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Labilité et matérialité du texte numérique

Conditions de la production et représentations des

Encadré 1. Lecture polysensorielle et lecture spectaculaire

2.3.2 Labilité et matérialité du texte numérique

Les conditions de production et de réception du livre numérique évoluent constamment sous l’effet de l’augmentation de la vitesse de calcul des systèmes d’exploitation, de la modification des formats, des outils-logiciels de création, et de l’arrivée sur le marché de nouveaux appareils de lecture. Les tablettes sont caractérisées par une obsolescence rapide et programmée qui participe de l’éphémérité des œuvres. Pour Jussi Parrika (2015, p. 209), ce processus d’obsolescence doit être relié à la logique de production capitaliste « qui entraîne une production continue du nouveau, produisant par là même de l’obsolescence ».

Le livre numérique n’échappe pas au « diktat de la vitesse » (ROSA, 2012, p. 85) et est

aussi souvent décrit comme une « lecture jetable » (DESRICHARD, 2011), éphémère, sans

grande profondeur littéraire : quelle conscience ont les concepteurs des enjeux sociaux, culturels et esthétiques posés par les transformations inexorables de leurs œuvres ?

Accélération technique versus pérennité des œuvres

« Obsolescence et labilité. Deux maîtres mots qui caractérisent les dispositifs numériques et amènent à penser que les productions artistiques conçues avec ces dispositifs relèvent naturellement et totalement du régime de l’éphémère. Un tel point de vue ne manque pas d’engendrer des répercussions profondes sur les caractéristiques esthétiques de l’œuvre ainsi que sur ses possibilités de conservation. Il ne saurait alors être question, pour un créateur, d’emprunter la voie de la création numérique en ignorant cette condition fondamentale. Et pourtant, force est de constater que de très nombreux auteurs se lancent dans des formes littéraires numériques avec insouciance, en considérant que les formes numériques ne sont qu’un dérivé des formes livresques, qu’elles en décuplent les possibilités, mais n’en changent pas fondamentalement les caractéristiques culturelles. » (BOOTZ, 2014 [en ligne])

Ces propos de Philippe Bootz résonnent avec force quand les concepteurs évoquent de manière parfois désinvolte l’obsolescence de leurs œuvres. Les concepteurs de

catalogues d’exposition numériques, les plus directement concernés par les enjeux de numérisation du patrimoine (DUFRENE,IHADJADENE, BRUCKMANN, 2013), ne semblent

pas s’être encore penchés sur la question des modes de conservation de ce « patrimoine éphémère » (SAEMMER, DUFRENE, 2014). Leurs témoignages ont tendance à s’inscrire

dans une vision à court terme :

« Si on n’est pas là dans 1 000 ans ce n’est pas grave. Si c’est disponible pendant un an ou deux, ça va. » (Assayag, auteur)

D’après les éditeurs muséaux, les conservateurs de musée se montreraient cependant soucieux et réticents à l’idée d’écrire des textes scientifiques pour des « catalogues immatériels ». Au Musée des arts et métiers du CNAM, Aude Ferrando, la chef de projet éditoriale explique comment elle a dû « convaincre » les conservateurs de l’exposition

Cultures TV d’écrire leur premier catalogue d’exposition numérique. Compte tenu du

budget restreint, ceux-ci devaient renoncer à éditer le catalogue d’exposition imprimé. Pourtant, après six mois d’existence, le catalogue numérique conçu sous forme d’application pour iPad a été retiré de l’App Store, ne laissant dès lors plus aucune trace matérielle de son existence. De son côté, le chef de projet numérique de la Cité des sciences, Yves Gorin de Ponsay, raconte comment son application sur l’exposition Léonard

de Vinci n’a jamais acquis assez de légitimité pour être présentée dans la boutique du

musée. C’est uniquement lorsque celle-ci est arrivée numéro 2 des ventes sur l’App Store que le travail qui avait été effectué a été reconnu en interne.

Malgré ces réticences institutionnelles, certains conservateurs manifestent de l’intérêt pour ces nouveaux objets éditoriaux : Didier Ottinger, le conservateur de l’exposition Hopper au Grand Palais, s’est montré, selon l’éditeur Thomas Bijon, très intéressé à l’idée d’expérimenter les possibles de l’écriture numérique et d’inventer d’autres voies de narration scientifique que celles stabilisées du catalogue d’exposition imprimé.

