• Aucun résultat trouvé

Sur-responsabilisation, pression à l’autonomie, oubli de la vulnérabilité

EN ÉDUCATION ET EN SANTÉ

3. Sur-responsabilisation, pression à l’autonomie, oubli de la vulnérabilité

Les années 1960 furent marquées par un puissant processus de libération qui mit fortement en avant les valeurs d’autonomie et d’authenticité (Taylor, 2002). À jeter un regard rétrospectif sur ces années et ce qu’elles ont engendré, on se convaincra aisément que ce processus de libération s’est accompagné d’un processus de sur-responsabilisation, au sens d’une forte accentuation des revendications et exigences d’autonomie. Sous l’horizon de la grammaire des pronoms personnels évoquée précédemment, c’est la responsabilité Je, la responsabilité comme « faculté de commencer » qui y fut mise en avant. Cela s’est marqué à tous niveaux, par exemple, en négatif, au travers du déclin progressif de la légitimité des processus de collectivisation de la responsabilité (Nous) incarnés par l’État social, accusé de produire des « assistés », d’institutionnaliser la dépendance, ou encore, dans de tout autres domaines, par un déclin des pathologies névrotiques et la montée des pathologies dépressives, liées, comme le montre Ehrenberg (1998), à une sur-reponsabilisation entraînant une « fatigue d’être soi ». De manière positive cette fois, on pensera par exemple à la multiplication des dispositifs participatifs prenant acte des compétences profanes, mais aussi de l’exigence de reconnaître et de donner place à l’autonomie des acteurs concernés par les objets de la participation. Cette reconnaissance s’est traduite au niveau politique et juridique par l’instauration de droits pour des groupes dont l’autonomie des membres ne faisait pas l’objet d’attention ou de reconnaissance, droits des patients, par exemple, acquiesçant à la reconnaissance de la place du patient dans une relation pensée auparavant comme radicalement dissymétrique entre patient et médecin. Cette reconnaissance a également atteint les domaines de la maladie mentale, mettant à mal la traditionnelle identification du fou comme irresponsable. En réalité, être responsable est devenu un impératif qui s’est immiscé dans de multiples domaines, exigeant que chacun devienne le sujet, devienne responsable de soi, de sa santé, de son employabilité, de son développement personnel, etc.

De manière générale donc, les grands partages hérités entre responsabilité et irresponsabilité ont subi de profonds « bougés », l’espace de la responsabilité grignotant progressivement celui de l’irresponsabilité.

Ce processus a atteint en profondeur également les systèmes éducatifs. Dans la mesure où les différents systèmes sociaux amplifiaient les attentes de responsabilisation pensée comme autonomie, comme aptitude à être sujet, à se prendre en charge, il n’était pas surprenant de voir cette même exigence s’infiltrer dans les dispositifs voués à la formation des futurs adultes : former de plus en plus précocement à l’autonomie, faire peser de plus en plus tôt sur les élèves l’impératif de responsabilisation, etc.

L’éducation présuppose très naturellement une dialectique complexe entre responsabilité et irresponsabilité, autonomie et hétéronomie, indépendance et dépendance puisque, bien sûr, avec l’anthropologie de la modernité, le processus de responsabilisation est un processus d’apprentissage et d’émancipation supposé mener graduellement vers l’autonomie et la responsabilité. Un processus qui, dans le langage juridique se dit de la minorité vers la majorité, et qui se traduit par la définition de limites d’âges à partir desquelles un individu peut être considéré comme civilement, politiquement, juridiquement, sexuellement responsable. Or, durant le troisième tiers du 20e siècle, ces frontières ont fortement bougé, toujours dans le sens d’un abaissement des limites inférieures de la responsabilité. Ce processus apparaissant bien sûr de manière positive comme assumant une meilleure reconnaissance de la personne (contre son infantilisation, contre le paternalisme), mais possédant ses effets pervers également comme lorsque des enfants de plus en plus jeunes se voient traités juridiquement comme des adultes, ne bénéficiant plus des dispositifs spécifiques protectionnels du droit des jeunes, par exemple. Ou montrant toute leur ambiguïté comme lorsque des enfants de plus en plus jeunes sont appelés à se prononcer sur leurs préférences en faveur du père ou de la mère en cas de divorce.

