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Interprétants collectifs reliés au livre numérique enrich

P ARTIE III B RIQUE EPISTEMOLOGIQUE Interprétants collectifs

3.2 Interprétants collectifs reliés au livre numérique enrich

Cette section présente les représentations, habitudes et normes sociales les plus répandues chez les concepteurs au sujet du livre numérique enrichi. Nous en avons repéré principalement cinq : la lecture totalisante, la lecture intensive, la lecture contemplative, la lecture

contributive et la lecture outillée – les deux dernières étant cependant plus controversées.

a. Lecture « totalisante »

Face aux phénomènes de désorientation cognitive constatés sur le Web, beaucoup d’enquêtes suggèrent que les lecteurs souhaitent disposer de repères spatiaux (GHITALLA

ET AL., 2003 ; BOULLIER, GHITALLA, 2004). Pour Thierry Baccino, la difficulté à se situer

dans un document hypertextuel introduit une anxiété, liée à « l’incertitude sur l’importance des pages que le lecteur a réellement visitées par rapport à l’objectif initial et le sentiment que certaines pages potentiellement intéressantes pour la compréhension du document ont été ignorées » (BACCINO, DRAI-ZERBIB, 2015, p. 201). Ann Mangen a aussi montré

comment la matérialité des pages et le sentiment de progresser dans le texte au fur et à mesure que celles-ci se tournent créent une perception tactile, physique, spatio-temporelle du texte qui aide à appréhender son volume total et à s’approprier l’histoire : si, à l’écran, les lecteurs parviennent à « voir », ils ne peuvent pas « sentir » physiquement leur progression dans le texte (MANGEN,KUIKEN, 2014).

De nombreux concepteurs considèrent également que l’épaisseur du livre imprimé et la manipulation physique des pages aident au repérage : « C’est vrai qu’avec la main, l’épaisseur

du livre, de ce qu’il nous reste à lire, du chemin parcouru, là, on le voit. » Ils proposent d’offrir des

repères spatiaux aux lecteurs pour qu’ils puissent se « mouvoir » dans le livre numérique aussi bien que dans le livre imprimé : « Il faut quand même proposer un système qui permette d’aller

l’écran : « On voudrait offrir une vision globale du livre pour savoir à peu près où on se situe. »

Ils insistent sur l’idée d’une lecture « topographique » favorisée par des cartes et des outils de navigation qui permettent de savoir « combien de pages il reste à lire » et d’avoir une « meilleure

perception de la quantité de contenus ». Ils imaginent des outils graphiques de navigation et de

visualisation sous la forme de « sommaires visuels », de « chemins de fer illustrés », mais aussi d’une « roue qui tourne », d’une « horloge », d’un « iris », des métaphores visuelles en connivence avec l’imaginaire des œuvres.

Certains concepteurs vont jusqu’à estimer que le lecteur pourrait vouloir effectuer une lecture « distante » du texte sous la forme d’une représentation graphique de données, afin de créer de nouvelles chaînes associatives à partir de contenus plus éclatés : ils citent « une carte géante sur laquelle se déplacer », « une bibliothèque connectée », « un rhizome », « une toile qui

modélise la mise en abîme de la pensée ».

Nous avons proposé d’appeler « lecture totalisante » ces représentations partagées par les concepteurs selon lesquelles le lecteur souhaite compenser la perte d’appréciation physique de la page et du volume du texte en appréhendant intégralement les contenus à l’aide d’outils graphiques de visualisation (sommaires, cartes, schémas, arbres, graphes…) permettant de repérer leur emplacement sur les pages-écrans.

Ce choix du terme « lecture totalisante » peut aussi, selon les contextes, s’inscrire dans une approche critique des médias numériques, qui met en garde contre une vision « quantitativiste » de la lecture qui tend parfois à s’imposer au détriment de l’interprétation raisonnée des données (CARDON, 2015 ; WIEWORKA,2013 ; OWENS, 2011 ; DRUCKER,

2014).

b. Lecture « intensive »

La lecture numérique est souvent associée à une « pseudo-lecture » (BACCINO, 2011),

une lecture « expéditive » (FROMMER, 2011), alimentant des pratiques impatientes, agitées

de clics et de scrolls (BIRKERTS, 2006 [1994], XIV). « Fragmentaire » (VANDENDORPE,

