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Horizons d’attente sociaux du livre numérique

Conditions de la production et représentations des

Encadré 5. Lecture accélérée et lecture contributive

2.5 Représentations du livre et de la lecture

2.5.1 Horizons d’attente sociaux du livre numérique

Un objet littéraire difficile à circonscrire

« Intermédialité » du livre numérique enrichi

Donner une définition précise du « livre numérique enrichi » reste un exercice difficile pour les concepteurs. Le terme « enrichi » est tout d’abord critiqué pour ce qu’il semble véhiculer de négatif envers le livre imprimé : celui-ci deviendrait dans ce cas « un livre auquel on a enlevé certains avantages » (Durand, Smartapps), « un livre de base, pauvre, auquel on ajouterait de petits bonus » (Poirier, auteure).

Interrogés sur une possible définition, les concepteurs utilisent souvent les termes de « frontière », d’« hybridicité », de « mélange de codes ». Le livre numérique enrichi revêt les caractéristiques d’un objet « intermédial » (MÜLLER, 2006) et est pensé en termes de

continuités, d’emprunts et de filiations plutôt que de ruptures nettes. Il interroge les relations entre des médias traditionnellement identifiables — le livre, le jeu, le cinéma ou le Web — dans l’intention de créer une jonction entre différentes pratiques médiatiques.

« Nous sommes entre le jeu vidéo et le cinéma interactif. » (Gorman, auteure) « Ni un film, ni un jeu, ni un livre, mais quelque chose à la frontière de tout ça. » (Jarry, Book’Lab)

« Je fais de l’hybride entre le Web et le livre. » (Brulé, designer) « Nous mélangeons les codes du livre et du film. » (Castet, Byook)

L’alliance de ces pratiques médiatiques est loin d’être toujours évidente, mais, comme le formule Éric Méchoulan,

« L’important, comme dans toute réunion de famille, est que ça se passe mal, mais qu’on se retrouve l’année suivante. » (MECHOULAN, 2010, p. 259)

Dans ce jeu des familles médiatiques, le livre reste l’élément central : il s’agit de « réinterpréter le livre sur écran » (Cheyssial, Poésie industrielle), d’interroger « son historique centenaire » (Durand, Smartapps). Le livre numérique enrichi s’entend ainsi comme la « remédiatisation » (BOLTER, GRUSIN, 1999) à l’écran d’une forme culturelle

préexistante — le livre —, susceptible d’entrer en connivence avec d’autres médias — le jeu, le film et le Web. Si les discours des concepteurs martèlent la promesse d’une « innovation dans la lecture », pour autant, le livre numérique enrichi semble hériter des propriétés du livre imprimé, auquel l’on redonnerait du « peps, du sexy » (Cheyssial, Poésie industrielle) par un effet de « sublime technologique » (COSTA, 1994).

Du multimédia à l’hybridicité

Dans leur recherche de formes spécifiques, les concepteurs s’appuient sur une panoplie de terminologies destinées à cadrer et à éclairer les pratiques de réception : livre interactif, Hybrid’book, livre multimédia, indie-book, Byook (pour « Be your book »), fiction interactive, roman augmenté, Newbook… La diversité des expressions reflète la variété des horizons d’attente. Ce « flou terminologique terrible » (Poirier, designer) les amène à s’interroger sur la manière dont les lecteurs parviendront à s’approprier l’objet :

« Je ne vois pas quelqu’un qui dirait : “Ah ! Je lis un livre enrichi !” » (Assayag, auteur)

« On appelle cela des “apps”, mais il manque un mot pour le définir. » (Prot- Poilvet, La Dentellière)

Quelques témoignages font état d’une déception face à la matérialité finie de l’artefact : celui-ci ne reflète pas l’étendue des ambitions artistiques déployées. Les concepteurs attendent le « chef-d’œuvre » qui consacrera et imposera le genre. Prudents, leurs discours sont donc bien loin de l’emballement qui avait caractérisé les débuts des cédéroms interactifs (LAVIGNE, 2005). Ils n’hésitent pas à porter un regard

critique sur un objet encore « à mi-chemin, sans parti pris » (Brulé, designer), évoquent la difficulté à trouver un « langage fluide » (Cixous, graphiste) ou à inventer la bonne « recette » (Jarry, Book’Lab).

