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Conditions de la production et représentations des

Encadré 8. Lecture manipulatoire

L’analyse de ces discours nous a inspiré l’interprétant de la lecture « manipulatoire » selon lequel les lecteurs souhaitent manipuler le livre numérique, en reproduisant des métaphores avec des dispositifs familiers, comme le livre imprimé. (Voir PARTIE III.)

2.5.3 « Interactivité » : un dilemme pour la lecture

Une notion passe-partout

La notion d’« interactivité » revient fréquemment dans les témoignages des concepteurs. Qu’entendent-ils exactement par cette expression qui a été qualifiée de « passe-partout » et comment imaginent-ils la mettre en œuvre dans leurs créations, notamment en relation avec la lecture ?

Geneviève Vidal (1998, p. 92) définit l’interactivité comme la « possibilité technique pour l’usager de faire des combinaisons à travers l’hypertexte et l’hypermédia, offrant un certain choix dans la navigation à partir d’images, de sons et de textes pour définir un type d’accès ». La période des « cédéroms interactifs » a souvent porté aux nues la promesse d’un nouveau rapport des institutions culturelles avec leur public, espérant faire participer plus « activement » le visiteur de musées par le biais des nouvelles technologies interactives (DAVALLON ET AL., 2000 ; LAVIGNE, 2005 ; SEGUY, 1999). Le champ des cultural studies a

poursuivi ces réflexions, avec notamment les travaux d’Henry Jenkins (2006) sur la participation et la culture des fans.

Pour Serge Proulx et Michel Sénécal (1995), cette interactivité présentée comme l’horizon idéal des nouvelles technologies est plutôt à considérer sous l’angle d’une métaphore idéologique qui participe d’une utopie technicienne de la démocratisation de l’information. « Nouveau lexique de la modernité électronique » (PROULX,SENECAL, 1995,

p. 240), ce mot « magique » ne serait qu’un argument de vente, un « référent imaginaire global » (RABATE,LAURAIRE, 1985, p. 39) qui sert « de plus-value technologique au service

des discours de promotion des “nouvelles technologies” » (GUENEAU, 2005, p. 121).

Yves Jeanneret invite aussi à se délester du flou idéologique de cette notion en dépassant la simple description des fonctionnalités techniques, pour s’intéresser plus précisément aux régimes sémiotiques des écrits d’écran, aux signes-passeurs, et à la manière dont les configurations fines des dispositifs médiatiques cherchent à modéliser des pratiques auprès des publics. Nous retenons sa définition de l’interactivité comme d’une « interprétation actualisée dans un geste » (JEANNERET, 2007c, p. 168), dans un « lien

d’anticipation mutuelle des interprétations qui unit le concepteur et l’utilisateur » (OP. CIT,

p. 165).

Comment les concepteurs de livres enrichis imaginent-ils les pratiques de lecture au regard de leurs représentations de l’interactivité ? L’éditeur du Centre Georges-Pompidou relie la participation de l’usager au fait de « produire quelque chose, une glose » : l’e-album d’exposition ne doit ainsi plus se comprendre comme un « objet fini » (Gauthier, Centre Georges-Pompidou), mais comme un objet qui permet à ses lecteurs d’y laisser des traces, d’en transformer l’apparence en intervenant dans l’écriture. L’éditeur de la Réunion des musées nationaux imagine une attente plus légère, une « petite expérience », uniquement dans « l’idée de dire que c’est interactif » (Bijon, RMN). Une conceptrice de livres numériques enrichis pour la jeunesse y décèle les prémisses d’une appropriation plus active, dans un dialogue dynamique entre le livre et son lecteur :

« Notre fils nous dit : “Maman, j’ai imaginé un nouveau livre pour tablette”, alors qu’il n’a jamais dit ça sur livre papier. C’est comme si l’interaction leur donne l’impression qu’ils sont plus maîtres de l’histoire. » (Prot-Poilvet, La Dentellière)

La majorité des représentations s’articulent néanmoins autour de deux extrêmes considérés comme potentiellement dangereux pour l’activité de lecture : de l’aliénation à l’envoûtement, il n’y a qu’un pas à franchir.

Une aliénation ?

Sur l’Internet, les représentations de la lecture numérique sont souvent associées à l’action et au déplacement :

« Se déplacer sur l’Internet, c’est d’abord faire, agir. » (GHITALLAET AL., 2003, p. 138)

L’articulation entre « le faire » et « le lire » transforme la lecture sur écran en une activité complexe et multimodale, accordant la priorité à la manipulation physique des signes, de sorte qu’il y aurait « lecture dans la lecture » (GHITALLA ET AL., 2003, p. 181) :

« Sur le Web, il faut faire pour lire et il faut lire pour faire ».

