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Comment saisir les enjeux éducatifs sous l’horizon de la responsabilité ?

EN ÉDUCATION ET EN SANTÉ

1. Comment saisir les enjeux éducatifs sous l’horizon de la responsabilité ?

Positionnant ma réflexion sur les enjeux éthiques de la relation pédagogique et des politiques éducatives autour du concept de responsabilité, apportons tout d’abord une précision. Le plus souvent, le concept de responsabilité – comme c’est somme toute le cas dans les conversations ordinaires – est considéré comme une catégorie éthique ou morale. Dans cette optique, mes réflexions pourraient s’orienter très directement vers les questions éthiques portant sur la responsabilité des enseignants à l’égard des élèves, des parents, etc., sur les responsabilités des décideurs politiques chargés des politiques éducatives, et ainsi de suite. Ce n’est pas cette entrée que je choisirai.

Plutôt que de prendre d’emblée la responsabilité comme une catégorie de la morale – ce qu’elle est évidemment aussi –, je la prendrai d’abord comme une catégorie anthropologique ou plutôt comme une catégorie cosmo-anthropologique. Cela mérite quelques explications.

Dans la suite de travaux antérieurs (Genard, 1999), je propose d’appréhender la responsabilité comme un « interprétant », pris ici au sens de Peirce (1978). Plus précisément un

interprétant de « ce qui arrive », « ce qui se passe » pour reprendre une expression wittgensteinienne (Wittgenstein, 2001). Un interprétant à saisir d’ailleurs parmi d’autres avec lesquels l’interprétant responsabilisant se trouve en « concurrence ». L’idée est que lorsque « quelque chose se passe », nous pouvons en faire des lectures très différentes. C’est ce que Peirce (1978) avait en tête lorsqu’il suggérait une approche triadique du signe, distinguant ce qu’il appelait l’objet, le representamen et, entre les deux, l’interprétant. Un exemple éclairera cela. Pensons à « quelque chose qui arrive » : des élèves jouent dans la cour d’une école et l’un d’entre eux se blesse. Cet « objet » pourra prendre diverses significations, entendons le

representamen, et cela en fonction de l’« interprétant » qui s’imposera. Nous pourrons saisir « ce

qui est arrivé » comme un accident renvoyant au hasard, à la malchance, à la loi des séries. Mais nous pourrons aussi supputer un déficit de précaution et renvoyer cela à la responsabilité de l’école ou à celle des surveillants. Nous pourrons aussi situer la responsabilité du côté des élèves ou de l’un d’entre eux. Mais d’autres interprétations sont encore possibles, plus probables peut- être, dans d’autres contextes culturels : une punition divine, par exemple, un sort qui s’acharne sur l’élève blessé. Au travers de cet exemple, nous comprenons que la responsabilité apparaît comme une manière – et pas la seule – de saisir « ce qui arrive ». Une manière parmi d’autres – un accident ou des responsabilités – qui va nous faire voir les choses très différemment et déclencher des processus très différents. Si c’est un accident, on le regrettera et rien ne se passera si ce n’est qu’on soignera le blessé, sans plus. Ou alors, le système assuranciel de l’école interviendra mais sans imputation de responsabilité. Si cela avait été l’interprétant responsabilisant qui s’était imposé, cela aurait déclenché d’autres processus, par exemple, cela aurait mis en marche des controverses sur les imputations pour éventuellement aboutir dans le système judiciaire. Et si, bien sûr, on y avait vu une intervention divine, peut-être cela aurait-il débouché sur des pratiques de purifications ou de prières. Pour illustrer cela et mesurer cette fois les effets que cela peut avoir sur les politiques éducatives, on peut prendre un autre exemple de « ce qui arrive », l’échec scolaire. Encore une fois plusieurs interpétants peuvent s’inviter dans la discussion : un interpétant disons « naturaliste » (il y a des élèves doués et d’autres non), un interprétant moral (certains font des efforts d’autres non), un interprétant sociologique (derrière l’échec, il y a l’origine sociale), un interprétant plus critique (l’école est élitiste) et ainsi de suite. Selon que prévaudra l’un ou l’autre interprétant, la responsabilité de l’échec ou face à l’échec se déplacera, et en fonction de la prévalence politique de l’un ou l’autre – ici évoqués bien sûr

caricaturalement – des réformes politiques ou pédagogiques différentes pourront être implémentées.

