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Conditions de la production et représentations des

Encadré 10. Lecture disruptive

À partir de ces discours, nous avons dégagé l’interprétant de la lecture

« disruptive » selon lequel le lecteur ne souhaite pas être surpris et désorienté par des

2.5.4 Du lecteur capturé au lecteur captivé ?

Les représentations des concepteurs sur l’interactivité et l’hypertexte peuvent être replacées dans les enjeux plus vaste de l’acquisition d’une littératie « multimodale », conjuguant, sur un même support, différents registres sémiotiques (iconiques, linguistiques, auditifs) (LEBRUN,LACELLE,BOUTIN, 2012). Alternant entre contemplation,

navigation et réflexion selon la distinction établie par Peeters et Charlier (1995), la lecture intersémiotique n’est pas sans présenter certaines difficultés et interroge les modalités de production et de réception des livres numériques enrichis.

Les concepteurs discernent une pluralité de régimes de lecture dans leurs créations. La lecture numérique est souvent désignée comme une « lecture mixte » (Jarry, Book’Lab) :

« C’est une lecture à plusieurs niveaux : celui qui veut tout lire d’une traite et celui qui veut se balader, explorer et interagir. » (Gorman, auteure)

Mais l’oscillation permanente entre diverses postures semble relever parfois d’une gymnastique sémio-cognitive qui témoigne des « médiamorphoses » de la lecture à l’écran :

« Il n’y a pas de terme pour définir le récepteur de l’histoire. On a l’habitude de parler de spectateur quand on regarde, de joueur quand on joue, de lecteur quand on lit, mais comment s’en emparer quand tu proposes tout à la fois ? » (Poirier, designer)

Les postures du joueur, du spectateur ou du lecteur de livres ne revêtent pas les mêmes temporalités et n’offrent pas les mêmes possibilités de prise sur l’interface. Les concepteurs opposent souvent dans leurs discours les médias « passifs », assimilés au livre et au film, aux médias « actifs », tel le jeu. Bien que cette distinction soit un leurre au regard de l’activité d’interprétation, elle pose néanmoins la question de l’envie ou non de l’utilisateur de se laisser « guider » ou, au contraire, de son besoin de contrôler sa lecture. À cet égard, le besoin d’une lecture « contemplative », effectuée en mode « passif », est souvent valorisé : celle-ci porte l’idée d’une plus grande fluidité dans le passage d’un registre médiatique à l’autre et d’une temporalité longue de la lecture, non interrompue par l’activation d’hyperliens.

« Il y a une écriture à trouver qui fera passer du texte au son, et du son à l’image, dans un côté passif. » (Cixous, graphiste)

« Nous voulions garder la logique contemplative, déclencher des choses simples avec lesquelles on n’interagit pas vraiment, pour ne pas être dans le spectaculaire. » (Essig, Studio Troll)

Le plaisir de la lecture numérique s’apparente dans certains témoignages à un « abandon » du lecteur, qui accepte de lâcher prise sur l’interface.

« À la limite, il ne faut pas donner le choix : quand tu fais un livre, tu ne laisses pas le choix aux gens ! Qu’il n’y ait pas un bouton ! » (Assayag, auteur)

L’éditeur de la Réunion des musées nationaux dit utiliser le média audiovisuel comme une « ponctuation », installant d’emblée dans une posture contemplative afin de « préparer » le lecteur à l’effort d’une lecture intensive. Grâce au « graphisme de la respiration », la mise en page des catalogues d’exposition numériques s’anime d’une temporalité qui simule à l’écran le caractère luxueux du beau livre.