Espen Aarseth (1997) nomme lecture « ergodique36 » ce type de lecture où un effort « non trivial » est demandé au lecteur pour traverser le texte. L’expression fait référence aux actions physiques effectuées, hormis le fait de tourner « machinalement » les pages ou le mouvement des yeux. La lecture ergodique associe l’éventail des gestes impliqués à l’émergence de la signification. Elle confronte « une ergonomie fonctionnelle (savoir où il faut cliquer) avec une herméneutique de la lecture (avoir quelque chose de riche à interpréter) » (JEANNERET, 2007c, p. 168).

Face à la dimension ergodique de la lecture sur écran, les représentations des concepteurs se tournent vers une question centrale : comment faire en sorte que les lecteurs aient le sentiment de s’approprier réellement le sens d’un texte et non pas seulement d’exercer « une compétence qui se vérifie face à une tâche » (JEANNERET, 2007c, p. 168) ?

« Je suis contre la surinteractivité dans le livre, qui appartient souvent à l’accomplissement de l’objectif, qui appartient plus au domaine du jeu que de la lecture. » (Petit, Actialuna)

L’« interrogation du lecteur sur sa propre activité » (JEANNERET, 2007c, p. 167) —

« Qu’attend-on de moi ? » (Castet, Byook) — est perçue comme un risque pour la lecture, lié à la frustration potentielle de ne pas interpréter correctement le lien d’anticipation proposé. Le lecteur numérique est-il en mesure d’appréhender la signification du texte s’il lui faut accomplir de nombreuses tâches pour y accéder ? La lecture ne devient-elle pas, dans ce cadre, un « décodage » au sens strict des actions proposées par le dispositif ? L’opération de déchiffrement liée aux gestes de manipulation entrave selon les concepteurs le déploiement de l’« imaginaire », entendu ici « à la fois comme une

expérience de libération (on se désengage de la réalité) et de comblement (on suscite imaginairement à partir des signes du texte un univers marqué par ses propres fantasmes) » (JOUVE, 1993, p. 80).

Mais l’interactivité est aussi associée à l’univers paramétré des briques game-play des jeux vidéo (ALVAREZ ET AL., 2007), où les règles sont établies d’avance et freinent la

progression dans l’intrigue tant que le lecteur ne les maîtrise pas.

« Dans un jeu, l’interactivité est bornée, dans un livre rien n’est borné : le jeu vidéo est un produit, la lecture est un support de production personnel. » (Jarolim, auteur)

« Je veux garder la capacité d’imaginaire d’un livre, ce toboggan vers le ciel. » (Cheyssial, Poésie industrielle)

« Il n’est pas possible de résoudre des énigmes pour passer à la suite dans le livre numérique. Le livre numérique ne peut pas bloquer. » (Dervieux, designer)

La lecture « ergodique » peut potentiellement enfermer le lecteur dans des interrogations incessantes sur la manière de produire du sens, en l’obligeant à se confronter à une gestuelle dont il ne maîtrise pas tous les paramètres. Si, pour Aspen Arseeth, elle porte la promesse d’un jeu, d’une exploration par la découverte, les concepteurs craignent que la lecture du livre numérique ne prenne l’allure d’une activité machinique, et ne conduise au « clic frénétique » (SAEMMER, 2014) ou au « touch addictif »,

susceptibles de barrer l’accès à la production d’un imaginaire lié aux signes écrits. Comment le lecteur peut-il produire du sens quand sa participation se réduit à « l’activation d’un bouton-poussoir » (GUENEAU, 2005, p. 128) ?

Sur ces questions, Philippe Bootz (2011) invite à ne pas confondre les « structures de jeu » modélisées par les jeux vidéo avec les « structures de manipulation textuelle » modélisées dans certaines œuvres de littérature numérique : si un effort de manipulation non trivial est réclamé dans les deux cas auprès du lecteur, l’enjeu ne peut être le même puisque le premier propose un « objectif ludique » et le second un « objectif textuel » (BOOTZ, 2011, p. 184). Néanmoins, la distinction entre les deux objectifs est-elle toujours

si aisée à établir ? Les concepteurs s’interrogent sur une possible « dérive techniciste » de la lecture, où la matérialité du média l’emporterait sur l’imaginaire narratif. Ils craignent que la surcharge cognitive liée à l’effort du lecteur pour décoder l’interface vienne enrayer le processus d’interprétation et de déchiffrement global du sens. Ils questionnent également le « déplaisir » face à cet effort nécessitant de s’impliquer corporellement. À rebours des idéologies de la « participation » véhiculées par le concept d’interactivité, le consentement du lecteur à s’engager dans ces pratiques leur semble loin d’être acquis.

