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Feuilletage social dynamique de la sémiose

Repères théoriques et méthodologiques

1.2 Émergence d’un cadre d’analyse socio-sémiotique

1.2.1 Feuilletage social dynamique de la sémiose

Sonder les limites posées à l’interprétation

La Rhéorique de la réception du texte numérique développée par Alexandra Saemmer (2015a) fonde les bases de notre cadre d’analyse : celui-ci s’inspire d’une conjonction de méthodologies empruntées à la pragmatique de Peirce (1978), à la sémio-pragmatique française sur les matérialités de la communication (JEANNERET, SOUCHIER, 2005) et aux

esthétiques de la réception (JAUSS, 2010 [1972-1978] ; ISER, 1995 [1976]). Une posture

originale « sémio-rhétorique » (SAEMMER,2015a ;BOUCHARDON, 2011) y est, par ailleurs,

développée pour analyser non seulement les formes sémiotiques des pages-écrans, mais également les stratégies rhétoriques qui les relient lors de l’activation des hyperliens. Le cadre fondateur a été élargi, dans cette recherche, à certains héritages des cultural studies, complétés par des apports de l’économie politique de la communication.

Se situant au croisement d’une « science du texte » et d’une « science de ses lectures », ce cadre d’analyse socio-sémiotique et sémio-rhétorique pose comme principe la création de passerelles entre la sémiotique et la sociologie.

« La rhétorique du texte numérique développée ici est à la fois une science du texte en tant qu’elle étudie celui-ci comme matière potentiellement signifiante, et une science de ses lectures en tant qu’elle se penche sur les pratiques individuelles et socialement partagées de cette structuration du réel. » (SAEMMER, 2015a, p. 15)

Sont sondés en amont, par le recueil de données empiriques, les « horizons d’attentes » (JAUSS, 2010) externes sur le livre numérique enrichi afin d’émettre des

hypothèses sur la manière dont les représentations, habitudes et normes sociales interviennent comme des signes qui balisent la liberté d’interprétation des récepteurs. La notion d’« horizon d’attente » est empruntée à Hans Robert Jauss (2010 [1972-1978]) qui décrit le texte comme une « structure dynamique » faisant converger, de manière forcément partielle, deux horizons d’attente qui offre un champ d’intersection des possibles à l’interprétation : l’horizon d’attente « interne » du texte apparenté à une « perception guidée » (JAUSS, 2010, p. 55) et l’horizon d’attente « externe » lié aux intérêts

Si les horizons d’attente sociaux du livre numérique enrichi peuvent être circonscrits par des études empiriques sur les pratiques des concepteurs et des récepteurs, son horizon d’attente interne repose sur des structures textuelles, des « anticipations de la pratique » (ISER, 1995 [1976]) qui, pour Wolfgang Iser, « ébauchent les conditions de perception du

texte », en cherchant à entraîner le lecteur vers certains points de vue (1995, p. 71). Wolfgang Iser insiste sur le caractère « ouvert » de cette rencontre : la lecture est un événement où se croise une « multiplicité de points de vue » déployés par le texte et par le lecteur (ISER, 1995, p. 22). En ce sens, les anticipations de la pratique par le livre

numérique enrichi restent des « potentiels d’action » (ISER, 1995, p. 13), qui seront

éventuellement libérés lors de la lecture en fonction de la rencontre plus ou moins convergente entre les horizons d’attente externes et internes aux œuvres.

Si nous appuyons l’affirmation du théoricien de la réception selon laquelle un artefact culturel propose un « potentiel d’action » qui peut être actualisé en différents sens potentiels par le lecteur dans une situation de réception précise, nous affirmons également que l’interprétation des textes opère à l’intérieur de limites liées à la nature matérielle des artefacts. Nous proposons d’appeler « modélisations de pratiques » ces formes et stratégies discursives du texte qui anticipent sur des pratiques de lecture et posent des limites à l’interprétation : elles sont d’autant plus importantes à identifier dans le cas d’un artefact produit par les industries culturelles. Umberto Eco a souligné l’existence de ces limites en rappelant que « les textes sont déjà là avant même que d’être lus » (ECO, 1992a, p. 16).

Ils préexistent à leurs interprétations (OP. CIT., p. 379), en prévoyant notamment des

« connexions minimales avec le monde extérieur » (OP. CIT., p. 17), un « système

d’expectatives psychologiques, culturelles et historiques de la part du récepteur » (OP. CIT.,

p. 26).

