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EN ÉDUCATION ET EN SANTÉ

3. Pour une éthique de la responsabilité

Une éthique de la responsabilité s’établit sur les obligations qui sont propres aux enseignants en tant que groupe qui partage une identité commune. Cette éthique peut prendre plusieurs orientations. Nous en retenons trois : une orientation optative, une orientation cognitive24 et une orientation humaniste (ou altruiste). Nous les exposons brièvement. Nous les avons choisies, car même si elles sont en tension, elles sont complémentaires. Une éthique de la responsabilité pour les enseignants présuppose d’abord une orientation optative (ou « aspirationnelle ») qui renvoie à ce qu’il est souhaitable de faire d’un point de vue idéal ou axiologique. L’orientation optative renvoie aux valeurs morales qui inspirent et guident les enseignants. Définissons d’abord ce qu’est une valeur morale avant de souligner comment elles peuvent être par la suite traduites en normes éthiques25. Une valeur est un bien moral ou un idéal moral. Elle indique une manière de se conduire qui est désirable, enviable ou préférable. Par exemple, l’équité est un bien moral désirable qui devrait inspirer les conduites des enseignants

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Ce que nous pouvons et devons faire compte tenu du contexte et des personnes en présence.

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D’un point de vue sociologique, les normes éthiques participent à la construction des normes identitaires et constituent une part importante de l’identité morale d’un individu.

dans les situations d’évaluation. Une éthique de la responsabilité ne pourrait pourtant pas contraindre les enseignants à agir équitablement, mais elle peut les appeler à se conduire avec équité. L’orientation optative ou aspirationnelle ne devrait donc jamais être comprise sous le mode de la contrainte ou de la prescription obligatoire. On doit la voir comme une invitation lancée aux enseignants à considérer sous un mode critique les valeurs morales qui guident leurs conduites professionnelles. Une telle éthique ne peut donc forcer les enseignants à se conformer à des valeurs de bonté, de générosité, de bienveillance et de gentillesse, mais elle les sollicite et elle les encourage à aiguiller leurs conduites à l’aune de celles-ci.

Dans le giron d’une éthique de la responsabilité, aucune valeur ne possède une primauté sur une autre et chacune doit être appréciée dans les contextes d’enseignement et dans les situations éducatives. Par exemple, un enseignant pourrait être déchiré entre deux valeurs comme l’égalité des chances et la rivalité entre élèves. Il lui revient alors de prendre une position et de la justifier. C’est l’orientation cognitive d’une éthique de la responsabilité. Un enseignant se montre responsable, du point de vue cognitif, lorsqu’il peut rendre compte de ses décisions et de ses actions à l’aune des savoirs établis de sa profession. En somme, aucun enseignant ne peut se passer d’une constellation de valeurs, traduites sous forme de normes éthiques26

(ou devoirs éthiques) qui orientent ses pratiques, définissent les finalités de son travail et le motivent à agir avec responsabilité. Dans la pratique, un enseignant tient compte de ce qu’il est préférable de faire du point de vue idéal, mais il tient compte également du contexte, de sa motivation et des arguments professionnels pour justifier sa décision.

La réalité du travail éducatif entraîne diverses situations de dilemmes. Il revient alors à chaque enseignant de composer avec les normes et les valeurs éthiques de sa profession – qui ne sont surtout pas des modes d’emploi ou des directives applicables à toutes les situations –, d’évaluer la situation et de prendre une décision qu’il devra expliquer clairement. L’orientation cognitive d’une éthique de la responsabilité oblige les enseignants à justifier leurs actes à l’aune de savoirs établis, et du même coup à montrer qu’ils sont compétents.

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L’orientation cognitive est aussi importante que l’orientation optative. Alors que la première propose des valeurs pour guider l’action, la seconde propose plutôt des outils réflexifs – à l’instar de méthodes de résolution de dilemmes – qui permettent d’analyser une situation problématique, de prendre la meilleure décision et de la justifier. Cette orientation amène donc les enseignants à porter un éclairage professionnel sur leurs pratiques. En agissant de manière responsable, c'est-à-dire en rendant compte de leurs pratiques, ils montrent qu’on peut leur faire confiance. L’orientation cognitive implique donc pour les enseignants de se rapporter au monde des valeurs tout en considérant les contextes et la singularité des situations réelles de classe. Le monde des valeurs est du côté du souhaitable; le cognitif est du côté de la validité.