« C’est un livre qu’on a enrichi plutôt qu’une vraie création numérique. » (Ferrando, Musée des arts et métiers)

« J’aimerais qu’on fasse une œuvre et non pas qu’on nous dise : C’est incroyablement bien fait pour du multimédia. » (Prot-Poilvet, La Dentellière)

Le décalage est flagrant entre l’ambition artistique et littéraire de faire « œuvre » et les formes encore imparfaites et instables de l’artefact : entre juxtaposition de pratiques et rivalités médiatiques, les formes du livre numérique enrichi reflètent, aux yeux des concepteurs, un compromis encore fragile, plutôt qu’une alliance originale.

Leurs propos font écho à la distinction opérée par Lev Manovich (2010) entre un objet « multimédia » et un objet « hybride ». Dans un objet multimédia, les différents médias se positionnent les uns à côté des autres, mais chacun garde son propre langage : leurs interfaces, leurs techniques, leurs traditions évoluent en parallèle, mais ne communiquent pas. En revanche, les médias « hybrides » cherchent à relier les traditions médiatiques afin de susciter de nouvelles formes d’expériences — « a new media gestalt »

(MANOVICH, 2010). La typographie s’anime, se met en mouvement et devient un

« métalangage » combinant différentes techniques. L’un des concepteurs s’empare de cette idée en disant vouloir créer un « unimédia » plutôt que de « faire du multimédia » (Assayag, auteur). Si les concepteurs appellent donc de leurs vœux une plus grande « hybridicité » des formes, au sens de Lev Manovich, quels freins représentationnels leur interdisent d’y parvenir ?

Le lecteur, cet inconnu

Mesurer l’« écart esthétique »

L’un des premiers freins est lié à l’incertitude sur les compétences de lecture des publics et leurs « horizons d’attente » (JAUSS 2010 [1972-1978]). Si les précurseurs de la

littérature numérique affichaient leur volonté de remettre en cause les modèles intériorisés de la lecture « pour déstabiliser les habitudes et dérouter les systèmes » (SAEMMER,

TREHONDART, 2014b, p. 50), les concepteurs de livres numériques enrichis aimeraient se

situer dans un entre-deux : certes, ne pas suivre la ligne tracée des usages tels que les constructeurs de dispositifs les imaginent, mais proposer néanmoins des objets qui ne mettent pas le lecteur en permanence au défi de ses habitudes et du « contexte d’expériences antérieures dans lequel s’inscrit la perception esthétique » (JAUSS, 2010,

p. 56). Comment « faire rupture avec un objet avant que les lecteurs ne soient totalement perdus » (Fournier, Pandore éditions) ? Quelles « limites peut-on proposer au lecteur pour rester dans la cohérence » (Jarolim, auteur) ?

Nombreux sont les concepteurs qui craignent le décrochage, voire le rejet du public, dans sa confrontation à des œuvres protéiformes, parfois déroutantes dans leurs gestuelles ou leurs parcours narratifs :

« Quand les gens le lisaient, ils disaient : “Mais qu’est-ce que c’est ?” Ils ne disaient pas : “J’aime ou pas l’histoire”. » (Boda, auteure)

« On est en décalage permanent avec le public : les gens sont encore surpris alors que, pour nous, cette application n’est plus très innovante. » (Gervaise, e- Toiles)

« J’ai eu des retours me disant : “C’est compliqué, je suis perdu”. » (Mézenc, auteure)

L’interface tactile de la tablette est pourtant valorisée pour sa dimension « intuitive » et « naturelle », qui fait appel à un simple geste du doigt. Mais les réactions parfois décontenancées des lecteurs incitent à privilégier des interfaces ergonomiques identiques

d’un livre à l’autre pour faciliter l’appropriation. Tel est le parti pris du Centre Georges- Pompidou qui propose le même modèle d’interface sur ses e-albums d’exposition :

« Quand on prend un livre, on n’a pas à redécouvrir l’interface à chaque fois. Les gens ne sont pas là pour apprendre l’interface, c’est trop exigeant, ils n’ont pas envie de s’ennuyer systématiquement. » (Gauthier, Centre Georges- Pompidou)

Les concepteurs ont, par ailleurs, tendance à opposer le lecteur « classique » — celui qui lit au format ePub — au lecteur « aventureux » en quête de sensations esthétiques sur les livres-applications : le format de l’application véhicule une idéologie de la lecture « créative » et « innovante », à l’inverse des ePub considérés comme plus traditionnels. Les formats tracent une ligne de démarcation entre des publics aux compétences et aux attentes différentes.

