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Qu’est-ce qu’une compétence ? Technicisation de la formation, découpages des compétences et employabilité

EN ÉDUCATION ET EN SANTÉ

5. Qu’est-ce qu’une compétence ? Technicisation de la formation, découpages des compétences et employabilité

Reste maintenant à préciser encore quelque peu ce que fait faire l’émergence de ce nouvel horizon, et la nouvelle sémantique qui l’accompagne, à la pédagogie.

Sans qu’il n’y ait de nécessité logique à cela, il est frappant d’observer que la sémantique des compétences s’est imposée dans le système éducatif, mais aussi, et parallèlement, dans le monde professionnel et le management. Là, il est question aussi de « référentiels de compétences », de « profils de compétences » pour dessiner les annonces et entretiens d’embauches, ou encore de « bilans de compétences » balisant la carrière des travailleurs.

Comme nous l’avons montré, derrière cette nouvelle sémantique, c’est une conception anthropologique qui se dégage : celle d’un individu, apprenant, qui se doit d’être actif, autonome, responsable, etc., et, notamment, responsable de l’acquisition et de l’entretien de ses compétences et capacités. Le fait que cette sémantique et les dispositifs qui vont avec se soient immiscés et imposés conjointement dans le monde de l’éducation et dans celui des professions n’est pas anodin. Et cela l’est d’autant moins si on voit s’ajouter dans la sémantique un autre terme, celui d’employabilité. Rappelons également que cette logique des compétences est intimement liée à une logique d’indicateurs permettant d’évaluer, d’ailleurs conjointement, les performances des élèves et celle des institutions d’enseignement, dans le système éducatif et, précisément, l’employabilité des travailleurs dans le système économique.

Cette proximité entre compétences et employabilité a été soulignée à de nombreuses reprises (Boltanski et Chiapello, 1999). Au niveau de l’enseignement, elle génère le soupçon que

le système éducatif ne s’oriente vers un enseignement davantage « technique » et « séquentialisé » au niveau des apprentissages; les compétences se devant d’être spécifiées précisément pour prendre sens par rapport à l’explicitation d’indicateurs susceptibles d’être opérationnalisés dans des dispositifs évaluatifs. Le texte suivant illustre parfaitement cette crainte :

S'il est une trouvaille de la science didactique qui mérite l'attention, c'est la substitution du terme d'apprenant au nom classique d' « élève » […] La fonction véritable de ce curieux baptême [est] d'imposer une conception étroitement technique de la pédagogie. Tandis, en effet, que l'élève est confié à un professeur, maître précisément chargé de l'élever au-dessus de sa condition, l'apprenant est l'affaire d'un professionnel, appreneur soucieux de lui inculquer, au moyen d'outils pédagogiques et au fil de séquences didactiques, les

compétences consignées dans le cahier des charges d'un projet éducatif. C'est dans cet

esprit que l'apprenant en lettres est soumis, dès son arrivée en seconde, à une évaluation nationale visant à dresser un état de ses « capacités et compétences, (plus que de ses connaissances) », au nombre desquelles figurent les items suivants : « percevoir la spécificité générique et/ou typologique d'un texte », « repérer et/ou interpréter des indices d'énonciation », « utiliser des procédés rhétoriques », « repérer et/ou interpréter des procédés d'écriture ». Les données obtenues subissent, en principe, un traitement informatique permettant la mise en place de modules où des groupes de besoin reçoivent la

remédiation. Une telle rationalisation de la production de compétences est admirable […].

(Leroux, 1999)

Ce texte – mais j’aurais pu en aligner de nombreux autres – est très significatif d’une des tendances liées à ces logiques de compétences. C’est le fractionnement de la formation. La rédaction par les institutions scolaires et les enseignants des référentiels de compétences apparaît souvent comme un chemin de croix obligeant à penser la formation comme un processus infiniment sécable, la formation étant tendanciellement pensée sur le mode de l’addition et de la juxtaposition de compétences pouvant chacune séparément donner lieu à apprentissage et à évaluation. D’une certaine façon, ce qui se profile là potentiellement – et répétons-le sans qu’il y ait de nécessité logique à cela – une sorte de taylorisation de l’individu, où celui-ci se trouve découpé en compétences acquises et validées, et en compétences à acquérir encore4.