Plusieurs entretiens soulignent les points de tension entre la pérennité du livre d’art — les catalogues d’exposition imprimés sont présentés comme des archives ou un objet-souvenir de l’exposition — et l’éphémérité du catalogue d’exposition numérique. L’éditeur de la Réunion des musées nationaux pense n’avoir pas d’autre choix à l’avenir que de caler son modèle économique sur celui des applications de presse magazine. Les « e-albums d’exposition » au format plus léger que les e-catalogues sont plus adaptés à la courte durée des produits numériques et aux faibles prix de l’App Store. Les mises à jour permanentes, simples et facilitées, proposent, selon lui, une nouvelle manière de penser la pérennité.

« On travaille sur la notion de pérennité, en mettant à jour régulièrement les applications. » (Bijon, RMN, intervention lors de la journée d’étude Ensad sur les catalogues d’exposition numériques, novembre 2015)

Le caractère systématique avec lequel la Réunion des musées nationaux édite des e- albums à chaque nouvelle exposition semble également lié à la nécessité de suivre la logique événementielle, qui, selon Daniel Jacobi (1997, p. 9), consacre « l’éphémère et le renouvellement comme mode de fonctionnement du musée » :

« Autrefois, on allait au musée. C’est-à-dire qu’on se rendait dans une institution immuable, rassurante, pour y admirer des œuvres reconnues, des objets remarquables ou des spécimens de référence. Aujourd’hui, on va voir une exposition. Ou plutôt la dernière exposition, la nouvelle exposition. C’est-à-dire quelque chose d’inconnu, de surprenant, un autre regard. » (JACOBI, 1997, p. 9)

Thomas Bijon rappelle ainsi que les applications d’art produites par la RMN bénéficient de la notoriété et de l’affluence d’expositions blockbuster :

« On sait qu’il y a une nécessité de consommer et de garder une trace, qui fait que l’on vend beaucoup de livres. » (Bijon, RMN)

Rejetant ces stratégies court-termistes, Nicolas Ledoux, l’un des associés de la maison d’édition Art Book Magazine (ABM), estime que la pérennité est un enjeu fondamental dont les éditeurs muséaux n’ont pas encore pris la mesure, malgré leur vocation d’archivage du patrimoine. Si ces derniers ne gardent pas la main sur leurs données de programmation, une partie de leur pouvoir éditorial pourrait être transférée du côté des industries des dispositifs, s’inquiète-t-il. Plutôt que de créer des objets éphémères, tributaires d’outils-logiciels industrialisés, il juge préférable de constituer des bases de données propriétaires en langage HTML. La souveraineté de l’éditeur numérique n’est pas reliée, selon cet éditeur, à la maîtrise des formes de surface, mais à la maîtrise des niveaux inférieurs de langages informatiques. Cette idée de « souveraineté éditoriale » rejoint la distinction faite par Philippe Bootz entre « ce qui relève du pérenne, à savoir le programme source écrit par l’auteur, et ce qui relève du temporaire, à savoir le résultat observable à son exécution » (BOOTZ, 2014)29.

29 La question de la labilité pose aussi des questions de recherche : le chercheur est tenté de faire

évoluer son corpus en permanence et de courir après la technologie. Lors de l’enquête, certaines technologies sont devenues matures alors qu’elles ne l’étaient pas une année avant : ainsi, le livre enrichi au format ePub3 (HTML 5) n’existait pas en 2011 ; en revanche, en 2014, les éditeurs investissent de plus en plus ce format. Comment concilier le temps court de la technologie avec le temps long de la recherche ?

Le point de vue de l’éditeur d’ABM, préconisant de dépasser le rapport consumériste à la technique pour « ouvrir » les boîtes noires du numérique (BERRY, 2015, p. 204) est

cependant loin d’être partagé par tous les concepteurs interrogés.

« Cacophonie » éditoriale

L’« énonciation éditoriale » désigne « l’ensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes qui donnent au texte sa consistance, son “image de texte” » (JEANNERET, SOUCHIER, 2005, p. 6). Dans le cas du livre numérique enrichi, celle-ci est

étroitement liée aux formats ePub et applicatifs et porte une dimension « polyphonique » (SOUCHIER, 2007), étroitement articulée aux enjeux de pouvoir sur le texte.

EPub et actualisations conflictuelles du texte

Philippe Bootz (2014 [en ligne]) définit le phénomène de la labilité technique comme « la dépendance technique et sémiotique du résultat produit à la lecture aux conditions technologiques d’exécution du programme, interdisant alors la définition d’un état précis à préserver. »

Le format ePub — acronyme pour « Electronic Publication » — permet de recomposer le texte numérique en fonction des logiciels de lecture utilisés et de leurs supports. Créé par l’IDPF (International Digital Publishing Forum), une organisation internationale à but non lucratif, il est développé par plus de 200 acteurs internationaux issus des industries du logiciel, d’Internet et de l’édition. Il permet au lecteur d’ajuster l’affichage du texte selon la taille de l’écran, son support et le logiciel de lecture utilisé (PROST ET AL., 2014, p. 63). S’appuyant sur les derniers développements du Web,

la version récente ePub3 intéresse particulièrement les concepteurs de livres enrichis, car elle ouvre de nombreuses potentialités créatives : intégration de contenus multimédias, de sons et de vidéos.

