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Marché émergent du livre numérique enrich

Conditions de la production et représentations des

2.2 Marché émergent du livre numérique enrich

Si des outils de mesure sur le marché du livre numérique se sont mis en place sous la forme de baromètres annuels, il n’existe à ce jour aucune statistique portant spécifiquement sur le livre numérique enrichi et son lectorat. Les déclarations des éditeurs collectées durant l’enquête permettent toutefois d’apporter quelques informations.

Un marché balbutiant

Les discours font état d’un décalage persistant entre la promesse d’accès à une audience mondialisée en résonance avec les discours d’accompagnement sur le livre numérique — « des publics de masse à l’échelle planétaire » (Mobillon, 292Contents) — et la réalité des ventes que tous les concepteurs, sans exception, estiment décevante. Le marché est « quasi inexistant » (Lecoq, Hybrid’Book), « balbutiant » (Ledoux, Art Book Magazine – ABM), « étroit, non mûr » (Bijon, RMN).

Les discours entre le début de l’enquête en 2012 et son achèvement en 2015 n’ont pas évolué sur ce point ; certains éditeurs jugent leur situation encore plus difficile en 2016. Les chiffres de vente se situent dans une fourchette comprise entre plusieurs dizaines et plusieurs milliers d’exemplaires par titre. Les catalogues numériques du Centre Georges- Pompidou fluctuent entre 1 000 et 2 000 exemplaires, avec une moyenne à 1 500. Pour l’éditeur indépendant et associatif, Pandore Éditions, les ventes se comptent plutôt en dizaines d’exemplaires. L’application Edward Hopper, d’une fenêtre à l’autre est, au moment des entretiens, considérée comme la meilleure vente de catalogues d’exposition numériques de la Réunion des musées nationaux (RMN) avec 8 000 téléchargements payants. L’éditeur Thomas Bijon compare néanmoins ce chiffre avec les ventes du cédérom culturel du Louvre, qui avaient atteint les 360 000 exemplaires.

Du côté des fictions enrichies pour tablettes, l’auteur Jean-Jacques Birgé confie avoir vendu 48 exemplaires de son roman enrichi La corde à linge par l’intermédiaire de la maison d’édition Publie.net, contre 600 pour La famille Strudel de l’éditeur Studio Troll, directement depuis l’App Store.

Avec ces faibles chiffres de vente, le marché du livre numérique enrichi reflète à l’extrême les statistiques d’un marché de l’édition numérique encore fragile et non stabilisé en France.

Un marché freiné par les éditeurs traditionnels ?

Il est frappant de constater dans les entretiens que de nombreux concepteurs attribuent en premier lieu ces faibles volumes de vente à l’attitude réticente des grands éditeurs français qui freineraient sciemment le développement de l’offre. Certes, des collaborations ont lieu entre les deux catégories d’acteurs, mais celles-ci restent encore trop rares pour que le secteur puisse se développer en France :

« On estime que les éditeurs papier pourrissent un peu le marché. Ils n’y vont pas délibérément, le catalogue ne se développe pas, les gens n’achètent pas parce qu’ils n’y trouvent pas leur compte. Et, nous, on se retrouve perdus au milieu d’une masse de produits et de licences anglo-saxonnes. » (Gervaise, e- Toiles)

D’après les concepteurs, les grands éditeurs français seraient peu enclins à expérimenter, plus soucieux de conserver leur position dominante sur le marché du livre papier que de prendre des risques sur un terrain inconnu. Sont évoqués pêle-mêle des « réticences économiques et idéologiques », une « peur » à l’endroit du numérique, un « conservatisme » incitant à ne rien changer dans les modes de fonctionnement : « C’est pas des explorateurs, les éditeurs ! » s’exclame désappointée la dirigeante de La Souris qui raconte. Selon l’éditeur Poésie industrielle, les éditeurs n’ont plus l’esprit d’innovation, car « les maisons d’édition sont désormais gérées par des financiers », des « cartésiens qui manquent d’audace ». Pierre Bourdieu se demandait déjà si les processus de concentration n’allaient pas subordonner les pratiques d’édition à des logiques financières, en estimant alors que « le bastion de la résistance aux forces du marché » était incarné par les petits éditeurs dynamiques, porteurs d’une tradition d’avant- garde littéraire, seuls susceptibles d’arracher « l’ordre littéraire établi à l’immobilité » (1999, p. 19). Toutefois, dans le contexte de l’économie numérique, Philippe Bouquillion et Jacob T. Matthews rappellent que les critiques à l’encontre des acteurs traditionnels de la culture, souvent décrits comme « dépassés » ou « archaïques », contribuent paradoxalement à renforcer les stratégies de domination des acteurs du numérique :

