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(d) La supposition réaliste neutre et l’idée relative d’un objet extérieur

Comme on l’a déjà évoqué, il n’y aurait pas de problème sceptique s’il n’y avait pas d’abord de croyance réaliste. S’il n’y avait de permanence de l’adoption de la croyance réaliste, les arguments sceptiques nous convaincraient de la nécessité d’adopter un idéalisme ou phénoménisme ontologique. Mais, n’y a-t-il pas pourtant de contradiction à maintenir ensemble que nous croyons effectivement – et donc nous référons en pensée et par le langage – à l’existence de choses dont nous n’avons ni d’expérience, ni de preuve, de même d’idée ? Car si nous ne pouvons concevoir que des impressions et des idées, pouvons-nous seulement

vouloir faire référence à une chose spécifiquement autre ?

La lecture classique de Hume semble confondre différents plans de sa pensée et négliger certaines suggestions de l’auteur. Galen Strawson314 explique la confusion de

l’interprétation classique en en proposant la formulation reproduite ci-dessous. Elle consiste en un raisonnement qui procède par la conjonction d’une thèse épistémologique (E) et d’une thèse sémantique (S), effectivement humiennes mais comprises en un sens trop restrictif et menant à une conclusion que Hume récuse par ailleurs explicitement.

Si (E) : tout ce que nous pouvons savoir ou observer des objets extérieurs sont des perceptions ;

Et si (S) : (étant donné le principe empiriste de signification) tout ce qu'on peut vouloir dire par l'expression « corps extérieur » est « tel ensemble de perceptions » ;

Alors (O) : la phrase : « les objets extérieurs ne sont que des ensembles de perceptions » doit être vraie (car par « objet », nous ne pouvons signifier que « perceptions »).

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Donc (P) : le phénoménalisme est vrai ; il est donc prouvé que les objets extérieurs ne sont rien de plus que des perceptions.

Mais l’on a vu que la conclusion de ce raisonnement est clairement rejetée par Hume pour qui il s’agit d’une question de fait indécidable315 et non d’une question de signification

qui interdirait même de poser la question ou qui interdirait de faire référence à ou de concevoir une existence autre qu'une perception. Car, cette interprétation classique n’implique pas seulement que, s’il existe quelque chose d’autres que nos perceptions, nous ne pouvons le signifier par ce « quelque chose », mais plus radicalement que ce « quelque chose » est un non-sens pour la raison que la phrase « quelque chose d’autre que nos perceptions » ne peut jamais parvenir à signifier autre chose que nos perceptions, en dépit de notre intention.

C’est pourquoi, sans renoncer à l’empirisme sémantique revendiqué par l’auteur, il n’en faut pas moins faire place à la possibilité de la suggestion d’existence, soulignée par Hume, par le biais d’une idée relative :

« Le plus que nous puissions faire dans la recherche d’une conception des objets extérieurs supposés différer spécifiquement de nos perceptions, c’est d’en former une idée relative sans prétendre y enfermer les objets qui lui sont reliés ».

[TNH 1.2.6., §9, GF, p. 124] « […] puisque toute idée est tirée d’une perception qui la précède, il est impossible que notre idée d’une perception et celle d’un objet ou d’une existence extérieure puissent jamais représenter des choses spécifiquement différentes. Quelque différence que nous puissions supposer entre elles, elle nous est encore incompréhensible et nous sommes obligés soit de concevoir un objet extérieur simplement comme une relation sans

corrélatif, soit d’en faire exactement l’identique d’une perception ou d’une

impression ».

[TNH 1.4.5, §19, GF, p. 330 ; nous soulignons]

Ainsi, le rejet de l’intelligibilité de l’objet extérieur n’interdit pas qu’on puisse chercher à y faire référence, comme à une chose spécifiquement distincte de nos perceptions, et en dépit de la vacuité sémantique de la chose ainsi visée. Et l’on trouve bien plusieurs marques textuelles d’une distinction entre concevoir (à proprement parler) et supposer, et de l’endossement, par Hume, de la possibilité de supposer sans concevoir, précisément au sujet des objets matériels :

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« […] si nous pouvons supposer d’une manière générale que les objets soient, par nature, autres qu’exactement identiques aux perceptions, il est cependant impossible que nous le concevions distinctement ». (1.4.2, §56, GF, p. 303 ; nous soulignons). « […] nous pouvons supposer mais ne pouvons absolument pas concevoir une différence spécifique entre un objet et une impression […] ».

[1.4.5, §20, GF, p. 330 ; nous soulignons] « Quand nous croyons à l’existence extérieure d’une chose quelconque, ou quand nous

supposons qu’un objet existe un moment après que nous avons cessé de le percevoir,

notre croyance n’est rien d’autre qu’un sentiment de même sorte ».