Destiné selon les concepteurs à devenir le format standard de l’édition numérique, l’ePub permet de sortir du régime propriétaire des tablettes iOS et des liseuses (comme le format Mobi) ; pourtant, ses modélisations de pratiques entrent régulièrement en conflit avec les intentions des concepteurs.

Par ailleurs, comment travailler sur les formes matérielles d’un objet qui peut disparaître à tout moment, ne plus être lisible ou changer imperceptiblement de forme ?

L’ePub fonctionne sous la gouverne des logiciels de lecture — iBooks, par exemple, sur la tablette iPad —, qui viennent border la réception auprès des lecteurs en imposant certaines gestuelles pour tourner les pages-écrans ou certaines formes-modèles (sommaire, barres d’outils…). Le designer de livres numériques Jimini Panoz distingue à cet effet l’interface « générique » du constructeur du logiciel de lecture de l’interface « auctoriale » qui permet de « créer une interface spécifique au livre dans l’interface générique du logiciel » (2013 [version ePub autopubliée]). Si le concepteur peut proposer des « consignes » de mise en pages au logiciel, « par nature, donc, ce n’est pas le designer qui organise le contenu à l’écran, mais le logiciel de l’appareil » (PANOZ,2013). Le logiciel joue

non pas un rôle d’architexte au sens strict, mais impose une couche de médiation en contraignant les concepteurs à tenir compte de la manière dont il est configuré.

Si les concepteurs se sentent « contraints », le lecteur bénéficie en revanche d’une liberté de composition qu’il n’a pas dans le livre imprimé : il peut modifier la police des caractères, choisir la couleur du fond de la page, utiliser les fonctionnalités proposées par le logiciel de lecture (recherche de définitions, de mots, annotation, partage de passages, accès facilité à la table des matières...). Les discours d’accompagnement sur le format ePub appuient souvent l’empowerment du lecteur : Jean Davallon (2012, p. 85) estime ainsi que le lecteur devient maître d’œuvre, transformant les « écrits d’écran » en « écrans d’écrits ». Pourtant, cette liberté « éditoriale » du lecteur reste bien souvent étroite, balisée par un contexte de réception structuré autour de la programmation logicielle. Celle-ci propose des « structures de pouvoir » qui cherchent à orienter le lecteur vers certaines actions (des gestes, des partages sur les réseaux sociaux, des annotations productrices de revenus pour les concepteurs de logiciels).

Les concepteurs manifestent de nombreuses réticences envers les phénomènes de labilité sémiotique et les structures de pouvoir des logiciels de lecture : ceux-ci supposent d’accepter une perte de maîtrise sur l’énonciation éditoriale et le processus de création. L’enjeu n’est pas seulement d’ordre esthétique, mais s’inscrit dans un rapport de pouvoir sur la construction du sens. Le texte est au centre de ces luttes : ses mouvements d’apparition à l’écran entrent en conflit avec la vision familière du texte stable, figé et cadré sur la page :

« Sur l’ePub reflow, il n’y a pas de maquette, c’est immonde, ce n’est pas du livre. » (Bijon, RMN)

La lutte se joue également sur le plan typographique — « On n’a pas cette rigueur qu’on peut avoir sur le papier », estime l’éditrice du Musée des arts et métiers.

« S’il n’y a plus de pages, cela ne veut rien dire, la mise en pages n’existe plus. » (Birgé, auteur, éditeur, Les Inéditeurs)

« Si je fais une BD, je n’ai pas envie que le lecteur s’il aime le rose, il mette du rose dans ma BD. » (Poirier, designer-auteure)

L’ePub symbolise aussi pour la plupart des concepteurs l’industrialisation des modes de production. Si la labilité sémiotique met en danger le concept de « page », les figures skeuomorphiques du logiciel de lecture ou de la bibliothèque iBooks les rappellent au contraire avec insistance :

« On est toujours sur la forme du livre, mais c’est à cause du logiciel de lecture. » (Brulé, designer)

Cette standardisation de la forme aboutit selon les concepteurs à freiner l’expérimentation :

« Les membres du comité [de l’IDPF] veulent que cela reste quelque chose de linéaire, de non disruptif et qui reste vraiment de l’ordre du livre, et non pas du jeu. » (Poirier, designer-auteure)

Applications : une « prison dorée »

Les applications sont des logiciels programmés pour être lus de manière autonome sur les plates-formes des systèmes iOS ou Android, sans qu’il y ait besoin d’avoir recours à un logiciel de lecture. S’appuyant directement sur le système d’exploitation de la tablette, elles permettent de mobiliser une plus large panoplie de gestes et de procédés (caméra, boussole, GPS, capteurs de mouvement, accéléromètre, technologie multitouch).

