• Aucun résultat trouvé

Conclusion : entre rapt et ravissement du lecteur ?

Conditions de la production et représentations des

Encadré 11. Lecture contemplative

2.5.5 Conclusion : entre rapt et ravissement du lecteur ?

Écologie attentionnelle de la lecture

Le courant des humanités numériques s’intéresse actuellement au « design de l’attention », opposant les stratégies de contrôle et de capture mises en place par les dispositifs technologiques aux tactiques artistiques et créatives favorisant le réenchantement du monde et la libération de l’appropriation du sens (STIEGLER, 2014).

Le livre numérique enrichi pose de front la question du devenir industriel des pratiques créatives et esthétiques. Les concepteurs souhaitent-ils modéliser des pratiques de lecture relevant d’une « écologie attentionnelle » (CITTON, 2014) ? Quels liens font-ils entre acte

de lecture et mécanismes d’attention ?

L’idée d’une lecture numérique « écologique » libérant l’attention est aujourd’hui véhiculée dans les modes de lecture « zen » des journaux sur le Web, qui proposent une lecture sans clignotements intempestifs. Cette représentation d’une lecture méditative, propice à la réflexion, se retrouve dans nombre de discours de concepteurs :

« Il faut libérer l’attention du lecteur sur ce qu’il lit, et qui doit le concentrer : le texte. » (Petit, Actialuna)

« Une fois qu’on est dans la page, je ne vais pas mettre des choses qui clignotent, car on est dans la lecture, dans le livre. » (Bijon, RMN)

« On ne veut pas faire de détournement par rapport à la lecture. » (Lecoq, Hybrid’book)

Ces représentations d’une lecture numérique « intensive » peuvent être mises en parallèle avec la médiologie des régimes d’attention établie par Dominique Boullier (2014). Celle-ci met en tension le régime de la fidélisation avec celui de l’alerte. Si la fidélisation s’apparente à la confortable répétition du connu en offrant des indices de reconnaissance, l’alerte caractérise, en revanche, un régime d’attention conquérant, qui génère un climat de stress, une hésitation perpétuelle. Dominant dans le régime médiatique actuel, l’alerte est ce qui saute aux yeux, et provoque une irruption permanente d’excitations imprévisibles incitant à l’achat compulsif. Si la fidélisation instaure un rapport de confiance, elle tient cependant aussi de la routine, alors que l’alerte, par ses points de saillance et son caractère imprévu, peut en délivrer. Comment les livres numériques enrichis gèrent-ils la tension entre ces deux registres médiatiques ? À la longue, le geste de tourner une page peut, en effet, s’avérer répétitif, même s’il permet de conserver le régime de la fidélisation répondant, selon les concepteurs, aux horizons d’attente des lecteurs. Comment rompre la

régularité de la routine en proposant des intermittences de régimes médiatiques ? Comment créer le suspens tout en retenant l’attention ?

Si le livre numérique enrichi se présente comme un monde clos, un refuge, une « vacuole de silence » (CITTON, 2010, p. 75), ou encore un rempart face au régime

d’alerte prédominant sur le Web, il reste néanmoins imprégné des idéologies attenantes au capitalisme attentionnel, dans ses formes courtes ou ses présomptions de ludicité. Les concepteurs semblent dans leurs discours être à la recherche d’un « juste milieu ». Les livres enrichis pour enfants minimisent le nombre d’interactions afin de ne pas sursolliciter le lecteur et laissent souvent des pages de textes sans animation pour modéliser des pratiques de lecture concentrées.

L’éditeur de la Réunion des musées nationaux dit proposer des registres de lecture pluriels pour mieux retenir l’attention des lecteurs. La « préface audiovisuelle » est un tunnel d’entrée qui accroche et crée une posture de lecture « contemplative » ; le « sommaire parfois déstructuré » doit donner l’illusion d’une lecture « sélective » ; quant aux contenus, ils conservent l’apparence du beau livre et de la lecture « intensive » — un texte fixe à la typographie élégante, présenté sur deux colonnes — et une belle iconographie « spectacularisée » par l’écran. Une petite « touche » d’interactivité à quelques endroits permet de répondre à la curiosité « manipulatoire » et « polysensorielle » du lecteur, mais remplit surtout une fonction commerciale et promotionnelle destinée à attirer l’attention des journalistes. L’éditeur souhaite ainsi créer un « label » éditorial du catalogue numérique, en structurant l’attention du lecteur autour de lectures préférentielles multiples.

Ces oscillations de régimes s’inscrivent dans une tension permanente, et apparemment contradictoire, entre distraction et attention. Walter Benjamin (1935) propose de penser la « distraction » non comme l’opposé de l’« attention », mais comme un apprentissage, un entraînement à la « réception dans la distraction », proposant une ouverture à l’inconnu. La figure du lecteur flâneur de Baudelaire pourrait-elle supplanter celle du lecteur distrait, atteint de la maladie accélérative des temps modernes ? Lever les yeux d’un livre permet de reprendre son souffle et d’entrer en rêverie : les formes et les figures modélisées dans les livres numériques enrichis autorisent-elles cet espace de rêverie ou montent-elles la garde en permanence, de peur que le lecteur ne soit capté par d’autres dispositifs attentionnels ?