La multiplication des enquêtes sur le lectorat du livre numérique pourrait à terme offrir un cadre d’analyse plus riche afin d’aider les concepteurs à mieux connaître leurs lecteurs empiriques. C’est dans cet esprit, mais dans un contexte encore exploratoire, que nous avons mené des entretiens auprès de lecteurs de catalogues d’exposition numériques afin de déceler les écarts potentiels entre le lecteur anticipé par le concepteur, le lecteur implicite du texte et la réception par le lecteur empirique (PARTIE V).

Un lecteur hybride ?

Les lecteurs sur liseuses sont-ils les mêmes que les lecteurs sur tablettes ? La lecture d’un texte apparaissant à l’encre électronique peut-elle être comparée à la lecture d’une œuvre hypermédiatique sur une tablette numérique tactile ? À l’heure actuelle, la plupart des études disponibles se concentrent sur les lecteurs de livres homothétiques, qui offrent, à première vue, peu de points de comparaison avec les livres enrichis.

Dans une enquête auprès de 50 lecteurs numériques équipés depuis plus de six mois d’un terminal de lecture, Françoise Paquienséguy émet l’hypothèse d’une double filiation des lecteurs de livres numériques :

« Les pratiques de lecture numérique tiennent à la fois de la pratique de lecture et de la pratique informatico-numérique. » (PAQUIENSEGUY, 2015, p. 21)

Les études dressent, il est vrai, le portrait d’un lecteur plus technophile que la moyenne, un profil que les concepteurs reprennent à leur compte :

« Sur tablette, on est plutôt technophile et CSP+ » (Gauthier, Centre Georges- Pompidou)

« C’est la trentaine branchée. » (Lecoq, Hybrid’Book)

Maria Goicoechea et Pilar Carcedo (2012) ont mené une étude sur les horizons d’attente intervenant dans la lecture de textes littéraires numériques. Elles ont proposé à 181 étudiants de lire quatre œuvres littéraires sur ordinateur : un texte en HTML simple d’Edgar Poe, un texte hypertextualisé de T. S. Elliot, une hyperfiction numérique Patchwork

Girl de Shelley Jackson et une œuvre en Net.art. Les étudiants les plus à l’aise dans ces

lectures hypermédiatiques se sont avérés être ceux dont les compétences de lecture sur support imprimé sont les meilleures. Néanmoins, la majorité s’est plainte d’une sensation d’inconfort oculaire et a dit éprouver un sentiment de déception : lire un texte d’Edgar Poe en HTML sur un écran d’ordinateur nécessite de résister à la tentation permanente de pratiquer d’autres activités. Une autre enquête de Maria Goicoechea et Pilar Carcedo (2012), cette fois-ci conduite sur des liseuses et des tablettes numériques, semble, dans ses premiers résultats, venir témoigner d’un horizon d’attente toujours lié au livre imprimé et à son rituel de sensations, mais aussi d’une attirance certaine pour la lecture animée et hypertextuelle. D’après les deux auteures, le lecteur numérique est confronté au lecteur implicite modélisé par le texte et celui modélisé par le dispositif « tablette ». Le lecteur de livres numériques enrichis aurait-il un profil hybride, au croisement de la tradition imprimée et des usages numériques modélisés par le dispositif ? En tout cas, cette étude réaffirme le lien fort entre les compétences de lecture sur support imprimé et celles sur écran (BOURDELOIE, 2012).

Un « petit joueur » ?

Françoise Paquienséguy retient, de son côté, deux catégories de lecteurs numériques :

« Les grands lecteurs numériques qui ont des choix de lecture arrêtés et précis […] et qui répliquent des pratiques antérieures. Les “petits joueurs” qui lisent à l’occasion, à la volée, au hasard. » (PAQUIENSEGUY, 2015, p. 22)

Si le profil de « grands lecteurs » est consacré par les études sur la lecture numérique, la posture des petits lecteurs relèverait du feuilletage, de la consommation rapide et de la découverte aléatoire, plutôt que de la lecture motivée. Françoise Paquienséguy en conclut que :

« Les formes innovantes de la lecture numérique ne sont peut-être pas à chercher du côté de ces lecteurs les plus expérimentés et assidus pour qui la technologie de lecture reste uniquement un support de lecture, mais de celui des utilisateurs de terminaux

portables interactifs qui, peut-être, lisent autrement, autre chose, mettant en œuvre des habitudes et des compétences liées à l’écran, aux réseaux, aux lectures professionnelles, à l’hypertextualité… » (PAQUIENSEGUY, 2015, p. 29)

Son hypothèse d’un « petit joueur » numérique, moins assidu, rejoint certaines des présomptions des concepteurs : nombre d’entre eux espèrent amener à la lecture les non- lecteurs, qui éprouvent des difficultés à s’intégrer au système scolaire et à la culture légitimée livresque.