« Jouissance » technologique

L’implication du corps dans la lecture interroge la manière dont nous nous approprions le texte et prenons du plaisir à lire. Si l’interactivité est considérée sous l’angle d’un travail à fournir, elle est aussi associée à un autre allant de soi de la lecture numérique : le divertissement, perçu comme un frein à l’idéal d’une lecture intensive. D’après Alexandra Saemmer (2008, p. 66), le « rapport entre observation, écoute, lecture et interaction […] peut mettre en danger le texte comme signifiant potentiel ». Nicolas Xanthos et Bertrand Gervais (1999) s’inquiètent eux aussi d’un risque d’épuisement et d’enfermement dans la seule exploration jouissive des formes hypermédiatiques. Celles-ci ne transforment-elles pas le livre numérique en un simple jeu, détournant, pour Theodor Adorno, le lecteur des conditions réelles de son existence (ADORNO, HORKHEIMER, 1974 [1947]) ?

Roland Barthes (1973, p. 22-23) oppose le texte de « plaisir » au texte de « jouissance ». Le premier ne rompt pas avec les conventions culturelles et tient du confort. Le second met, en revanche, le lecteur en état de perte, d’inconfort, et fait vaciller ses assises. La lecture d’une œuvre enrichie participe-t-elle alors d’un plaisir du texte ou d’une jouissance des formes, qui aliénerait le lecteur en le plongeant dans une exploration sans limites ? Le texte peut-il disparaître dans la frénésie du geste et le spectacle des formes médiatiques, s’interrogent les concepteurs ?

À la séduction de l’appareil technologique s’ajoute, en effet, la rivalité de formes médiatiques dont le pouvoir d’attraction peut potentiellement détourner la lecture des signes écrits. Or, les concepteurs rejettent le « kitsch » technologique et toutes les formes sémiotiques ultra-séduisantes qu’ils tendent à percevoir, à l’instar d’Abraham Moles (1971), comme une aliénation à un environnement esthético-économique37. Les formes manipulables et animées du texte numérique sont perçues comme une source de distraction : elles perturbent la narration et suscitent de l’ambivalence dans les postures de lecture.

« Cela perturbe, on est là, on lit et on commence à réfléchir à ce qu’il faut lire à côté ; on perd le fil de la lecture, c’est gadget, marrant, mais cela n’apporte rien à la narration. » (Castet, Byook)

37 « Le phénomène Kitsch est fondé sur une civilisation consommatrice qui produit pour consommer

et crée pour produire, dans un cycle culturel où la notion fondamentale est celle d’accélération. » (MOLES, 1971, p. 78)

« Est-ce que je lis l’œuvre que j’ai lancée ou est-ce que je la joue ? » (Petit, Actialuna)

« C’est plus des livres, c’est des jeux, l’enfant passe son temps à cliquer sur des formes. » (Lecoq, Hybrid’book)

« Les gens ne lisent pas l’histoire, ils profitent juste des interactions. » (Essig, Studio Troll)

« Plus tu es sollicité en tant qu’interacteur, plus tu te disperses et tu perds le fil d’une émotion. » (Cixous, graphiste)

La présomption ludique systématiquement associée à l’interactivité freine paradoxalement les expérimentations créatives : pour de nombreux concepteurs, l’élaboration du sens se situe dans la temporalité du mouvement des pages, et non dans l’implication du corps. Ces réticences à relier plus étroitement la lecture à ses dimensions corporelles peuvent-elles s’expliquer par le « tabou » sur le plaisir sensoriel procuré par les environnements numériques (RIEUSSET-LEMARIE, ROBERT, 2014) ? Diabolisée, accusée

d’être à l’origine des addictions et pathologies contemporaines, la dimension du « plaisir » est souvent assimilée aux stratégies des industries culturelles et numériques qui ne cesseraient d’en vendre pour endormir les masses. Si le plaisir peut être vu comme l’un des fondements du « capitalisme émotionnel » (BOUQUILLION, MATTHEWS, 2010), John Fiske

(1987) réhabilite, au contraire, l’idée que certains plaisirs suscités par les textes des industries culturelles peuvent être source de subversion sociale. La manière dont certaines créations numériques parviennent aujourd’hui à mettre en « jeu » le corps avec d’autres imaginaires est loin de pouvoir se réduire à un simple divertissement ou à une aliénation du récepteur. Pour l’heure, la plupart des concepteurs jugent plus « sage » de se tenir à l’écart et d’imaginer des pratiques de lecture calquées sur le modèle du lecteur de fictions imprimées.

Hypertextes et narration

Vecteur de nombreuses représentations, l’hypertexte est l’une des figures les plus fréquemment associées à la lecture numérique. Theodor Nelson le définit comme « une nouvelle forme d’écriture non séquentielle sur ordinateur donnant accès à des unités textuelles de manière interactive » (trad. par BOURASSA, 2010, p. 20). Nous retenons ici la

définition d’Alexandra Saemmer (2015a, p. 16) de l’hypertexte comme la « trace d’une interprétation effectuée par un Auteur qui se trouve plus ou moins explicitée dans le texte géniteur contenant l’hyperlien ». Celui-ci relie deux textes ou images entre eux selon des niveaux de contiguïté logique ou temporelle.