La troisième orientation concerne la qualité morale de la relation que les enseignants entretiennent avec les élèves. Étant leur mission éducative et leur statut professionnel, les enseignants assument une position de donateur, de protecteur et de bienfaiteur à l’égard des élèves. C’est le sens profond de l’orientation humaniste ou altruiste d’une éthique de la responsabilité. Les enseignants ne sont pas dans une position parentale avec les élèves puisque la nature de leurs liens avec eux est d’abord professionnelle. Ils sont payés, en fait, pour s’occuper des élèves, en prendre soin, leur procurer du soutien, les encourager à persévérer, les passionner, leur donner le goût d’apprendre, de grandir, de devenir meilleurs. En fait, ils doivent les initier à notre commune humanité, à ce qui nous fait humains. Cette responsabilité humaniste les place dans une situation où ils donnent aux élèves sans pouvoir exiger d’eux un contre-don (Mauss, 1999). La relation éducative ne pourrait s’établir sur la réciprocité. C’est pourquoi on évoque fréquemment les sentiments de sollicitude et de bienveillance pour qualifier le type de relation de responsabilité des enseignants envers les élèves. Ici, la sollicitude et la bienveillance ne sont pas que des valeurs, mais des conditions même de l’acte de transmettre, d’enseigner, de se mettre au service d’autrui. Évidemment, cette position humaniste n’est pas de l’ordre de la sainteté, mais d’une sagesse qui sait comment donner sans s’épuiser.

En somme, un enseignant porte des responsabilités multiples puisqu’il incarne les idéaux de son institution, il répond de ses choix devant autrui et il cultive une relation de bienveillance avec les élèves. Ces trois orientations de la responsabilité s’interpellent et se complètent l’une l’autre, mais au centre il y a un enseignant à qui on reconnaît une capacité de les assumer.

Conclusion

Les pratiques enseignantes sont régulées autant par des règles de toutes sortes que par des normes éthiques. C’est à l’aune de ces deux types de régulation que les enseignants doivent réfléchir à la meilleure décision à prendre lorsque se présente un dilemme moral ou une situation éducative sensible. Or ces deux types de régulation ne gomment pas le jugement éthique personnel. On doit plutôt comprendre que le partage d’une éthique commune est rassurant pour les enseignants puisqu’elle leur fournit des normes (une sagesse partagée) qui permettent d’éclairer leur jugement. Dans le cœur de l’action scolaire, un enseignant pourra interpréter ces normes dans le sens qu’il juge le plus respectueux des élèves, des missions éducatives, de la noblesse de sa profession et des idéaux qui l’interpellent.

Ainsi, malgré qu’ils adhérent à une éthique commune, les enseignants devront toujours s’en remettre à leur jugement éthique personnel au sujet de la bonne décision à prendre ou de la bonne action à réaliser. L’éthique personnelle et l’éthique commune sont parfois en concurrence, et cela apparaît comme un signe de santé morale. Or, dans chaque situation, il revient à chaque enseignant de prendre les meilleures décisions et de les justifier. Il pourra toujours se demander comment aurait agi son groupe de pairs, et s’écarter du normatif de son éthique commune, cela lui appartient. Le jugement dans l’action est une opération solitaire qui doit cependant être nourrie et soutenue par un ensemble de savoirs qui ne garantissent pas, certes, la validité éthique de l'action, mais qui n'en représente pas moins des sources précieuses d'informations pour l'enseignant. C’est en ce sens qu’une éthique commune lui procure des valeurs, des normes, des raisonnements pratiques et une sagesse partagée pour affiner et justifier son jugement et ses justifications. Cela étant dit, même si une éthique professionnelle ne remplace pas une éthique personnelle, le jugement professionnel ne pourrait pas être que l’affaire de préférences personnelles du fait que les enseignants doivent considérer leur statut commun et les préférences éthiques de leur groupe de professionnel. En fait, on pourrait dire qu'une éthique commune accentue leur vigilance afin qu’ils puissent agir en toutes circonstances pour le bien des élèves et pour conserver leur confiance.

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Notice biographique

Denis Jeffrey est professeur titulaire à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval et directeur du Centre de Recherche Interuniversitaire sur la Formation et la Profession Enseignante. Il travaille dans le domaine de la sociologie de l’enseignement. Il a notamment publié aux PUL: La fabrication des rites (2016), Laïcité et signes religieux à l’école (2015), Les

séries cultes chez les jeunes (2014), L’éthique dans l’évaluation scolaire (2013), Enseignants dans la violence (2006).

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