Les logiques éducatives furent fortement marquées par ce même processus, les dispositifs pédagogiques cherchant à s’ajuster à une vision bien davantage responsabilisante et responsabilisée de l’enfant. Il s’agissait là de présupposer, de susciter l’autonomie de l’enfant à des âges de plus en plus précoces et, bien sûr, de penser des pédagogies formatrices à l’autonomie. En Belgique francophone, cela s’est principalement marqué de deux manières. Durant les années 1960, les étudiants terminant leurs études secondaires durent, en plus de la réussite des épreuves classiques testant l’apprentissage des matières étudiées, passer un examen spécifique dit, significativement, « de maturité ». À distance des tests de connaissance, il s’agissait de vérifier si l’élève avait acquis des compétences personnelles attestant de sa capacité

à cerner de manière autonome une question, à la présenter de manière personnelle devant un jury. Bref, il s’agissait de tester en plus des savoirs, un savoir-être dont le terme « maturité » dessinait les contours. Quelques années plus tard, on assistait au passage du système d’enseignement dit « traditionnel » vers l’enseignement dit « rénové ». Cette réforme affectait les pédagogies, mais aussi les dispositifs organisationnels puisqu’il s’agissait, par exemple, contre les filières rigides opposant les voies « latines », valorisées, aux voies « modernes », de promouvoir des systèmes plus ouverts, supposés permettre aux enfants de se construire des orientations adaptées à leurs envies, à leurs potentialités, etc. Pédagogiquement, il s’agissait, notamment de valoriser les travaux personnels préparant mieux aux difficultés d’intégration dans une société en mutation constante. Il fallait ouvrir davantage de place aux expressions individuelles en « dérigidifiant » certains dispositifs considérés comme exagérément et inutilement normatifs comme certaines règles organisant de manière trop contraignante les rédactions et les dissertations, laisser davantage de place à la parole des élèves, y compris au niveau institutionnel en créant des conseils d’élèves. Avec les travaux de Bourdieu et Passeron (1970) ou d’Althusser (1976), mais aussi avec le succès des livres de Illich (1971) et de Deligny (1945), ou d’ouvrages comme

Libres enfants de Summerhill (1971), c’était au procès de l’école « traditionnelle » comme

institution répressive, brisant l’autonomie et les potentialités des élèves que l’on assistait. Il s’agissait donc d’éviter que l’élève ne subisse un enseignement trop contraignant qui risquait d’étouffer ses potentialités et, au contraire, de promouvoir une formation lui assurant plus d’espace de réalisation de soi, plus de perspective d’autonomisation. Comme le dit très explicitement ce texte légistlatif, il s’agissait d’ « ouvrir l'école sur la vie et à la vie, favoriser l'accession à l'autonomie et développer le sens des responsabilités et le sens social »1.

Il serait intéressant de faire le bilan de cette évolution qui, à l’évidence, à l’époque, correspondait à une exigence d’émancipation et entendait répondre à des critiques sévères dont l’école était l’objet. Des critiques qui cumulaient en quelque sorte les critiques sociale et artiste que distinguent Boltanski et Chiapello (1999). La critique sociale reprochant à l’école de reproduire les inégalités et de préparer à l’exploitation, la critique artiste reprochant à l’école de brider les potentiels d’expressivité, de créativité des élèves (Genard, 2003 et 2015b).

1

<http://archives.lesoir.be/renove-type-1-et-traditionnel-type-2-organisation_t-19920604-Z05EXC.html>, consulté le 15 novembre 2015.