« Je m’adresse aux enfants qui ne sont pas des lecteurs. » (Prêtre, La Souris qui raconte)

« On peut amener à lire des gens qui ne lisent pas et qui vont lire avec ce système-là. » (Castet, Byook)

Le potentiel attrayant de la « mise en scène numérique » (Castet, Byook) fait espérer que le dispositif « tablette » amène à la lecture. Le numérique est souvent perçu en France comme un égalisateur de chances, un outil de démocratisation, dans un discours d’encadrement parfois au « forceps ». Le développement d’un marché scolaire du livre

numérique s’appuie sur des représentations dominantes d’une relation « naturelle » entretenue par l’enfant sur les supports tactiles, rejoignant l’idée de la « génération mutante » de Michel Serres (2012). Les concepteurs de livres numériques pour la jeunesse tendent à partager ces convictions :

« Les enfants ont un rapport décomplexé à l’objet. » (Guilleminot, L’Apprimerie) « Ils n’ont pas besoin de la page. Avec eux, cela passe tout de suite, ils essaient de cracker le code. » (Prot-Poilvet, La Dentellière)

« Pour eux, c’est évident d’avoir du son en lien avec un livre. » (Lecoq, Hybrid’book)

« Ils sont en terrain conquis, ce sont les parents qu’il faut rassurer. » (Prêtre, La Souris qui raconte)

Les résultats des enquêtes sur les pratiques de lecture numérique des jeunes restent cependant encore contradictoires tant les horizons d’attente évoluent vite et les méthodologies diffèrent : tantôt il y est prouvé que les aspects multimédias du livre interactif distraient les enfants et sont une entrave à la compréhension (CHIONG ET AL.,

2012), tantôt ces mêmes éléments provoqueraient un plus fort engagement dans la lecture (LARSON, 2010).

Dans une étude encore exploratoire, Géraldine Cohen, Olivier Rampnoux et Cyrille Bechemin (2015) montrent comment les enfants sont, en effet, « séduits » par les caractéristiques interactives des livres enrichis. Leurs parents restent cependant inquiets

devant la disparition à l’écran des formes traditionnelles de la lecture : l’enfant continue-t-il à « lire » le texte ou se laisse-t-il porter uniquement par l’image et le son ? Ils ont tendance à considérer le livre enrichi comme un produit prêt à consommer, nuisible à la construction de l’imaginaire.

De nombreuses interrogations subsistent encore sur ces lectures : quelle perception les lecteurs, enfants ou adultes, ont-ils de cette littérature hypermédiatique ? Quel rôle joue la matérialité du médium dans le processus de réception ? Et, surtout, où y situer et comment mesurer le plaisir de la lecture, au-delà de sa dimension d’acquisition du savoir et de la ludicité si vite associée au dispositif numérique ?

Les concepteurs cherchent à joindre ces horizons d’attente ambivalents : ils aimeraient concilier la figure du lecteur assidu de romans avec celle de l’usager numérique ou encore du non-lecteur. Tous partagent cependant l’idée que la lecture sur écran est cognitivement difficile (BACCINO, 2011). Comment alors lutter contre la

« mauvaise réputation » de la lecture numérique pour mettre en valeur le potentiel artistique de leurs œuvres ? De quelles manières relever le défi de l’innovation littéraire en tenant compte des horizons d’attente pluriels du public et des fréquentes critiques adressées à la lecture sur écran ? Tous témoignent de leur surprise quand leur lectorat, adultes ou enfants, « prend le temps » de s’arrêter pour lire réellement les œuvres.

Avant d’aborder ces questions à travers les représentations du livre, de l’interactivité et de l’hyperlien par les concepteurs, il nous faut repréciser les limites d’une enquête circonscrite auprès d’acteurs spécifiques : si les concepteurs que nous avons interrogés ont probablement plus de moyens financiers que les auteurs de littérature numérique, et tendent à s’organiser en un champ professionnel, leurs budgets restent très en deçà de ceux des grands acteurs anglo-saxons du secteur. Ils constituent un champ d’études qui ne peut être tenu pour représentatif de l’ensemble du secteur.