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EN ÉDUCATION ET EN SANTÉ

5. L’entrelacement de l’éthique et du politique

Nous voyons que l’éthique et le politique se nourrissent l’une et l’autre dans une circularité. Il n’y a pas de frontière étanche entre ces deux ordres de réalité. Déjà, Aristote avait bien vu le caractère mêlé de l’éthique et du politique. Chez Aristote, « les mêmes valeurs informent les deux domaines de la morale et de la politique : la recherche d’une vie bonne » (Tronto, 2009, p. 36). Ce n’est qu’avec la Modernité que les penseurs occidentaux ont séparé éthique et politique en donnant préséance à la morale pour des penseurs issus du libéralisme et à la politique pour les penseurs exerçant dans la tradition de Machiavel (Tronto, 2009). Si nous prenons l’exemple de Kant (1943), pour ce dernier, la morale découle directement des exigences de la raison. La morale fait abstraction des émotions et des sentiments comme elle ne tient pas compte du contexte social dans lequel se posent les problèmes.

La pensée d’Adorno (1903-1969), philosophe, sociologue et musicologue allemand, peut nous aider à mieux comprendre comment les puissances objectives de la société moderne, insinuées au plus intime de l’existence individuelle, peuvent opprimer l’individu en récupérant principalement son discours qui, au départ, visait l’émancipation. Est en cause tout le système de nos sociétés industrielles modernes, qui exerce une dépossession de l’expérience subjective de

l’individu. Adorno (1983) décrit de quelle façon le système anonyme des règles qui organisent les institutions et fournissent les conditions de possibilité de l’existence individuelle en servant de moyen par lequel les individus peuvent se réaliser, sont en fait devenues un obstacle.

Qu’il le désire ou non, l’individu est aux prises avec des forces opposées à celles de l’individu. Il s’agit de ce système de réification dans lequel ce qui, au départ, était vivant, devient une marchandise, un objet de consommation. Une fois institutionnalisé et objectivé, le discours d’émancipation, en se répétant, se retourne contre l’individu en le manipulant et en lui faisant oublier sa promesse d’autoréalisation. De moyen, il devient une fin en soi. Il concourt alors à une négation de la vie de la pensée. Adorno (1983) parle de vie mutilée.

Pour Adorno (1978), la force d’une idée est qu’elle échappe à toute actualisation. Il existe un écart infranchissable entre ce que l’être humain peut réaliser et ce qu’il vise. La visée de son rêve est tout à fait inatteignable. Sa fonction n’est pas tant d’être incarnée que de nous donner du souffle, une âme. C’est pourquoi l’être humain, s’il désire ne pas mourir de sa propre satisfaction, doit reproduire le rêve en repoussant ses limites toujours plus loin. La pensée exprime le fait qu’il existe un écart entre ce qui est et ce qui est exprimé. Adorno le répète, l’essentiel pour la pensée est d’apporter un élément d’exagération qui la pousse à aller plus loin que son objet même. Il en découle que c’est en se montrant insatisfait que l’être humain peut vraiment continuer à être animé et vivant, et surtout, à penser. Cet écart entre ce qui est et ce qui pourrait être est constitutif du sujet. On pourrait dire que la vie humaine est fondée sur un manque intrinsèque et que la pensée est optimale lorsqu’elle instaure une distance à la vie (Adorno, 1978).

Nous pourrions alors parler d’une nouvelle éthique, laquelle ne serait pas une morale de gouvernance ni une science de gestion fondée sur le positivisme qui réduit « la » distance entre pensée et réalité, mais un état propice à la création et dans lequel se joue une humanisation du monde. En ce sens, l’éthique vise à rappeler que le salut de la liberté passe par la non- identification au contenu de nos rêves. Si, au départ, l’être humain est opprimé, c’est qu’il a longtemps cru qu’il devait se standardiser pour s’adapter et survivre. Survivre dans un tel contexte ne peut qu’endormir et faire oublier que l’être humain n’est pas le sujet de sa vie. L’art de vivre véritable consiste alors à exercer une pensée critique consistant à démasquer le caractère idéologique des différentes formes que l’être humain se donne, de manière répétée, de ses idéaux.

Cette pensée comme manière de vivre devient l’art de résister à ce qui tue toutes les positions de sujet.

Imposer une forme particulière de ces idéaux à tous se traduit par un manque à l’éthique. Il s’agit d’un mensonge. Pour Adorno (1978), ce sont les différences qui font le bonheur et la substance morale de l’existence individuelle. Réifier le contenu précis d’un tel rêve, c’est priver l’être humain de sa dignité, de sa possibilité de faire l’expérience de lui-même. Ainsi, la dignité de la pensée consiste à maintenir cette distance, à répudier toute interprétation littérale qui colle l’être humain sur le réel. Le champ de la pensée est le virtuel, ce qui pourrait devenir, et qui se présente comme un objet d’interprétation, impliquant qu’aucune donnée factuelle ne devrait museler le travail de la pensée.

Plus que jamais, l’être humain a besoin de l’inutile que représente la culture. Adorno cherche une relation non instrumentale à la nature et aux autres. Il la trouve principalement dans l’art où existe encore la possibilité d’une relation de non-identité dans laquelle il est possible à la réalité d’apparaître dans toute son altérité, en échappant à toute conceptualisation. Par contre, Adorno se plaint de la marginalisation de plus en plus grande de cette culture dans l’immense fête de la culture de masse.

Comme l’indique Adorno, en répétant l’ordre déjà existant, « la pensée se limite aux problèmes d’organisation et d’administration » (Horkheimer et Adorno, 1974, p. 51) et s’aliène de sa partie créatrice qui tente l’instauration d’une véritable culture, laquelle permettrait de démasquer les idéologies à l’œuvre. Lorsque les pratiques et les valeurs qui les sous-tendent ne sont plus rattachées à leur contexte d’émergence, à leur caractère praxique, elles se réifient, s’étendent à toutes les formes de vie et commencent leur domination. Elles deviennent des idéologies1 et se présentent comme des dogmes. Nietzsche (1964) l’avait déjà compris lorsqu’il affirmait que sous la morale se cache un instinct de domination, et que Foucault (1971) reprendra à son compte à partir de son texte L’ordre du discours.

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Il est un peu malaisé de se référer à la notion d’idéologie sachant que toute définition de l’idéologie est plutôt arbitraire (Baechler, 1976) et qu’elle s’inscrit dans une longue tradition avec différentes définitions (Rehmann, 2013). Toutefois, comme l’indiquent Kant (1980) et Adorno (1978), le manque de définition ne doit pas nous empêcher de penser. Au contraire, ce flou encourage la pensée réflexive et démontre qu’il n’y a probablement pas de principe qui permettrait de rendre compte de l’idéologie.

Comme le pense Adorno (1978), il faut sortir du concept de vérité comme adéquation en faveur d’un autre concept de vérité comme non-identité. La force d’un concept qui échapperait à toute définition serait justement de permettre à la pensée de sortir d’un système. Cette non- identité, l’herméneutique y travaille.

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