« […] l’enjeu est de montrer aux acteurs de la sphère financière que les entreprises du Web collaboratif œuvrent dans le sens de l’histoire, alors que les industries de la culture appartiennent au passé et fonctionnent de manière archaïque. » (BOUQUILLION,MATTHEWS, 2010, p. 70-71)

Si les concepteurs de livres numériques enrichis se font l’écho de telles idéologies destinées à appuyer des stratégies économiques émergentes, nous ferons ici plutôt l’hypothèse qu’ils réagissent en opposition au dédain que les éditeurs classiques

manifestent envers leur métier lié aux nouvelles technologies. Beaucoup de concepteurs pensent que les éditeurs traditionnels ont un « mépris pour la chose numérique » (Ledoux, ABM), qu’ils considèrent le livre numérique comme une « sous-littérature », un « livre avec des coupures de publicité en plein milieu, qui ne sont plus des romans, mais de la lecture jetable » (Castet, Byook).

« Les gens qui sont éditeurs et qui ont aussi des affinités avec le numérique ne sont pas nombreux. Le livre, c’est noble ; le livre numérique, on ne peut pas le toucher, le sentir, le prendre entre les mains. » (Mignonneau, RMN)

La noblesse du livre imprimé s’oppose à la dimension populaire du livre numérique, assimilé à un « livre de Poche bas de gamme » (Brulé, designer). D’autres témoignages soulignent également les incompréhensions concernant des métiers nouveaux, nécessitant des compétences et des savoir-faire encore en construction.

« Il fallait un projet abouti pour qu’ils comprennent l’application, c’est des gens extrêmement formatés. » (Pro-Poilvet, La Dentellière)

« Quand on montre un bout de code à un éditeur, il ne comprend pas. On développe l’ossature avant, mais on ne développe pas page à page ! » (Cheyssial, Poésie industrielle)

Dans les institutions muséales, des tensions similaires entre culture du print et culture digitale sont palpables : en interne, les éditeurs numériques sont souvent obligés de justifier leur activité auprès de collègues qui y sont, de prime abord, réticents. Ils doivent aussi bricoler avec les moyens du bord devant les faibles investissements financiers et humains consentis à leur secteur de production.

Enfin, les pouvoirs publics sont également critiqués pour leur faible implication : ces derniers privilégieraient les grands éditeurs au détriment des petits. Les pure-players ont ainsi dû attendre longtemps avant de pouvoir bénéficier des subventions du Centre national du livre : jusqu’à une date récente, ils n’étaient tout simplement pas considérés comme des acteurs à part entière de la filière.

Un objet économique « déraisonnable »

Les frais de développement technique, les coûts de reproduction numérique, le développement de nouveaux métiers (designers sonores, vidéastes, ergonomes, développeurs) aux savoir-faire récents grèvent les coûts de production. L’éditeur Thierry Fournier parle d’un objet « économiquement déraisonnable », dont les coûts de production trop élevés ne peuvent être compensés par les chiffres de vente. La différence

est grande ici au regard des éditions numériques homothétiques, qui s’appuient sur une transposition technique peu coûteuse du format papier vers le format ePub.

Les productions les plus expérimentales ont souvent vu le jour grâce au concours d’investisseurs privés et publics. À la Réunion des musées nationaux, le catalogue numérique Edward Hopper, d’une fenêtre à l’autre a obtenu une subvention de 50 000 euros auprès du Conseil national du livre ; les premières productions du Centre Georges- Pompidou ont été financées par le Grand Emprunt, comme l’e-album Dali qui a coûté plusieurs dizaines de milliers d’euros. Les éditeurs de musées déclarent d’ailleurs regretter le modèle économique non pérenne entretenu par le système des subventions.

Ailleurs, d’autres modes d’organisation se mettent en place pour atténuer les coûts, comme des structures associatives où développeurs, auteurs, illustrateurs sont logés à la même enseigne et rétribués selon les ventes finales. Mais, surtout, des logiques d’outils sont préconisées afin d’atténuer les frais de développement ; celles-ci seront détaillées plus loin, en soulevant le rôle des « architextes » (JEANNERET,SOUCHIER, 1999) au sein de deux