Des travaux ont été menés dans d’autres domaines qui montrent que la pression à l’autonomie peut bien sûr être émancipatrice, mais qu’elle peut aussi être ou devenir violente, en particulier lorsqu’elle porte sur des « acteurs faibles ». Si l’on observe l’évolution des analyses sociologiques sur la question de la place de l’autonomie dans les politiques sociales, et même si l’on prend garde à la propension de la sociologie à pratiquer le soupçon et à promouvoir le désenchantement, force est de constater que progressivement se sont développées des analyses mettant en évidence comment la pression à l’autonomie peut devenir oppressante, en particulier lorsque se manifeste un décalage entre l’exigence d’autonomie et les motivations ou surtout et plus encore les capacités – ou l’envie, le temps, la possibilité – des acteurs à l’exercer. De fait, la pression à l’autonomie a progressivement envahi des espaces où les acteurs en étaient auparavant dispensés, précisément parce que les acteurs concernés étaient l’objet d’une perception « irresponsabilisante », ou parce la dépendance paraissait aller de soi, comme avec les personnes handicapées, les personnes très âgées, les malades mentaux, une perception stabilisée qui, précisons-le, a pu être génératrice de mauvais traitements, de pratiques humiliantes. Si, en effet, dans de nombreux cas on peut voir dans ces déplacements une émancipation, sans doute y en a-t- il d’autres où l’émancipation tend toutefois à s’inverser en nouvelle oppression. On a pu ainsi mesurer de tels effets pervers dans le domaine de la santé mentale où la montée du référentiel de l’autonomie a conduit au délaissement des « cas » les plus lourds et les plus chroniques qui finissent par ne plus trouver d’institution d’accueil et à souvent se retrouver dans la rue comme SDF, ou aussi à la détresse de nombre de toxicomanes qui voyaient se fermer les portes devant eux dans la mesure où leurs chances de « guérison » apparaissaient faibles au regard d’un idéal de traitement qui ajustait le délai de retour à l’autonomie à une période limitée (De Munck, Genard, Kuty, Vrancken et al., 2003). Dans le même ordre d’idées, on a pu observer au nom de l’autonomie et du droit d’être ce qu’on est, des processus d’identification au symptôme, débouchant, par exemple, sur des associations de schizophrènes revendiquant positivement leur différence. Et de la même façon, on a pu montrer les effets négatifs de la percée du référentiel de l’autonomie et de la responsabilité au sein des politiques sociales obligeant ceux (chômeurs, bénéficiaires de revenu d’insertion) qui auparavant étaient des ayant-droits inconditionnels, à se soumettre à de multiples dispositifs de contractualisation, d’engagements, de projets, de « capacitation » au risque de perdre une partie de leurs droits alors même que le problème se situe moins dans la motivation des chômeurs que dans la pénurie d’emplois.

Il serait intéressant d’analyser maintenant les dispositifs éducatifs sous cet angle. Plus précisément, en s’appuyant sur le fait que la relation pédagogique est par nature une relation dissymétrique, mais dont l’horizon est celui de participer, au travers de l’apprentissage, à sa symétrisation, il serait important de réfléchir sans préjugé aux formes de la dialectique autonomie-hétéronomie, en se donnant les moyens de saisir clairement les conditions dans lesquelles l’autonomie mais aussi la dépendance sont et peuvent être émancipatoires, tout comme elles peuvent se montrer oppressantes, et bien sûr aussi contre-productives. Est-il en effet bien certain qu’il est pédagogiquement pertinent d’en référer à l’autonomie des enfants pour que les enseignants se croient dispensés de régler des conflits qui naissent dans leurs classes, et cela, dès les classes maternelles tel que j’ai pu le constater. Si nos hypothèses sont exactes, l’accentuation de la dimension d’autonomie du côté des élèves va contribuer à symétriser la relation, transformant du même coup le statut de l’enseignant et, on peut le supposer, affectant ses conditions d’exercice de l’autorité, au sens que Arendt (1972) donnait à ce terme.

