’interrogent-ils.

Nous avons proposé d’appeler « lecture accélérée » ces représentations partagées par les concepteurs selon lesquelles le lecteur ne parvient pas à résister aux injonctions d’accélération émanant de la tablette et n’est pas sensible à la dimension de pérennisation des contenus. Ces représentations touchent aussi les concepteurs qui disent subir aussi une accélération de leurs pratiques.

d. Lecture « ludique »

Pour Jay David Bolter, la dimension ludique est intrinsèque aux médiums numériques (BOLTER, 1990, p. 130)42. L’iPad est lui-même souvent perçu comme un dispositif fun —

« tap is the new click » (SAFFER, 2008) —, détourné par les écoliers pour « jouer à des jeux »

ou s’amuser sur les réseaux sociaux. Les concepteurs corroborent ces représentations et avancent l’idée que la tablette est avant tout un « outil à jouer », un « gadget », favorisant l’extension d’une idéologie du « divertissement » (ADORNO, HORKHEIMER, 1974 [1947]) :

« Est-ce un outil de lecture ou un outil plus orienté ludique que lecture ? », s’interroge l’un des

concepteurs. « On est malheureux dans la catégorie divertissement ! » avance un autre…

L’injonction d’amusement est décelée à tous les niveaux, dans les « applis-jeux », mais également dans les contenus utilitaires (agendas, prises de notes, etc.).

Les concepteurs doutent fortement de leur pouvoir de résistance face aux « structures de jeu » modélisées par la tablette. Certains cèdent sous le poids des injonctions et ont dans l’idée de proposer à l’avenir « des microrécits, sous forme de jeux » ou des « publicités

déguisées » en lieu et place d’un contenu à lire. La plupart craignent que, séduits par la

facilité de pratiques stéréotypées et de « ritournelles » distractives (GUATTARI,DELEUZE,

1980), leurs lecteurs n’en viennent à réclamer toujours plus de ludicité : « La plupart des gens

ne lisent pas l’histoire et ont tendance à tourner les pages et juste à profiter des interactions ! », regrette

un concepteur. Les habitudes ludiques de « clic frénétique » ne risquent-elles pas d’« avilir la

lecture » ? « Est-ce que je lis l’œuvre que j’ai lancée ou est-ce que je la joue ? », s’interroge un concepteur, soucieux de la perte de « capacité d’imaginaire » de ses lecteurs. Les postures relèvent le plus souvent de la négociation : où se situe la marge de manœuvre pour

imaginer des lectures réclamant des efforts de concentration, tout en tenant compte des attentes de ludicité ?

Nous avons proposé d’appeler « lecture ludique » ces représentations partagées par les concepteurs selon lesquelles le lecteur souhaite avant tout utiliser la tablette pour se divertir et se distraire.

e. Lecture « captive »

Alors que le livre électronique a souvent été présenté comme une structure ouverte, dissoute et vivante, qui diminue le sentiment de clôture imposé par la matérialité livresque (BOLTER, 1990, p. 87)43, les concepteurs s’entendent au contraire sur l’avantage de

conserver une logique d’objet « clos » grâce aux formats téléchargeables ePub et applicatifs qui répondraient aux besoins d’« ancrage » et d’« immersion du lecteur ». Ces formats apparemment fermés permettent de « poser une pierre sur le Web » : « Sortir de l’application n’est

pas une bonne idée si l’on veut garder l’idée d’immersion », estime un auteur.

S’ils s’opposent aux injonctions à l’accélération et à la ludicité, les concepteurs s’entendent ainsi sur le fait que la tablette offre paradoxalement un contexte de réception intéressant pour des lectures longues et soutenues. Son environnement contrôlé rassure : « C’est un super écosystème ! » Les plates-formes de ventes de l’App Store et de l’iBooks Store,

malgré leurs faibles prix, sont préférables à la gratuité généralisée du Web : « Apple habitue

ses clients à acheter des biens immatériels sur la plate-forme iTunes : ils poussent à la vente. »

L’incitation à la créativité, la réactivité des équipes d’Apple, la simplicité et l’efficacité du système garantissent « toutes les sensations de l’édition ». Le prestige de la tablette participe d’ailleurs de la légitimité d’Apple à se positionner comme éditeur partenaire.

Nous avons proposé d’appeler « lecture captive » ces représentations partagées par les concepteurs selon lesquelles le besoin d’ancrage du lecteur est favorisé par l’environnement clos et protégé de la tablette, grâce au téléchargement ou à une plate-forme commerciale sécurisée.

43 « The imposing presence of the book is gone. […] Instead, the electronic book can merge into a

larger textual structure at a thousand points of contacts; it can dissolve into constituent elements that are constantly redefining their relationships to element in other books. » (BOLTER, 1990, p. 87)

Le choix du terme « lecture captive » veut aussi souligner l’ambivalence des concepteurs par rapport au formatage des pratiques que cet environnement impose : ils restent critiques sur l’enfermement à l’intérieur de plates-formes propriétaires, verrouillant le format du livre à son dispositif de lecture, évoquant une « logique

manichéenne », un « règlement totalitaire ». Si ces stratégies économiques favorisent la vente

d’objets « dématérialisés », elles exercent en retour une hégémonie grandissante sur leurs pratiques commerciales et éditoriales, un rapport de force dont ils sont conscients, même s’ils y trouvent parfois des avantages.