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Conditions de la production et représentations des

Encadré 2. Lecture captive et lecture outillée

2.4 Diffusion et valorisation

De nombreux observateurs décrivent une nouvelle « économie de l’attention » (SIMON, 1971), où le livre numérique ne serait plus qu’« un élément d’une stratégie de

diversification » (BENHAMOU, 2015, p. 84), happé par des « prédateurs de contenus »

(BOUQUILLION,MIEGE,MOEGLIN, p. 128), selon des procédés de « capture des échanges

sociaux ordinaires » (JEANNERET, 2014, p. 668).

Dans une économie numérique où le principe de la gratuité des objets culturels semble être devenu un lieu commun, quelles perceptions les concepteurs de livres numériques enrichis ont-ils des rapports de force situés en aval de la chaîne éditoriale, au moment de la commercialisation ? Estiment-ils que les conditions de la rencontre entre le public et les œuvres sont favorisées par les dispositifs de médiation et de commercialisation configurés par les plates-formes numériques de l’App Store, de l’iBooks Store ou de Google Play ? Ont-ils, au contraire, le sentiment que celles-ci procèdent d’une logique de « capture » des contenus et de leurs pratiques ? Dans ce cas, comment envisagent-ils les ressorts de leur action ?

2.4.1 Plates-formes de diffusion

Désir de reconnaissance

La commercialisation du livre numérique véhicule des représentations d’une médiation transparente entre le public et les producteurs de textes. Les concepteurs croient en la promesse d’une « révolution commerciale, de nouvelles formes de distribution et de marketing » (Bijon, RMN). Ils espèrent créer une « librairie mondiale » (Ledoux, ABM), un monde « sans stock, sans frontières » (Mobillon, 292Contents). Avec la diffusion numérique, le livre bénéficierait d’une vitrine virtuelle, facilitant les effets de « longue traîne » (ANDERSON, 2010).

« On a peut-être plus de facilité à trouver un lectorat sur un sujet pointu dans les librairies numériques que de vendre un livre pointu dans une librairie [physique] qui va se diriger vers les best-sellers. » (Bijon, RMN)

Alors que les rayons des librairies physiques perdent en volume de surface d’exposition, le numérique offre un espace de réception et de visibilité à des ouvrages exigeants, difficiles à mettre en valeur dans le circuit classique de l’édition. C’est sur cette

représentation d’une « librairie sans frontières » que s’est monté le projet de librairie indépendante de l’éditeur-libraire Art Book Magazine : celle-ci propose « une plate-forme de valorisation, accessible de n’importe quel endroit du monde, où l’on peut acheter un livre numérique en temps réel » (Ledoux, ABM). Le numérique ouvre, selon cet éditeur- libraire, sur le monde alors que la librairie papier ne peut répondre qu’à la demande locale. Cette démarche ne consiste pas tant à s’interroger sur la pérennité des œuvres numériques qu’à trouver de nouvelles formes de visibilité pour résister à la domination des grandes maisons d’édition.

Certains éditeurs se positionnent aussi de manière surprenante en défenseurs du patrimoine littéraire français à l’étranger et proposent d’utiliser les plates-formes de diffusion numérique comme un « cheval de Troie pour faire rayonner la culture et la littérature française » (Cheyssial, Poésie industrielle) ou « pénétrer le territoire nord- américain » (Gervaise, e-Toiles).

Aux représentations dominantes d’une audience planétaire, instantanément accessible, et d’un réseau numérique vecteur de démocratisation culturelle, s’ajoutent les points de vue des auteurs auto-édités espérant un « renversement de la vassalité entre auteur et éditeur/diffuseur » (REBILLARD, 2007, p. 61). Plusieurs auteurs ont essuyé des refus ou des

désistements dans leurs démarches auprès d’éditeurs institués et se sont alors tournés vers l’auto-édition. Le caractère protéiforme de leurs œuvres numériques tend à ne pas être « reconnu » par les institutions légitimantes de l’édition et l’auto-édition permet dès lors de s’émanciper, voire de prendre une revanche contre des pratiques jugées conservatrices et dépassées :

« On aurait dû s’avancer à genou vers un éditeur pour une centaine de tirages et toucher 10 personnes. » (Assayag, auteur)