Il est intéressant d’observer que, dans cette logique, le statut d’élève en vient à être ré- interprété, non seulement sous celui de l’apprenant, mais aussi sur le modèle du « métier ». Le texte qui suit, fruit d’un membre de la faculté de sciences psychologiques et de l’éducation de

4

On pourra trouver une analyse approfondie de ces questions dans les numéros 1 et 2 de 2010 de la revue Politiques

l’Université de Genève, illustre bien l’appartenance du concept de « métier d’élève » à l’univers sémantique que nous reconstruisons progressivement.

Le concept de métier d’élève a été élaboré par les sociologues pour signifier deux choses principalement : 1. A l’école, un travail est à faire; il y a donc des opérations à réaliser, un engagement subjectif nécessaire, des règles à respecter, des compétences à avoir pour répondre aux attentes du maître-contremaître. 2. L’élève n’est bien sûr pas un travailleur comme un autre : il ne touche pas de salaire, puisqu’il ne vient pas en classe pour produire des richesses, mais pour se produire lui-même, en apprenant ce qui lui permettra de grandir et de développer son intelligence. (Maulini, 2009, s. p.)

Conclusion

L’hypothèse qui nous a guidé entendait montrer que la sémantique qui s’est imposée dans le contexte éducatif depuis quelques décennies, et qui s’extériorise le plus nettement avec le vocabulaire des compétences et des capacités ne traduit pas seulement une évolution pédagogique. La plupart des critiques virulentes qui sont faites de ce tournant, comme une des dernières citations de cet article le met en évidence, entendent dénoncer – je pense souvent à juste titre – les liens entre cette nouvelle sémantique et la pénétration d’imaginaires néo-libéraux ou néo-managériaux au sein des pratiques éducatives, sous la pression notamment des organisations internationales.

Notre propos venait en quelque sorte prolonger et alimenter cette hypothèse, mais par d’autres voies. Il s’agissait de mettre en relation cette même sémantique avec un tournant anthropologique, un tournant dans la manière de saisir ce que c’est qu’être un humain. Ce tournant, historiquement lié aux années 60 du siècle dernier, a contribué à accentuer et, s’agissant de la relation éducative, à étendre le spectre de l’exigence d’autonomie et d’une responsabilité comprise à la première personne, « Je », tout en accentuant l’importance accordée à ses modalisations actualisantes, le savoir (les compétences) et le pouvoir (les capacités).

Ce tournant des années 1960 – nous l’avons quelquefois rappelé au cours du texte – fut incontestablement un moment émancipateur. Le propos de l’article n’était pas de le récuser mais d’offrir quelques balises pour saisir ce que pouvaient être ses failles, qu’il s’agisse de failles intrinsèques comme lorsque l’accentuation de l’autonomie nous fait quelque peu oublier la vulnérabilité de celui sur qui nous projetons cette autonomie, mais aussi de failles en termes de récupérations possibles comme lorsque la logique des compétences et des capacités se voit

associée aux logiques d’employabilité, ou – les deux étant d’ailleurs liées – lorsque ces logiques aboutissent à une hyper-segmentation des objectifs de la formation (Cantelli et Genard, 2010), une hyper-segmentation d’ailleurs en phase avec la tendance à la rentabilisation professionnelle, en temps et en coût, des gestes des (futurs) travailleurs.

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Notice biographique

Jean-Louis Genard est philosophe et docteur en sociologie. Il est professeur ordinaire à la Faculté d’architecture de l’Université libre de Bruxelles. Il est rédacteur en chef de la revue électronique de l’AISLF, SociologieS. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Sociologie de

l’éthique (L’Harmattan, 1992), La Grammaire de la responsabilité (Cerf, 2000), Action publique et subjectivité (avec F. Cantelli, LGDJ, 2007) ainsi que de très nombreux articles. Ses travaux

portent principalement sur l’éthique, la responsabilité, les politiques publiques, en particulier les politiques sociales, les politiques de la ville, la culture et les politiques culturelles, l’art et l’architecture ainsi que sur les questions épistémologiques.

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