2011), elle incite le lecteur à piocher et à s’éparpiller dans une navigation instable qui renforce une attention distraite et flottante. Christian Vandendorpe (1999, p. 228) estime ainsi que la « consultation de l’hypertexte est placée sous le signe de l’immédiateté et de l’urgence » : le lecteur est tellement excité à l’idée de dévoiler un hyperlien qu’« il voudrait être arrivé à destination avant même que d’avoir commencé à lire ». Un auteur comme Nicholas Carr (2011, p. 23-24), en extrapolant à partir de ses propres pratiques, conclut

que ses circuits neuronaux ont été transformés de manière irrémédiable par les pratiques de lecture rapides sur le Web : « Je me sens comme si j’étais sans cesse en train de ramener mon cerveau volage au texte. La lecture profonde qui me venait jadis tout naturellement est maintenant devenue un combat. »

Soucieux de proposer des solutions pour lutter contre ces représentations négatives, les concepteurs disent vouloir favoriser le « bien lire » à l’écran et proposer des lectures de concentration qui résistent à la dispersion de l’attention. Ils insistent sur leur « devoir de

cohérence envers le lecteur » et la conservation d’un mode linéaire de narration pour « garder le fil de la lecture ». Ils déclarent minimiser les interactions dans les récits pour éviter les

digressions : « L’interactivité est fine et distillée, car le but c’est de rester dans la lecture » ; « Il faut

mettre les interactions dans un espace séparé du texte pour ne pas gêner la lecture » ; « Les scintillements

des hyperliens gênent la lecture » ; « On est dans la lecture, dans le livre, on ne met pas de clignotements

intempestifs » sont autant de témoignages de ces représentations majoritairement partagées.

Les concepteurs reprochent ainsi à l’ePub « flexible » de proposer des lectures « robinets » sur lesquelles « la mise en page n’existe plus » : à l’opposé, ils mettent en avant la « page » comme une limite, une bordure, garante d’un imaginaire qui permet de

« réinterpréter le livre à l’écran ». Le livre numérique est perçu comme une enceinte protectrice,

une forme-enveloppe aux contours finis, un « objet » dont le capital symbolique offre en lui-même une résistance aux injonctions à la ludicité et à l’accélération : « Je veux garder la

capacité d’imaginaire d’un livre ! » s’exclame un éditeur. Ces propos s’opposent aussi aux

discours selon lesquels le lecteur numérique privilégierait une « lecture-miroir » (BESSARD-

BANQUY, 2012, p. 233) et se montrerait plus intéressé à se « contempler dans la glace de

ses pages personnelles » qu’à abandonner son imagination à un romancier : « Ouvrir un livre,

c’est prendre des vacances de soi-même, se laisser surprendre par une pensée qui n’est pas la sienne »

affirme, au contraire, un éditeur. Les concepteurs rejoignent à cet égard les représentations d’une lecture « intensive » définie par Roger Chartier (1985, p. 93) comme « une manière de lire qui assure efficace au texte grâce à un travail d’appropriation lent, attentif, répété ».

Nous avons proposé d’appeler « lecture intensive » ces représentations luttant contre les discours négatifs sur la lecture numérique : elles soutiennent l’idée que le lecteur souhaite se concentrer sans que son attention soit sollicitée par des interactions ou des dispositifs attentionnels liés à la tablette numérique.

c. Lecture « manipulatoire »

De nombreux travaux rappellent que la lecture à l’écran est avant tout une lecture de manipulation liée à l’activation des hyperliens (BOULLIER, 2011). Les concepteurs en sont

conscients et s’interrogent sur les gestes de manipulation les mieux à même de conforter les horizons d’attente de leurs lecteurs. Beaucoup estiment que le feuilletage proposé par l’iPad est adapté, car il rappelle l’héritage du livre : « Tourner les pages est un geste naturel » ; « La gestualité dans la lecture doit être instinctive pour justement libérer l’attention du lecteur et qu’il se

concentre bien sur le sujet de ce qu’il lit ». La simulation du geste de feuilletage porte la promesse

d’une jonction entre des pratiques héritées du papier et celles liées au numérique : « Il suffit

de tourner les pages pour qu’il se passe quelque chose. » Cette représentation d’une lecture sans

effort apparent, introduisant l’idée de gestes métaphoriques avec un support familier, s’impose face à la lecture « machinée » et « machinique » de l’ordinateur dont les emblèmes de navigation briseraient l’imaginaire de lecture : « Ce qui ne marche pas, c’est le grand scroll, ça

nous amène dans l’univers du Web. »