D’après ces auteurs, l’auto-édition, favorisée par les outils-logiciels et les plates- formes commerciales, signe la fin des hiérarchies entre amateurs et professionnels (JENKINS, 2002) : sur l’App Store, « les gens ne recherchent pas des marques d’éditeurs

reconnus » (Gorman, auteure). La fin de « l’ordre des discours » (CHARTIER, 2006)

favoriserait la redistribution des cartes et porte l’espoir de voir disparaître les formes de domination culturelle imposées par les grands acteurs de l’édition. Chacun aurait désormais les mêmes chances d’être repéré et reconnu sur des plates-formes n’opérant pas de distinction entre les œuvres des amateurs et celles des professionnels. Les auteurs évoquent la fin des « stigmates de l’auto-édition » (Gorman, auteure) et voudraient prouver qu’« un projet maison peut aller sur l’App Store » (Assayag, auteur).

Là encore, l’App Store se distingue : perçue comme valorisante, la plate-forme est convoitée, vantée pour la pertinence de ses conseils, sa réactivité, sa simplicité, son efficacité, autant de qualités qui semblent lui conférer un rôle d’éditeur « idéal », bien qu’anonyme et « corporate » (Assayag, auteur) :

« On trouve toujours des gens à l’écoute, c’est un super écosystème, qui aide les éditeurs à réfléchir au marketing. » (Prot-Poilvet, La Dentellière)

« Toutes les sensations de l’édition se retrouvent aussi quand on apprend que c’est accepté ou refusé. » (Assayag, auteur)

L’envie de gérer soi-même les paramètres de la réalisation et de la commercialisation entre aussi en résonance avec le manque d’enthousiasme supposé des éditeurs traditionnels pour les technologies numériques :

« Ils [les éditeurs traditionnels] ne font pas de promotions, de mise en avant ; cela reste transparent. » (Mignonneau,RMN)

Dans un contexte où les savoir-faire traditionnels sont bousculés, certains auteurs estiment qu’ils pourront aussi bien faire qu’un éditeur classique. Ces convictions partagées ne sont pas nouvelles et font appel aux imaginaires utopiques de l’Internet, à « l’idéal libertaire d’une société sans entraves », porté par la liberté d’échange et la créativité (REBILLARD, 2007, p. 93).

Pourtant, l’allant de soi d’une audience planétaire acquise par la seule présence sur l’Internet s’avère un leurre. Les concepteurs en font l’amère expérience quand leurs œuvres n’obtiennent pas le succès escompté. Nick Dyer-Witherford (2015) rappelle comment l’externalisation du développement des logiciels applicatifs par Apple a été applaudie comme une preuve de démocratisation, suscitant l’espoir d’une longue traîne venant réduire la domination oligopolistique des majors des industries culturelles. Si la stratégie d’Apple est fondée sur la construction et la vente de hardware, Christian Robin (2015) note ainsi que la seule commercialisation des contenus culturels (musiques, textes, vidéo), via ses plates-formes, atteint en 2013 le chiffre non négligeable de 9 % du chiffre d’affaires. En 2015, Apple affirme avoir généré 20 milliards de dollars sur l’App Store et reversé 40 milliards aux développeurs d’application32.

32 « 2015 sur l’App Store : plus de 20 milliards de dollars de ventes sur la plateforme », ZDnet.fr,

6 janvier 2016. Disponible sur : www.zdnet.fr/actualites/2015-sur-l-app-store-plus-de-20-milliards-de- dollars-de-ventes-sur-la-plateforme-39830752.htm (consulté le 30 août 2016)

Pourtant, Nick Dyer-Witherford (2015) pointe du doigt l’inégale répartition des bénéfices : la moitié des revenus sur les 20 premiers jours de novembre 2012 se répartissent entre 25 compagnies de développement, dont 24 proviennent du secteur des jeux vidéo. Seuls 2 % des éditeurs de l’App Store et du Google Play sont en réalité de nouveaux entrants.

Les concepteurs de livres numériques enrichis ne verbalisent pas de manière aussi vive ces inégalités ; toutefois, ils mettent en exergue dans leur discours les difficultés qu’ils rencontrent face à des stratégies marchandes qui ne les arrangent pas toujours et avec lesquelles ils doivent composer.