Pensée de l’auteur versus liberté du lecteur

L’hypertexte est une évidence parmi les concepteurs : « Mettre de l’interaction derrière les mots, c’est notre génération ! » (Essig, Studio Troll). Pourtant, les modélisations de pratiques imaginées par les concepteurs tendent à borner son usage à certaines fonctions délimitées.

Pour Stuart Moulthrop (1993, p. 80), l’hypertexte épouse notre système de pensée : certains concepteurs partagent cette représentation et l’envisagent comme la reproduction du travail de la pensée d’un auteur, à l’instar d’associations libres organisées en rhizome :

« Didier Ottinger pensait Hopper de façon rhizomatique, une iconographie lui fait penser à une image de cinéma, qui, elle-même, fait penser à un auteur de philosophie, cela construit une toile, c’est une mise en abîme de sa vision de l’artiste. » (Bijon, RMN)

À cet imaginaire récurrent d’un réseau de fragments reflétant des structures neuronales s’ajoute celui d’un accès non linéaire à l’information. L’hypertexte est aussi perçu sous l’angle d’une liberté accordée au lecteur, d’un outil qui l’aide à rompre avec la linéarité forcée de la lecture :

« Le lecteur fait son choix, c’est fragmenté par nature, il n’y a pas une progression de la réflexion comme dans un livre. » (Bijon, RMN)

« On entre où on veut par le truchement d’une image. » (Cheyssial, Poésie industrielle)

Introduire des hyperliens est une manière de donner au lecteur le sentiment de maîtriser son parcours, de « construire le chemin de fer de l’ouvrage » (Bijon, RMN). L’hypertexte porte ici la vision d’un accès plus « démocratique » et plus rapide au contenu, rompant avec la linéarité obligée du livre et sa tradition autoritaire.

Catherine Guéneau (2005, p. 126) rappelle comment certains choix apparemment laissés au livre arbitre du lecteur sont en réalité « joués d’avance » et « font oublier la fermeture du système en simulant l’ouverture ». Le sommaire sélectif permet-il dans certains cas de « mimer » une sérendipité de la lecture numérique, pour offrir l’illusion d’une découverte aléatoire ? L’éditeur de la Réunion des musées nationaux dit, en effet, chercher à donner l’illusion d’une liberté de circulation dans un contenu fortement linéarisé par ailleurs.

« L’attente est un peu de navigation arborescente. Je construis de manière linéaire, mais je leur donne l’impression que c’est délinéarisé. » (Bijon, RMN)

L’hypertexte, un pourvoyeur d’informations

L’hypertexte revêt par ailleurs, selon les concepteurs, une fonction pratique, utilitaire, reposant sur la « présomption d’information » (SAEMMER, 2015a). Il est convoqué comme

une figure d’illustration du texte : pour l’éditeur Studio Troll, « les lecteurs veulent une instantanéité, une correspondance immédiate entre ce qu’ils voient et ce qu’il y a derrière ».

« On appuie sur un mot et le lecteur voit le renseignement apparaître. » (Mobillon, 292Contents)

« Il permet à la personne de remettre dans le contexte ou de prolonger la réflexion. » (Mézenc, auteure)

Ces présomptions informationnelles reflètent les représentations dominantes sur la lecture numérique. Une enquête OpinionWay38 menée en 2014 auprès de 2 015 sujets et 500 utilisateurs montre que 22,4 % des lecteurs citent avant tout la « recherche de définitions » ou le « renvoi du texte sur le Web ». L’hypertexte est fréquemment associé aux « notes de bas de page » ou encore à l’idée de « bibliothèque universelle connectée ».

« La possibilité d’aller consulter les textes est à la disposition du lecteur qui a besoin d’aller plus loin. La note “++” est liée à la notion de bibliographie connectée, l’idée est la matérialisation de la convergence de Jean-Marie Messier. » (Bijon, RMN)

L’outil d’édition iBooks Author anticipe sur ces horizons d’attente en modélisant des formes-modèles favorisant l’association de liens hypertextes à des définitions. Les concepteurs de livres numériques pour enfants s’emparent de ces formes-modèles comme d’une évidence, modélisant à leur tour des pratiques de lecture, où le plaisir du texte littéraire se mêle à des représentations scolaires et pédagogiques.

« Chaque occurrence, c’est iBooks Author qui les pose automatiquement à chaque fois, c’est un truc plus scolaire, pour les parents, s’ils veulent expliquer un mot. » (Prot-Poilvet, La Dentellière)