Lev Manovich décrit l’écran informatique comme un « champ de bataille » où deux conventions picturales, à priori irréductibles, tentent pourtant de se concilier : à la représentation de l’écran comme une « fenêtre ouvrant sur quelque chose que le spectateur peut regarder, mais sur lequel il ne peut agir » (MANOVICH, 2010, p. 194) s’oppose celle de

l’écran interactif proposant à l’utilisateur d’exercer des actions. Les concepteurs interrogent de même le conflit entre « guidance » et « contrôle » : doit-on laisser au lecteur le choix de contrôler le cours des événements ? Son plaisir provient-il de la prise de contrôle ou de l’abandon à une temporalité régie par l’auteur ? Les concepteurs font le pari que le lecteur acceptera de perdre par moments le contrôle sur l’interface, dans une comparaison avec le spectateur de cinéma, rivé à son siège. Ils comparent l’écran de l’iPad avec un dispositif cinématographique, où le plaisir du spectateur repose sur son maintien dans l’immobilité et la « paralysie du corps » (BAUDRY, 1975, p. 59).

Certains concepteurs imaginent aussi des « figures d’animation » (SAEMMER, 2015a)

qui tentent d’aligner la vitesse de lecture des mots écrits — calculée de manière approximative — à la temporalité de leur mouvement à l’écran. Si l’animation des mots reste une pratique encore peu évoquée tant les concepteurs craignent la disparition du texte fixe comme symbole des humanités livresques, certains commencent à prendre conscience du pouvoir d’immersion proposé par le couplage du texte et du mouvement. Dans certaines œuvres pour enfants, le texte explose littéralement : les lettres « tombent », forment des mouvements poétiques, se laissent « contempler ». Les concepteurs évoquent un « lecteur sous le charme » (Guilleminot, L’Apprimerie) et l’envie de « rendre le texte vivant, comme au cinéma » (Boda, auteure). Le fait que « les mots soient agités, pas l’image » (Guilleminot, L’Apprimerie) éloigne, par ailleurs, la peur de la distraction liée à la séduction de l’image animée.

Une jonction peut ici être établie avec les œuvres de poésie numérique : certains concepteurs réfléchissent à la manière de mettre en relation signifiante le mouvement imprimé à la lettre, aux mots ou aux phrases avec le sens du récit. Ils s’étonnent que la mise en scène à l’écran de jeux de mots « animés » rencontre un vif succès auprès des enfants :

« La page des O qui tombent, c’est celle qui a le plus cartonné ! » (Guilleminot, L’Apprimerie)

La découverte d’horizons d’attente favorables à l’animation textuelle les encourage à considérer plus attentivement son potentiel iconique et poétique qui concilie le plaisir de la ludicité avec la possibilité d’un regard interprétatif sur le texte. L’enjeu est alors non plus d’inciter le lecteur à s’éparpiller dans l’exploration jouissive des potentialités du dispositif, mais à chercher comment relier le sens des mots à la signification du mouvement.

« Est-ce qu’on peut enlever la notion de texte ? Ce n’est pas juste un moyen d’avoir de l’information, c’est agréable de voir les mots et de les comprendre autrement, les entendre, les voir. » (Prot-Poilvet, La Dentellière)

Les travaux d’Alexandra Saemmer montrent comment « certaines formes de manipulation et d’animation textuelles semblent immerger le lecteur dans une forme de “réalité virtuelle” où le corps est autrement engagé que dans la lecture papier traditionnelle » (SAEMMER, 2011, p. 258). Si certains concepteurs s’intéressent au potentiel

iconique, plastique et manipulable du texte à l’écran, ils hésitent encore à le coupler avec des gestes de manipulation et préfèrent souvent décider de la temporalité dans les déclenchements d’animation plutôt que de laisser les lecteurs prendre plus activement le contrôle. Pourtant, le sens du toucher peut, lui aussi, être « fictionnalisé » afin de « jouer entre les correspondances entre les gestes effectués dans le monde réel et l’univers textuel » (SAEMMER, 2011, p. 258). L’exploration sensible du couplage entre les contenus

textuels, l’animation et la manipulation immersive n’en est encore qu’à ses débuts dans le genre du livre numérique enrichi. L’analyse du livre numérique Le Horla permettra cependant de montrer que certains éditeurs osent s’emparer de ces potentiels d’action, renouant à leur manière avec les héritages de la littérature numérique.