« Comment tu gardes l’attention et la tension ? Comment tu arrives à garder le fil pour être immergé ? » (Cixous, graphiste)

La distraction correspondrait ainsi, pour Élie During (2009, p. 184), « à une transformation structurelle, ou si l’on préfère à un nouveau régime de l’attention (ou de l’inattention), d’autant mieux adapté à ce nouvel environnement qu’il serait en grande partie façonné par lui ». Alain Giffard (2010) voit, pour sa part, une contradiction dans la lecture de « consommation » proposée par les lectures industrielles : celle-ci suppose en réalité un lecteur « hyperresponsable » compétent dans sa maîtrise des outils. Claire Bélisle voit également dans la modification des capacités d’attention l’apparition d’un lecteur multitâches adapté à la tyrannie du temps accéléré, à la fois capable d’une « polyattention » et d’une « polyfocalisation » (BELISLE, 2011, p. 135).

Quelles potentialités de création portent alors les livres numériques enrichis au regard du design de l’attention ? Quels îlots de résistance peut-on y détecter ? C’est pour Bernard Stiegler l’enjeu de la « pharmacologie de l’attention » (2014) que de proposer un design attentionnel déjouant les idéologies du numérique.

Lectures préférentielles du livre numérique enrichi

Malgré sa relative jeunesse, le livre numérique enrichi pourrait donc bien se situer au cœur des enjeux actuels de la transformation des pratiques de lecture face au développement d’une économie de l’attention.

L’objet subit une forte pression idéologique qui pousse les concepteurs à intégrer la course à la vitesse, l’hyperconsommation d’expériences éphémères, les idéologies du jeu et du gratuit, au cœur du fonctionnement marchand capitaliste contemporain. S’il s’inscrivait uniquement dans ces rhétoriques d’accompagnement, le livre numérique enrichi ne serait qu’un pur produit du marketing. Ses formes éditoriales seraient dessinées afin de structurer l’attention du lecteur autour de logiques marchandes bien éloignées du jeu d’auteur désintéressé, valorisé par les auteurs de littérature numérique.

Les jeux textuels proposés par les auteurs de littérature numérique visent à faire réfléchir, à inciter à la distance et au recul critique. Ont-ils cependant jusqu’à présent atteint leurs objectifs quand le dispositif technique prend le pas sur le dispositif littéraire et semble parfois dresser le cadre d’une seule « littérature de l’outil » (FARGE, 2014) ?

Leurs « pièges à lecteur » (BOOTZ, 2006) imposent une contrainte physique dans l’accès à

la signification du texte. Or, ces pièges prennent parfois l’allure d’un rapt, violant les habitudes lectorales. Par ailleurs, si la capture du lecteur est entendue au sens ludique, celle-ci prend aussi le risque d’un piège non maîtrisé et d’une récupération par les

idéologies du rapide et de l’éphémère, en acculant les lecteurs à adopter des stratégies de microlectures pour résister à la frustration et à la pression cognitive.

Certes, le risque est réel que certaines idéologies deviennent performatives et mettent un frein à la diversité des pratiques, en préférant l’ordre du connu et les routines ludiques à l’instabilité créatrice. Les formes hypermédiatiques du livre enrichi sont-elles pour autant condamnées à devenir « le cheval de Troie d’une société en réseau, du nouvel esprit du capitalisme » (THIBAULT, MABI, 2015 [en ligne]) ? Les entretiens menés auprès des

concepteurs montrent à quel point la marge de manœuvre est étroite, dans un champ de tensions économiques, techniques et idéologiques qui exerce de fortes pressions sur leurs pratiques. Pourtant, les « superstructures » économiques et techniques ne sont jamais assez puissantes pour empêcher les imaginaires de les déborder. Yves Citton rappelle qu’une expérience littéraire reste une « convergence entre points de vue et points de vie » (2011 [en ligne]). L’expérience littéraire esthétique propose des espaces de suspension, des vacuoles d’interprétation dans la pression à la vitesse et la logique productiviste actuelle.

Les discours des concepteurs témoignent aussi de cette volonté d’élaborer des pratiques de lecture entretenant une « relation complice avec le temps » (BELISLE, 2011,

p. 123), où se déploie l’imaginaire du lecteur.

Le livre numérique enrichi peut-il être le « cheval de Troie » de cette résistance en proposant une expérience d’« aliénation enrichissante » (CITTON, 2013), mue par un désir

de ravissement esthétique ? Entre « charming junkware » (BARDINI, 2015) et désir de donner

à vivre une expérience esthétique, quelles dynamiques sémiotiques se jouent dans les lectures préférentielles des artefacts ?

PARTIE III.

BRIQUE EPISTEMOLOGIQUE