Nous avons proposé d’appeler « lecture manipulatoire » ces représentations partagées par les concepteurs selon lesquelles le lecteur souhaite effectuer des gestes triviaux reproduisant des métaphores avec des dispositifs de lecture familiers.

Il faut cependant signaler que certains concepteurs envisagent, bien que timidement, d’exploiter autrement les propriétés manipulables du texte numérique et imaginent des gestes de manipulation qui ne sont pas ancrés dans les normes de feuilletage. Ceux-ci ne seraient pas reliés à un dispositif technique, mais pensés comme « une expérience corporelle impliquant la projection d’un corps virtuel ou réel dans un monde artistique » (RYAN, 2001, p. 21) : l’idée de « toucher une œuvre des doigts » ou de manipuler des mots pour

plonger dans le texte est évoquée à quelques reprises : « Le texte qui explose, s’en va, revient, des

jeux sur les mots, tout ce qui est poésie. » Ces représentations sont néanmoins minoritaires :

les gestes de manipulation à l’écran peuvent potentiellement rappeler ceux mis en œuvre dans les jeux vidéo et inscrire le livre numérique sur le terrain risqué de la dérive ludique, souvent rattachée aux pratiques de lecture enfantines – Jean Perrot (1999, p. 117) décrit d’ailleurs celle-ci comme « un enracinement du lecteur dans le geste ».

d. Lecture « contemplative »

Les concepteurs sont nombreux à plébisciter un mode « passif » de la lecture introduisant une « logique contemplative » qui favoriserait l’« abandon du lecteur » et l’« installerait dans quelque chose de calme. » Certains jugent nécessaire de créer des « ponctuations » dans le récit, de s’appuyer sur un « graphisme de la respiration » permettant de reprendre son souffle : « Quand je lis, je ne veux pas cliquer partout, il doit se passer des choses au fur

et à mesure », déclarent-ils. Les formes-modèles auxquelles ils font spontanément référence

sont celles du dispositif cinématographique (séquences animées, vidéos de présentation) : le maintien du corps dans l’immobilité et l’absence de manipulation instaureraient un lâcher-prise et permettraient de proposer un régime qui fixe l’attention, dont on ne peut « détacher les yeux, se détourner » (BAUDRY, 1975, p. 60). La lecture « contemplative »

relèverait ainsi d’une « mise en condition narrative » (ARMATO, 2014) qui « guide » le lecteur

et lui permet d’« entrer dans une ambiance ».

Nous avons proposé d’appeler « lecture contemplative » ces représentations partagées par les concepteurs selon lesquelles le lecteur s’abandonne à sa lecture, sans désir d’interaction et de manipulation avec l’œuvre.

La lecture « contemplative » rejoint aussi l’idée d’une pratique inscrite dans le temps : elle privilégie la maîtrise de soi et l’observation attentive à l’action et l’agitation. Elle s’oppose à la lecture « accélérée » qui s’appuie sur les représentations d’un lecteur cédant à la « promesse d’interaction » (MITROPOLOU, 2014). Cette tension est aussi

soulevée par Lev Manovich (2010, p. 194-196) pour qui, devant une interface numérique, les lecteurs se situent toujours dans un déséquilibre entre l’envie d’avoir « quelque chose à regarder […] sans y toucher » et l’envie d’agir en cliquant sur des hyperliens.

e. Lecture « contributive »

Internet a souvent été décrit comme le « lieu d’une réactivation des capacités expressives des individus et celui d’un possible contournement du contrôle exercé par les élites médiatiques sur le débat public » (CARDON, 2013, p. 11). Dans le cadre de notre

enquête, la majorité des concepteurs n’a cependant pas montré d’enthousiasme particulier pour une lecture sociale, contributive ou participative, et ont plutôt manifesté de la réticence à l’idée que leurs œuvres ne se transforment en simples « relais de publicité ».

