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EN ÉDUCATION ET EN SANTÉ

1. Soins infirmiers et quête de reconnaissance

1.1 La re-connaissance, polysémie d’une notion complexe

Dans le champ philosophique, Paul Ricœur trouve qu’on ne porte pas assez d’attention à ce concept de reconnaissance. Après Hegel (2006) et ses réflexions sur l’Annerkennung, bases sur lesquelles il fonde une partie de son analyse, Ricœur (2004) est l’un des premiers à avoir tenté de mieux cerner cette notion complexe, tout en reconnaissant ne pas y parvenir pleinement puisqu’il ne s’agit jamais que d’un « parcours ». Après s’être interrogé sur les raisons de cette absence dans la discipline philosophique, Ricœur montre l’extrême polysémie du terme qui contient plus de 20 acceptions différentes dans la langue française. Il parvient néanmoins à identifier trois registres principaux, ou parcours, qui englobent ces différentes significations : l’identification

(objectivité), l’acceptation-attestation (subjectivité) et la gratitude (intersubjectivité, réciprocité). Il est intéressant de s’arrêter sur chacune de ces dimensions pour relever comment elles éclairent notre sujet et lui offrent une nouvelle perspective de compréhension.

Dans la reconnaissance comme identification, Ricœur rapporte que la signification même du mot re-connaître implique la notion de connaissance, donc de distinction de la chose et des phénomènes. Il introduit cela avec une déclaration de Pascal, extraite de l’Entretien avec M. de

Saci (Ricœur, 2004) : « L’essence de la méprise consiste à ne pas la connaître » (p. 54). Il insiste

ainsi sur le caractère profondément fallacieux de la méprise qu’il considère comme un refus d’identification et non comme une simple ignorance. Sans dénaturer les propos de l’auteur, on pourrait en déduire que l’absence de connaissance et de re-connaissance, considérée ici comme méprise, ouvre la voie à une forme de mépris.

Le besoin de reconnaissance correspond ici au besoin humain d’être identifié et « c’est bien notre identité la plus authentique, celle qui nous fait être ce que nous sommes, qui demande à être reconnue » (Ricœur, 2004, p. 38). En ce qui concerne les infirmières, l’identification interroge l’identité-même de la profession car comment reconnaître ce qui n’est pas déjà clairement connu ? Comment faire reconnaître une profession dont les acteurs sont toujours considérés comme des personnes « dévouées, douces et gentilles » ou encore comme des « donneuses de piqures » par une partie de la population. Il en ressort l’importance de travailler à faire connaître la profession sur la scène publique et au sein même des institutions de soins qui en ont une vision souvent étriquée (Nadot, 2012).

Le deuxième registre de la reconnaissance s’avère également essentiel à la compréhension de la profession d’infirmière. Il est associé à une conscience de soi réflexive qui pose la question de la responsabilité de l’homme « capable » (Ricœur, 2008), soit celui qui reconnait ses capacités d’agir, de dire, de faire. L’imputabilité juridique qui est à l’origine de la responsabilité sous- entend, du même coup, être en possession des capacités à commettre l’acte. La conscience de soi trouve son expression dans la mémoire, de celui que je suis, et dans la promesse, de rester ce que je suis malgré les aléas de la vie (Ricœur, 1990). Elle est pour Hegel (2006) « l’expérience de ce qu’est l’esprit », celle du « je qui [est] nous, et nous qui est Je ». L’Annerkennung prend toute sa signification dans une conscience de soi intensément reliée à la conscience d’autrui. Dans le triangle éthique, Ricœur (1990) met en valeur la reconnaissance par les pôles du « Je » et du

« Tu ». Le « Je » ouvre la porte sur la rencontre avec le « Tu », à la fois semblable et différent. Cette rencontre avec le « Tu » n’est possible que parce qu’il y a d’abord connaissance du « Je », car « La connaissance de soi est une condition de la rencontre avec l’Autre. » (Gohier, 2005, p. 11). L’éthique se veut alors le garant des liens entre ces deux pôles, elle est une manière d’être à soi-même, au monde et à l’« Autre » (Svandra, 2004).

Ricœur se réfère à Hegel, pour lequel le désir de reconnaissance doit prendre ce double mouvement de la relation à soi et de la relation à l'autre dans l'échange, s’opposant ainsi à toute forme de soumission et valorisant la relation à autrui puisque « la conscience de soi n’atteint sa satisfaction que dans une autre conscience de soi » (Hegel, 2006, p. 198).

On doit à Hegel également le thème de la « reconnaissance mutuelle » réhabilité plus tard par Honneth (2000) avec sa « lutte pour la reconnaissance » comme le remarque Todorov (2013). En effet, la dyade introduite par la reconnaissance est comprise « comme le lieu où les identités différentes s’unissent pour coopérer dans et par leur distinction même » (Labelle, 1996, p. 256). Elle est également porteuse d’une mutualité constitutive de soi, tout comme elle est pluralité dans la constitution même du soi (Ricœur, 2004).