L’idée que la construction des messages médiatiques obéit à certaines contraintes est aussi soulignée par le chercheur en cultural studies David Morley, qui insiste sur le fait que la polysémie du message « n’exclut pas qu’il obéisse à une structure » (MORLEY, 1993, p. 25) :

le texte n’est pas une « fenêtre ouverte sur le monde, mais une construction » (OP. CIT.,

p. 25) qui incarne un « ensemble de significations, de pratiques et de croyances » (HALL,

1994, p. 35) encodées dans la structure des textes médiatiques par les producteurs culturels. Le terme politiquement connoté de « lectures préférentielles » incarne ainsi, au sein du courant des cultural studies, l’idée que les textes médiatiques sont « produits par des rapports sociaux et économiques qui façonnent leur “réalisation” » (HALL, 1994, p. 63).

Afin de souligner l’importance des rapports sociaux de pouvoir encodés dans la structure des artefacts, nous proposons dans cette recherche de mobiliser également le concept

critique (néanmoins controversé) de « lectures préférentielles » et nous chercherons à évaluer sa pertinence contemporaine au prisme des paradoxes et enjeux soulevés par notre objet d’étude. Ce faisant, nous ancrons notre démarche d’analyse dans la tradition des

cultural studies qui, pour Ien Ang, a comme principal objectif de :

« comprendre les mécanismes spécifiques (textuels et institutionnels) par lesquels les médias fonctionnent idéologiquement ; ceux par lesquels, dans les processus de production culturelle institutionnalisée, des significations particulières sont encodées dans la structure des textes, devenant ainsi significations “préférentielles”, renforçant les relations de pouvoir économique, politique et social. » (ANG, 1993, p. 80)

Les lectures préférentielles sont définies comme les lectures vers lesquelles le texte ne cesse d’orienter son lecteur : elles soutiennent l’idée que celui-ci contient des domaines de sens privilégiés, auxquels le public « implicite » (ISER, 1995), tel qu’il est imaginé

consciemment ou inconsciemment par les concepteurs, est censé adhérer. Bien sûr, la réception restant un processus résolument actif, les lecteurs réels ne souscriront pas forcément à ces « clôtures du sens » (MORLEY, 1993). Toutefois, en matérialisant des

champs de forces économiques et idéologiques, les lectures préférentielles ne cherchent pas seulement à « modéliser » des pratiques, mais également à « façonner les esprits » (ENZENSBERGER, 2012, p. 14), en engendrant potentiellement des habitudes et de

l’« accoutumance » (HALL, 1994, p. 33). Nous proposons dès lors de sonder le pouvoir de

résistance des concepteurs et des récepteurs face aux lectures préférentielles modélisées par les interfaces du livre numérique enrichi, en rappelant que leur liberté d’interprétation prend toujours la forme d’une négociation autour de formes et de stratégies discursives ancrées dans la matérialité des textes :

« Les publics ne voient pas simplement dans un texte ou une image ce qu’ils veulent y voir. » (MORLEY, 1993, p. 25)

Concept d’« interprétants collectifs »

Si nous sondons les limites posées à l’interprétation, nous nous situons, toutefois, dans la perspective pragmatique de Peirce, selon laquelle tout objet, perception ou point de vue sont des signes qui relancent à l’infini le processus interprétatif. Pour approfondir le caractère dynamique et socialement situé des points de vue comme signes impliqués dans la sémiose, nous nous sommes appuyées sur sa théorie qui considère l’interprétant comme l’idée que le signe fait naître (1978).

« Un signe représente quelque chose par rapport à l’idée qu’il produit ou modifie… Ce qu’il représente s’appelle son objet… et l’idée qu’il fait naître, son interprétant. » (PEIRCE, 1.339, trad. par THIBAUD, 1983, p. 6)

Nous concevons donc, à la suite de Peirce, l’interprétant comme un point de vue médiateur du sens, qui résulte d’une co-construction dynamique entre un texte et son lecteur. Dans cette conception pragmatique de la signification, le signe est décrit comme un processus, un mouvement, et non comme une entité formée d’avance. L’interprétant est lui-même un signe qui relance d’autres interprétants :

Un signe est « tout ce qui détermine quelque chose d’autre (son interprétant) à renvoyer à un objet auquel lui-même renvoie (son objet) de la même manière, l’interprétant devenant à son tour un signe et ainsi de suite ad infinitum. » (PEIRCE,

2.303, trad. par THIBAUD, 1983, p. 15)

Le processus sémiotique est donc en théorie illimité : toute pensée appelle une autre pensée qui l’interprète. Tout objet, perception ou point de vue sont des signes qui relancent l’imaginaire et proposent de nouveaux départs de sens.