Servitude volontaire

Les fichiers de livres numériques enrichis au format ePub3 ou applicatifs sont difficilement téléchargeables depuis les plates-formes de diffusion numérique appartenant aux acteurs traditionnels de l’édition (Numilog, Eden livres…), soit parce que leurs formats sont propriétaires, soit parce qu’ils sont trop complexes techniquement pour que les plates-formes des grands éditeurs les supportent actuellement. La commercialisation des livres numériques enrichis s’effectue donc principalement depuis l’App Store, l’iBooks Store ou l’Android Market, selon les règles de fonctionnement des « marchés bifaces » (CHANTEPIE, 2011). Ceux-ci jouent un rôle d’intermédiation en mettant en relation les

producteurs et leurs publics : d’un côté, ils cherchent à attirer le plus grand nombre de développeurs d’applications en leur offrant les meilleures conditions de production et de commercialisation ; de l’autre, ils espèrent séduire avec un catalogue diversifié le plus grand nombre d’acheteurs de tablettes numériques.

Façonnant la consommation selon des modèles économiques propriétaires ou gratuits, ces plates-formes fonctionnent comme « des dispositifs à visée économique caractérisés a minima par une architecture (technique et organisationnelle) et un mode de valorisation typiques » (BOUQUILLION, 2008, p. 145). Dans leur volonté de devenir un

« guichet unique pour l’utilisateur » (COMBES, 2004, p. 110), elles offrent souvent des

services gratuits destinés à « capter l’attention des usagers, avoir un accès direct au client, et devenir ainsi l’intermédiaire privilégié et un passage obligé des usagers vers l’offre ou une partie spécifique d’offre sur Internet » (KOCERGIN, 2002, p. 3).

Or, ainsi que nous l’avons déjà évoqué, la plate-forme de l’App Store restreint l’accès à la consultation sur des formats propriétaires dans une articulation étroite entre dispositif

technique et dispositif économique. Par son mode d’intégration vertical, la firme s’arroge aussi un droit de regard technique, commercial et moral sur les contenus publiés.

De son côté, Google n’exerce pas de contrôle ou de censure sur les contenus, mais cherche à renforcer le trafic afin d’augmenter la rentabilité de son moteur de recherche et revendre les données collectées sur les internautes. Pour ces deux acteurs dominants, la vente de livres numériques ne représente qu’une infime composante de leur activité industrielle. Comment les concepteurs de livres numériques enrichis se positionnent-ils au regard de ces stratégies de domination ? Comment articulent-ils leur vision avec le choix d’un modèle ouvert promu par Google ou propriétaire par Apple ?

Pour beaucoup de concepteurs, la plate-forme du Google Market ne semble pas répondre, en l’état actuel, à leurs attentes commerciales ; le faible volume de ventes les décourage à y être présents :

« Selon notre expérience, pour une application payante, vous aurez 95 % de vos revenus qui vont venir de la plate-forme iOS, et 5 % d’Android. Le concept d’Android, c’est vraiment le gratuit. » (Durand, Smartapps)

« Hopper, plus de 7 000 ventes sur iOS, 74 sur Android ! » (Bijon, RMN)

Le système fermé d’Apple qui « pousse à la vente » (Bijon, RMN) semble faire référence, contrastant avec le modèle ouvert de Google, trop éloigné des préoccupations marchandes et esthétiques des concepteurs :

« Google a un gros travail à faire. Leur métier, c’est celui de la publicité, ils poussent plutôt les applications gratuites avec de la publicité à l’intérieur. Ils appliquent le modèle Web. Là, ils ont tort. Apple fait de véritables revenus avec l’App Store. Ils poussent à la vente. » (Bijon, RMN)

Paradoxalement, alors qu’ils reconnaissent que le système propriétaire d’Apple est un marché de « consommation contrôlée » (LEFEBVRE, 1967), imposant des limites à la

configuration des œuvres, l’absence totale de contrôle sur les contenus par Google n’est pas positivement connotée : celle-ci n’est pas rassurante et ne place pas la barre assez haute en termes de qualité. Les autres plates-formes sont accusées d’alimenter le marché en produits culturels de médiocre qualité, sans sélection ni hiérarchie, nuisant au prestige et à la valorisation culturelle des livres enrichis :

« Pour Amazon, il ne faut pas de la qualité, mais de la quantité. Alors qu’Apple, il faut que les développeurs aient les moyens de montrer que les tablettes

peuvent faire des choses géniales, là où Amazon va brider pour standardiser. » (Prot-Poilvet, La Dentellière)