Cette mutualité nous conduit au troisième registre de la reconnaissance de Ricœur, celui de la gratitude, caractérisée par l’intersubjectivité et la réciprocité. Parce que la dialectique du maître et de l’esclave ne connaît pas de synthèse chez Hegel (2006) et parce que le pessimisme pourrait gagner les esprits face au besoin infini de reconnaissance de la nature humaine, Ricœur (2004) propose une forme heureuse d’aboutissement : le don. Il démontre que la lutte pour la reconnaissance peut être annihilée par une reconnaissance mutuelle de l’ordre du don. Les échanges entre les hommes ne sont pas toujours régis par l'intérêt propre et on trouve des situations dans la vie collective où ce dernier disparaît pour laisser la place à la relation humaine (Sen, 2000). Le don s’appuie sur une logique de réciprocité dans la mesure où il appelle à rendre en retour, non par idée d’obligation, mais bien davantage comme expression d’une reconnaissance envers le donateur, une reconnaissance indirecte que Ricœur considère comme étant la contrepartie pacifique de la lutte pour la reconnaissance. Dans ce don s’incarnerait la mutualité du lien social invitant à la générosité et à l’ouverture à autrui, sans lutte. Ricœur montre que la logique marchande inscrite dans nos modes de vies est une atteinte fondamentale à ce

principe du don qui permet à l’homme d’accéder à la véritable reconnaissance de soi puisque : « la lutte pour la reconnaissance se perdrait dans la conscience malheureuse s’il n’était pas donné aux humains d’accéder à une expérience effective, quoique symbolique, de reconnaissance mutuelle sur le modèle du don cérémoniel réciproque » (Ricœur, 2004, p. 226). Si le premier parcours de la reconnaissance se caractérisait par la méconnaissance perçue comme méprise sur soi-même avec diverses conséquences sur autrui, ce troisième parcours voit planer l’ombre du « déni de reconnaissance » (Ibid., p. 370), une méconnaissance portée par la suffisance qui met la paix en danger. D’ailleurs, Ricœur nous avertit : « Que chacun reconnaisse l’autre comme son égal par nature. Le manquement à ce précepte est l’orgueil » (2004, p. 266). Pour autant cette mutualité, véritable éloge de la réciprocité, ne va pas de soi. Elle doit être gagnée. Et c’est là l’origine de la lutte pour la reconnaissance qui est au cœur des rapports sociaux. La réciprocité est essentielle car elle constitue une véritable simultanéité de la reconnaissance existentielle, reconnaitre cet autre qui nous fait face, c’est faire un bout de chemin dans la connaissance de soi- même (Ricœur, 2004).

Eneau (2005) montre l’incapacité de l’interaction à garantir, à elle seule, la réciprocité. Transcendant l’interaction, la réciprocité nécessite une transaction, d’où la référence explicite au don. En pédagogie, Labelle (1996) fondera d’ailleurs le concept de réciprocité éducative sur l’approche anthropologique du don, considérant que la réciprocité constitue le fondement de l’éducation. Il définit la réciprocité éducative comme le don réciproque de soi, en tant qu’engagement de moi et de l’autre dans l’action du don et de l’acceptation. Se fondant sur une analyse hégélienne, Honneth (2000) valorise aussi la réciprocité en affirmant que l’homme ne peut être réellement épanoui qu’à la faveur d’un lien social.

Le besoin de réciprocité est sans doute d’autant plus fort dans une profession qui se vit dans le collectif et qui se décline dans une pluralité de relations. La revendication de l’autonomie ne saurait se vivre en aparté de cette réciprocité. Carré (2007) rapporte à ce sujet que faisant appel à la psychosociologie, Honneth (2000) montre que plus le sujet est autonome, plus il a besoin de la reconnaissance d’autrui. Nous pouvons dès lors comprendre dans quelle mesure le mouvement de la professionnalisation des soins et la zone d’autonomie qu’elle sollicite soit le catalyseur d’un besoin accru de reconnaissance.

Mais nous l’avons vu, cette quête d’autonomie sollicite une forme de reconnaissance ancrée sur une identification qui la précède. Pour ce faire, il convient de savoir de prime abord de quelle pratique, c’est-à-dire de quelle nature d’activité, il est réellement question. Parle-t-on du soin comme care, c’est-à-dire du prendre soin comme acte de sollicitude, ou du soin comme cure, soin orienté vers la guérison ? Il ne s’agit pas d’opposer les deux conceptions du soin ou qu’elles s’excluent mutuellement, mais la primauté accordée à l’une ou l’autre va déterminer une certaine conception de la profession infirmière. Or, à ce stade, il convient de prendre en considération le contexte du monde de la santé, théâtre privilégié dans lequel les professionnels évoluent. Ce monde s’est considérablement modifié durant ces dernières années. Accompagnant le vieillissement de la population, les soins se jouent toujours davantage autour de la vieillesse, dans les rapports aux maladies chroniques, à la souffrance et à la mort. Nous pouvons nous demander si le déni de notre société vis-à-vis de ces phénomènes qui vont à l’encontre des mythes de jeunesse et des désirs d’immortalité qu’elle valorise, ne constitue pas une raison majeure de la moindre considération apportée au care, comme semblent le confirmer ces propos : « Elles [les infirmières] accomplissent en silence les tâches ingrates dont ne veut plus la société. Je veux parler des soins aux personnes âgées, de l’assistance à toute personne dépendante, l’accompagnement de plus de 70% des mourants » (Perraut Soliveres citée par Midy, 2002, p. 19).

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