[Abrégé, p. 43]

Et, pour autant, cette supposition n’implique pas de réattribuer une valeur épistémiquement positive à une forme de réalisme ; elle exprimer seulement la prégnance sur la pensée, y compris sceptique, d’un schème réaliste de pensée. Elle est ce sans quoi la réflexion philosophique permettrait de corriger une erreur réaliste en une conviction phénoméniste ou idéaliste. Il est essentiel à la formulation même du doute sceptique sur l’existence des corps, que soit maintenue la croyance indéterminée ou la visée d’un objet au- delà des impressions que nous sommes pourtant forcés de reconnaître, à la réflexion, comme les seuls objets perçus. Et le sceptique n’a d’ailleurs rien à dire à l’encontre de cette supposition :

« Privez la matière de toutes ses qualités intelligibles, à la fois premières et secondes ; vous l’anéantissez en quelque sorte et vous ne laissez, à titre de cause de nos perceptions, qu’un certain quelque chose qui est inconnu et inexplicable : une notion si imparfaite qu’aucun sceptique ne jugera utile de la combattre ».

[EEH 12.16]

Le cas exactement parallèle à celui de la liaison nécessaire de la cause et de l’effet au sujet de laquelle Hume écrit que : « Nous n’avons aucune idée de cette liaison ni même de

notion distincte de ce en quoi consiste ce que nous désirons connaître, lorsque nous essayons

de la concevoir »316. Il n’empêche que la référence à cet objet dont on n’a aucune notion est une condition nécessaire du propos qui conclut à l’identification de limites à nos facultés de connaître. Hume souligne qu’« […] il nous est impossible de bien définir ce que c’est qu’une

cause, sinon d’une manière qui lui est extérieure et étrangère »317. Mais pour pouvoir

qualifier d’étrangères les circonstances expérimentale (de conjonction) et psychologique

316 EEH 7.29 ; nous soulignons. 317 EEH 7.29.

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(d’inférence) qui permettent de la définir, il faut que soit maintenue la référence implicite à cette hypothétique « circonstance qui la met en liaison avec son effet »318. Il en va donc de même avec l’objet qu’on ne peut penser qu’à partir d’impressions et d’idées, qui ne peuvent pourtant ressembler à rien d’autre qu’à des impressions ou des idées, mais dont l’imagination nous détermine à croire qu’il existe de manière indépendante et continue. En ce sens, donc, et de la même manière, l’idée vide d’une « chose » qui cause nos impressions est ce qu’il reste de croyance naturelle une fois qu’on en a mis en évidence l’absence de fondement et de contenu. Elle est ce qui demeure, en vertu de sa naturalité, malgré l’ensemble des critiques. Il s’agit d’une supposition naturelle irrépressible mais ontologiquement gratuite et épistémologiquement neutre.

Cette supposition de l’existence des « choses » matérielles, par le biais de leur idée relative, est, en d’autres termes, une manière de désigner la tendance générale et constitutive

de la pensée de tout homme. Elle marque le fait que l’homme ordinaire (que nous sommes

tous le plus souvent), comme le philosophe (que certains sont par intermittence), et le sceptique (qu’il arrive à certains philosophes d’être brièvement, mais naturellement, au terme d’une réflexion abstruse), sont tous nécessairement sujets à une manière réaliste de se représenter le monde. Il peut alors convenir de décrire la croyance en l’existence extérieure, non pas seulement comme une croyance particulière parmi d’autres, mais plutôt comme un

schème général de pensée ou schème conceptuel. Le scepticisme même n’est possible que

parce que le philosophe, dans sa réflexion sceptique même, y demeure sujet. Comme le relève Peter Strawson au sujet de la réflexion sceptique, « le raisonnement ne commence que parce que le schème est ce qu’il est ; et nous ne pouvons pas le changer, même si nous le voulons »319. La position du sceptique consiste paradoxalement à accepter et à rejeter un même schème conceptuel, au motif qu’il ne trouve pas, dans l’emploi de ce schème (auquel la nature, selon Hume, l’assujettit), les conditions qui permettraient d’en justifier l’emploi320.

Le sceptique accepte à la fois qu’on parle d’objets tout en montrant qu’on n’en a pas la capacité justifiée, c’est-à-dire qu’on n’a ni la possibilité de s’assurer de leur existence ni même la possibilité de les concevoir. C’est bien ce en quoi consiste la position humienne à l’égard des corps, qui veut d’emblée que le sceptique « doit approuver le principe de

318 Ibid.

319 P. F. Strawson, Individus., p. 35.

320 La caractérisation de Strawson, qui vise effectivement Hume ici, semble bonne en ce sens – et

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l’existence des corps, bien qu’il ne puisse prétendre en soutenir la véracité par aucun argument philosophique »321. Si le sceptique n’a finalement rien à objecter à la supposition d’existence d’un quelque chose d’inintelligible et d’inexplicable, dont on a seulement une vague idée relative, ou l’idée d’une « relation sans relatif », c’est parce qu’elle exprime la prégnance d’un schème réaliste constitutif de la pensée humaine, et l’ultime tendance réaliste de l’imagination à laquelle le sceptique est lui-même encore sujet au terme de sa réflexion qui vise à en saper le fondement et le contenu. Il ne faut pas y voir une préférence épistémologique minimale de Hume pour le réalisme, mais la description, par Hume, du caractère indéracinable de la structure réaliste de la pensée humaine en général.

Comment donc alors caractériser le scepticisme humien à l’égard des corps ? Quelles leçons tirer, au sujet de la question des corps, des développements sur la mitigation du scepticisme, à la fin de l’Enquête ?

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