Plusieurs d’entre eux émettent toutefois l’idée d’une lecture « contributive » où le lecteur s’engagerait activement dans des pratiques transmédiatiques (JENKINS, 2006)

« Les gens se sentent autorisés à donner leurs opinions et à contribuer autour » — ou de produire une autre lecture du texte — « de la glose » — qui articule la lecture du livre avec des ressources en ligne sur des sites.

Dans quelques témoignages, la lecture contributive est présentée comme une liberté d’engagement, un désir d’émancipation à l’intérieur d’une communauté de goûts, de préférences et d’intérêts. Les concepteurs y voient un moyen de faire vivre leurs œuvres au-delà de leur clôture, mais aussi de faire évoluer le livre numérique vers une version dynamique, ouverte, vivante, non figée, en intégrant au fur et à mesure des modifications, émanant de l’auteur ou des lecteurs.

L’éditeur du centre Pompidou insiste, par exemple, sur l’importance d’une lecture d’annotation permettant de laisser une trace par l’ajout de notes, le surlignement de passages. Se dessine ici la figure de l’« écrilecteur » (BARBOSA, 1992, p. 258) qui enrichit le

livre de ses propres interprétations. Certaines de ces lectures « contributives » sont d’ailleurs configurées dans les logiciels de conception : leurs formes-modèles permettent aux lecteurs de sélectionner des passages pour les diffuser sur les réseaux sociaux. Ces prescriptions de l’architexte ne sont pas toujours conscientisées par les concepteurs alors qu’elles participent de logiques d’industrialisation de la lecture (JAJAH, 2013).

Nous avons proposé d’appeler « lecture contributive » ces représentations minoritairement partagées par les concepteurs selon lesquelles le lecteur s’engage dans des pratiques transmédiatiques avec d’autres lecteurs ou contribue à la production de commentaires sur le texte.

f. Lecture « outillée »

Les concepteurs soulignent à plusieurs reprises l’idée d’une lecture « outillée » où le lecteur se voit confier des gestes éditoriaux de structuration et d’organisation des contenus en intervenant dans la « finalisation sémiotique de la page » (CANDEL,JEANNE-PERRIER,

SOUCHIER, 2012). Ils évoquent aussi l’accès à un appareil critique embarqué (dictionnaire,

recherche de mots, etc.). Ces fonctionnalités sont souvent mises en avant dans les discours d’accompagnement des livres au format ePub, lus sur des logiciels qui permettent de changer la taille des caractères, la fonte et la luminosité de l’écran. Plusieurs enquêtes ont montré que les lecteurs réclament ces « fonctions de signet, d’annotation, de dictionnaire, de liens actifs » (BELISLE, 2006, p. 56) et apprécient le réglage des paramètres,

2014)44. Pour Milad Doueihi (2011, p. 45), le développement des plates-formes s’accompagne ainsi d’une « banalisation du geste éditorial » qui « met en scène un imaginaire lettré, hérité de nos pratiques savantes, désormais à la disposition de tous ».

Craignant la perte de leur souveraineté éditoriale, les concepteurs de livres enrichis ne plébiscitent pourtant pas ces représentations d’une lecture instrumentée reposant sur l’intervention des lecteurs dans la mise en forme des œuvres. Ils restent peu enclins à leur déléguer des tâches éditoriales : « Si je fais une BD, je n’ai pas envie que le lecteur s’il aime le rose,

il mette du rose dans ma BD ! », s’exclame une auteure. La lecture « outillée » est par ailleurs

associée à la présence du dispositif : la mise en œuvre de ces outils d’éditorialisation suscite selon les concepteurs une lecture « instrumentée » (BELISLE, 2006), appareillée, susceptible

d’endiguer le sentiment d’immersion dans la lecture. L’apparition du format ePub3 permettant à l’éditeur de « bloquer » certains de ces outils a été saluée comme une avancée.

Nous avons proposé d’appeler « lecture outillée » ces représentations partagées par les concepteurs (mais auxquelles ils sont plutôt opposés) selon lesquelles le lecteur souhaite disposer d’outils afin de transformer l’apparence du texte, structurer ou organiser des contenus.