Toutefois, cette accentuation de la symétrie de la relation pédagogique n’affecte bien sûr pas seulement la situation de l’enseignant dont la position d’autorité s’affaiblit. Elle affecte également la situation de l’élève et la perception que l’enseignant en a. Plus l’autonomie est projetée sur celui face auquel on se trouve, plus celui-ci a à se prendre en mains, plus peut s’affaiblir le sentiment de responsabilité que l’on a face à lui, à ses difficultés, que peut-être on y a une part de responsabilité. D’une certaine façon, paradoxalement, la relation pédagogique se construit sous un horizon qui est celui de devoir se défendre d’en faire trop, de verser alors dans le paternalisme, d’éviter la « seringue hypodermique », pour utiliser une expression courante en sociologie des médias. Il n’est pas étonnant que c’est durant la même période de basculement des années 1960-1980 que sont montées en légitimité les pédagogies constructivistes, celles se fondant sur l’hypothèse que les élèves doivent « participer », être « actifs », en quelque sorte découvrir par eux-mêmes, sur base de leur autonomie, ce qui est l’objet de l’apprentissage. On peut toutefois se demander si dans ce contexte la position des « acteurs faibles » ne risque pas de se voir fragilisée. En réalité, la surpression à l’autonomie conduit à une sous-estimation de la dimension qui lui est en réalité complémentaire dès lors que l’on envisage l’intégralité des modalités pronominales de la responsabilité, en particulier la dualité des première (Je) et deuxième (Tu) personnes. Si la figure « Je » conduit de fait à présupposer l’autonomie de celui avec lequel on est en relation dans une sorte de réciprocité « Je-Tu » qui conduit naturellement à

reconnaître à l’autre ce que l’on s’attribue à soi, celle-ci se doit d’être régulée par l’accentuation de la deuxième personne qui voit dans l’autre une personne digne de sollicitude, d’attention, une personne potentiellement fragile, vulnérable, au sens sur lequel insiste Lévinas (1995) et maintenant les théories du care. Cela est particulièrement vrai dans les relations par nature dissymétriques, où précisément l’oubli de la vulnérabilité est à la fois tentant et potentiellement destructeur. D’une certaine façon on peut d’ailleurs se demander si, en régime de sur-pression à l’autonomie, la vulnérabilité n’en vient pas elle-même à être pensée elle aussi comme une ressource potentielle, ce que dit le concept, particulièrement en vogue dans l’univers sémantique que nous analysons ici, de « résilience », cette capacité de transformer en opportunité, en ressource, en pouvoir des échecs, des faiblesses, des traumatismes, des handicaps. Même face aux drames de la vie et aux précarités se construit ainsi une pression à la reprise en mains de soi (Genard, 2014b).

Il serait intéressant d’analyser, dans la perspective suggérée ici, les dispositifs pédagogiques destinés précisément à prendre en charge la vulnérabilité des élèves « faibles ». Cela orienterait nos réflexions vers les multiples dispositifs de soutien et de remédiation, internes à l’institution scolaire, mais aussi d’accompagnement et de coaching externes à l’école dont le marché se développpe à grande vitesse. Une comparaison avec les logiques présidant aux transformations des politiques sociales pourrait être intéressante : individualisation des prestations, contractualisation des engagements, focalisation sur l’acquisition systématisée de compétences répertoriées. Appliquée à l’école, on peut se demander si l’anthropologie qui envisage l’individu sous l’horizon de son autonomisation, mais qui le saisit également comme fragile et vulnérable, bien que toujours doté de potentialités et de ressources (Genard, 2013) ne se traduit pas au travers d’une sorte de complémentarité entre une pédagogie dominante qui intensifie l’horizon de l’autonomisation, de l’exploitation maximisée des potentialités et, en complément, une pédagogie du soutien et de la remédiation visant les élèves fragilisés, en décrochage. Cela serait évidemment à explorer davantage.

Après ce premier axe d’analyse centré sur le déploiement de la responsabilité sous l’angle de la grammaire pronominale, je souhaiterais maintenant me déplacer vers sa grammaire modale, celle qui entend réfléchir la responsabilité sous l’horizon des auxiliaires des modalités, de la dialectique entre exigences normatives (devoir), motivation (vouloir), compétences (savoir) et

capacités (pouvoir) (Genard, 2014a). Avec, répétons-le, l’hypothèse que ces deux dernières deviennent omniprésentes au sein des systèmes éducatifs.

Outline

Documents relatifs