La sémiosis illimitée ne conduit cependant pas pour Peirce à une « dérive interprétative infinie » (ECO, 1992a, p. 370). Celle-ci tend, au fur et à mesure que se

développent les interprétations, vers des horizons de sens socialement partagés dans la « sémiosis quotidienne » (THERIEN, 2007, p. 15). Ainsi que l’écrit Umberto Eco,

« […] dans le passage d’un interprétant à l’autre, le signe reçoit des déterminations toujours plus grandes […]. La sémiosis est virtuellement illimitée, mais nos objectifs cognitifs organisent, encadrent et réduisent cette série indéterminée et infinie de possibilités. » (ECO, 1992a, p. 370)

Peirce avance ainsi l’idée que certaines représentations, faisant la médiation entre le signe et l’objet, peuvent se trouver transitoirement investies d’un « flambeau de vérité » (PEIRCE, 1978, 1.339) sous la forme d’un « interprétant final ». Pour Peirce, dans la

pratique, le processus sémiotique est donc « court-circuité par l’habitude » (EVERAERT,

1990, p. 42) qui fige provisoirement le renvoi d’un signe à d’autres signes.

Résultant de signes antérieurs, l’interprétant « final » n’est toutefois pas un point final de la sémiose : il peut être modifié en fonction de nouvelles expériences, de nouvelles formes de connaissances, qui donnent lieu à de nouveaux interprétants. La notion d’interprétant « final » désigne l’idée qu’à un moment donné une vérité s’impose par rapport à d’autres en trouvant l’accord de la plupart des gens dans une communauté

spécifique de discours (TRELEANI, 2009). L’idée de « vérité » est donc étroitement liée à

une instance médiatrice, une « communauté », qui en serait le « garant intersubjectif […] au-delà des intentions individuelles de l’interprète pris isolément » (ECO,

1992a, p. 381).

Robert Marty (1994) apporte une connotation politique et sociologique au concept d’interprétant « final » désigné comme « habitude » par Peirce : il le relie à l’idée d’« une norme sociale ou un habitus collectif déjà-là et la détermination ici et maintenant d’un esprit qui intériorise cette norme ». Son concept d’« interprétant-institution18 » introduit l’idée d’un feuilletage social dynamique de la sémiose, conduisant l’individu à négocier le sens de ses interprétations en fonction des « institutions », des groupes sociaux et culturels auxquels il se réfère. Jean-Jacques Boutaud et Éliséo Véron ont également fait appel à cette idée, en nommant « interprétants collectifs » des points de vue partagés autour d’un « noyau d’idées communes » (ECO, 1992a, p. 381) qui « gèrent la production sociale du

sens en réception » (BOUTAUD,VERON, 2007, p. 168).

Pour insister sur le rôle que jouent les représentations sociales, les normes et les habitudes dans la sémiose, comme signes et comme interprétants au sein de communautés données, nous proposons dans cette recherche d’utiliser le concept d’« interprétants collectifs » proposé par Jean-Jacques Boutaud et Éliséo Véron(2007).

Dans nos analyses d’artefacts, nous ne postulerons toutefois pas de séparation stricte entre les interprétants collectifs qui tendent à circonscrire en amont la liberté d’interprétation et les interprétants relancés à partir des signes. Les représentations ne sont pas uniquement contenues dans la structure mentale, mais sont également produites dans « la réalité construite par la sémiosis » (ECO, 1992a, p. 381). La confrontation aux limites

matérielles des artefacts donne lieu à des interprétations singulières, lors de la « transaction entre l’œuvre elle-même et un habitus interprétatif » (ESQUANAZI, 1997, p. 34).

Placés au cœur de notre démarche, les « interprétants collectifs » sont donc pensés à la fois comme des balises — revêtant la force de l’« inertie » (GARNHAM, 1990, p. 9),

ils prédisposent à certaines interprétations — et des relances de la sémiose qui stimuleront nos propres interprétations. Nous chercherons à décrire ces processus de négociation sémiotique et leur convergence éventuelle. Toutefois, à l’instar d’Umberto Eco (1992a,

18 « Une micro-institution unit un signe à son objet ; elle est l'expérience passée et l'expérience présente

de la perception du signe. Le mode d'existence de la micro-institution est donc la quasi-habitude (habitudes

p. 37), nous prenons soin de distinguer l’interprétation « sémiosique » de l’interprétation « sémiotique » : nos analyses se situent dans une perspective critique, qui cherche à expliquer les raisons pour lesquelles certaines interprétations seront potentiellement libérées plus que d’autres lors de la sémiose.

Afin de circonscrire des noyaux d’interprétants partagés au sein de communautés données, nous avons mené des enquêtes de terrain que nous présentons maintenant. Quels points de vue spécifiques avons-nous cherché à sonder au prisme de la singularité d’un produit culturel situé au cœur des enjeux actuels sur la lecture numérique et ses processus d’industrialisation ?