En revenant vers l’interprétant responsabilisant, il est dès lors pertinent non plus de le prendre pour un acquis intemporel, ni même un « transcendantal », un « présupposé incontournable de l’activité communicationnelle » à la façon d’Habermas (1991), mais d’en saisir l’historicité, la manière dont il s’est « imposé », en l’occurrence au Moyen-Âge contre des interprétants concurrents, les interprétants théologiques, grâce, péché originel, etc., ou encore le déterminisme astral (Genard, 1999). Mais aussi, de manière synchronique cette fois, de saisir la pluralité d’interprétants « disponibles » pour donner sens à « ce qui se passe », inconscient, habitus, loi des séries, caractère, hasard, chance, déterminisme neuronal, etc. Comme on l’aura compris, certains de ces interprétants sont plutôt d’ordre cosmologique, ils disent certaines choses sur la configuration du monde, comme le hasard par exemple. D’autres renvoient plutôt à une dimension anthropologique, comme l’inconscient ou, bien sûr, la responsabilité. Celle-ci apparaît donc plutôt comme une catégorie anthropologique, comme une dimension constitutive de ce qu’être un humain veut dire. Elle est une manière de comprendre l’humain, présupposant un homme au moins relativement autonome, susceptible de s’engager, de choisir, d’agir mais aussi de pâtir, de ressentir, face à des situations, des émotions, de ne pas demeurer indifférent à ce qui se passe, à ce qui lui advient, à ce qui l’entoure. Bref comme un être éthique et/ou moral au sens que nous donnons aujourd’hui à ces termes.

De cela, il résulte que la responsabilité est loin d’être un « donné », qu’elle est l’objet d’une socialisation, d’un apprentissage culturel, qu’il y a lieu de réfléchir à la place qu’elle occupe parmi d’autres interprétants, mais aussi de réfléchir aux accentuations au travers desquelles elle se déploie. C’est en fonction de cette dernière question que, dans l’ouvrage La grammaire de la

responsabilité (Genard, 1999), j’ai proposé un déploiement du concept de responsabilité selon

deux axes principaux. Celui des pronoms personnels tout d’abord : nous pouvons en effet envisager la responsabilité comme « faculté de commencer », comme engagement, comme initiative, comme autonomie (à la première personne, Je); mais nous pouvons également la saisir sous l’horizon de la deuxième personne (Tu) comme obligation de répondre à l’autre, mais aussi de répondre de l’autre, comme sollicitude, à l’image de l’importance que donne Lévinas (1995) au visage; ou encore à la troisième personne (Il), comme le font, par exemple, de manière

objectivante les systèmes assuranciels. À quoi peuvent bien sûr s’ajouter les accentuations plurielles, comme les formes de collectivisation de la responsabilité qu’illustrent, par exemple, les dispositifs de l’État social (Nous), ou enfin les processus d’assignation de responsabilité à des groupes (Vous, Eux) qu’il s’agisse de les accuser, de les culpabiliser ou inversement de les victimiser.

Au-delà de cette grammaire déclinée selon celle des pronoms personnels, l’idée de responsabilité renvoie en réalité également à la grammaire des modalités ou aux auxiliaires de modalité, devoir, vouloir, savoir et pouvoir (Genard, 1999; Genard, 2014a). Ce lien apparaît clairement dès lors que l’on se pose la question de savoir si dans tel ou tel acte, la responsabilité de tel ou tel acteur est engagée ou non et comment elle l’est. Pour en décider, nous sommes en effet très naturellement conduits à nous poser des questions comme celles-ci : devait-il faire ce qu’il a fait ? Voulait-il ce qu’il a fait et ce qui s’en est suivi ? Savait-il ce qu’il faisait ? Pouvait-il faire autre chose ?... En suivant cette hypothèse, on se convaincra qu’une réflexion sur l’éthique de la responsabilité pourra obéir à différentes accentuations. Nous pourrons évaluer les actes d’un individu selon qu’ils sont conformes ou non à ce que nous estimons être un devoir. Nous saluerons sa motivation (son vouloir) ou en déplorerons l’insuffisance. Nous conviendrons ou non qu’il dispose de compétences guidant ses engagements éthiques (savoir). Ou enfin nous lui reconnaîtrons des capacités, des « pouvoir d’agir », ou des « incapacités », le renvoyant éventuellement du côté de l’irresponsabilité.

2. L’interprétant responsabilisant et les conceptions éthiques sous-jacentes aux systèmes

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