Les œuvres conçues au format applicatif pour iOS ne peuvent pourtant être vendues et lues sur d’autres systèmes d’exploitation que ceux d’Apple. S’ils dénoncent de manière unanime ces schémas propriétaires, les concepteurs estiment pourtant que l’environnement numérique créé par Apple offre une sécurité, une coque protectrice, à la fois éditoriale et commerciale. L’application iOS permet « un choix poussé dans la mise en pages » (Cixous, graphiste), de « construire sa planète d’auteur » (Poirier, designer, auteure), de « garder le plaisir d’une lecture fixe où les coupures de mots ne sont pas n’importe où » (Lecoq, Hybrid’book). Pour les auteurs, « l’application permet de sortir de la carapace et de créer son propre système » (Jarolim). Le format applicatif permet ainsi de mieux contrôler l’énonciation éditoriale et d’offrir un objet unique, différencié :

« C’était la seule solution pour que le texte soit justifié. » (Guilleminot, L’Apprimerie)

« Il permet d’avoir un projet éditeur et de choisir sa mise en pages. » (Lecoq, Hybrid’Book)

« Ce n’est pas un objet acheté sur le Kindle Store ou l’iBooks Store, c’est notre propre application qui est téléchargée30. » (Gorman, auteure)

« Je ne voulais pas d’un simple PDF dans une bibliothèque numérique. » (Boda, auteure)

Dans leurs témoignages, les concepteurs opposent la logique de l’application à celle de l’ePub : fabriquer des livres numériques enrichis au format applicatif pour Apple s’apparente à un travail de « couturier », à du « sur-mesure » ; sous l’environnement ouvert Android de Google, il faudrait, selon eux, tenir compte d’une plus grande quantité de paramètres afin de s’assurer de la lisibilité du texte sur tous supports. S’intéresser au marché Android suppose, selon l’éditeur Poésie industrielle, de renoncer au métier d’éditeur pour prendre « les responsabilités d’un testeur, d’un videogamer », qui doit effectuer ses « tests sur 35 machines ». Frédéric Kaplan (2012) semble rejoindre ces représentations d’éditeurs. Il évoque deux types de « devenir-machinique » pour le livre : le livre au format standard ePub qui se rapprocherait des logiques standardisées du Web selon une perception encyclopédique de la lecture portée par les hyperliens informationnels ; ou la forme « fermée » du livre-application qui lui paraît plus propice aux innovations. La clôture applicative transforme le livre numérique en « île » et offre, d’après lui, un plus grand contrôle et de plus grandes possibilités d’immersion dans le texte.

Il est intéressant de constater que s’exercent à l’endroit de l’ePub des représentations similaires aux normes sociales sur la lecture numérique : si le format est libre et ouvert, il serait déjà standardisé par les logiques marchandes du Web industriel. En revanche, le format des applications permettrait d’échapper à ces processus de standardisation ; pourtant, en faisant ce choix, les concepteurs privilégient l’environnement économique et technique verrouillé de la firme Apple.

De fait, les pratiques des éditeurs oscillent entre l’envie d’expérimenter des formats laissant une grande marge de manœuvre et la volonté de s’inscrire dans des pratiques pérennes, relevant d’une souveraineté éditoriale : ils alternent les formats pour tester l’évolution de leurs potentiels créatifs et marchands sur les plates-formes de vente auxquelles ils sont affiliés. La Réunion des musées nationaux estime ainsi que les usages ne

30 Traduit par nos soins de l’anglais : « It is not something purchased within the Kindle thing or the

sont pas encore assez mûrs sur le marché des ePub enrichis et que l’avenir des e-albums d’exposition se joue sur le marché des applications. Prenant le point de vue opposé, L’Apprimerie, après avoir créé une première application pour iPad, produit désormais exclusivement au format ePub3, car celui-ci « permet de quitter le système d’Apple » : l’analyse de l’ePub enrichi Le Horla relancera ces enjeux de pouvoir sur la construction du sens.