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À partir de ce rôle fondamental assumé par le concept de corps dans notre pensée référentielle ordinaire, Strawson tire deux arguments, qualifiés de transcendantaux, supposés récuser certaines interrogations sceptiques – la première, explicitement rattachée à Hume, qui questionne la possibilité de s’assurer de l’identité numérique des corps ; la seconde, relevant de toute forme de phénoménisme, qui questionne plus directement notre connaissance du caractère indépendant de leur existence. Notons que ces deux arguments, le plus clairement formulés dans Individuals (1959) et Bounds of Sense (1966), auront connu une certaine fortune philosophique, contribuant ainsi très notablement au renouveau de la discussion du scepticisme dans la philosophie de la seconde moitié du XXe s.55. Il convient

54 Nous y revenons dans la division suivante.

55 E. Domenach, La vérité du scepticisme : Stanley Cavell et le renouveau du scepticisme dans la philosophie

américaine depuis 1945, « Strawson et l’héritage analytique de Kant : la reformulation du transcendantal kantien, pp. 727-737 ; également, R. Stern, "Transcendental Arguments", The Stanford Encyclopedia of

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d’en saisir la nature et la logique dans la mesure où, comme noté plus haut, Strawson sera conduit à en requalifier la portée en les articulant à une stratégie « naturaliste » plus générale à l’encontre du scepticisme.

Inspirés du raisonnement développé par Kant dans la « Réfutation de l’idéalisme », l’on peut dire qu’ils consistent en des arguments de type ad hominem56 visant donc à

souligner l’incohérence de la position et de la formulation même du scepticisme qui s’avère soutenir des propositions incompatibles. Or, le recours à de tels arguments engage dans un certain type de réponse au scepticisme. Strawson lui-même, dans Skepticism and Naturalism, distingue entre réponses directes et indirectes – les premières proposant une réponse positive à un question sceptique acceptée dans ses propres termes ; les secondes visant à « neutraliser » ou « désamorcer » 57 la question par une analyse critique des termes dans lesquels elle est posée et de ses motifs théoriques. Il classe ses propres arguments transcendantaux dans cette seconde catégorie58. Il s’agit de préciser en quel sens et par quels moyens cette opération de déminage épistémologique s’opère si l’on veut, ensuite, saisir l’articulation de cet aspect du traitement strawsonien de la question avec ceux qu’il y adjoint. Michael Williams, dans Unnatural Doubts (1996), distingue plus finement, au sein des réponses indirectes, entre diagnostic thérapeutique et diagnostic théorique. Le premier tâche de mettre en évidence le défaut de signification du doute sceptique et conduit ainsi à sa dissolution définitive. Le scepticisme y est caractérisé comme une pseudo-position théorique ou une pseudo-question dont l’analyse révèle l’incohérence interne, le caractère contradictoire. Au contraire, le diagnostic théorique (proposé par Williams lui-même) tâche d’en identifier la cohérence propre mais, par une enquête sur ses présupposés épistémologiques, vise à « mettre en évidence que les arguments sceptiques dérivent leur force, non d’intuitions de sens commun au sujet de la connaissance, mais d’idées théoriques que rien ne nous oblige à accepter »59. Williams insiste sur l’incompatibilité des deux types de diagnostics en ce sens que, dans le premier cas, une certaine définition de la signification et / ou de la connaissance conduit à rejeter la question sceptique dans le domaine du non-

Philosophy (Summer 2019 Edition), Edward N. Zalta (ed.) ; section 1 ; URL =

<https://plato.stanford.edu/archives/sum2019/entries/transcendental-arguments/>.

56 D. Henrich, « Challenger or Competitor? Rorty’s Account of Transcendantal Strategies », in P. Bieri, R. P.

Horstmann, L. Krüger (ed.), Transcendantal Arguments and Science, Dordrecht, Reidel, 1979, p. 113.

57 SN, 1.2, p. 5. 58 Ibid., p. 9.

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sens (comme c’est notamment le cas dans certains texte de Wittgenstein, ainsi que chez Austin, Carnap ou Schlick)60 ; alors que dans le second il s’agit de mettre au jour la « charge théorique »61 dont la question sceptique tire sa signification et son importance apparentes pour pouvoir, ensuite, procéder à son rejet à partir d’une meilleure description des pratiques épistémiques ordinaires. Or, si l’on considère, avec Williams, que l’usage d’arguments transcendantaux engage sur la voie d’un diagnostic thérapeutique – dissolvant donc radicalement la signification de la question sceptique – la défense de son intelligibilité minimale à laquelle s’attache ensuite Strawson devrait apparaître hautement problématique. Que visent dans le scepticisme, ou quel type de scepticisme visent au juste les arguments transcendantaux formulés pas le philosophe d’Oxford ?

Faisant retour sur eux dans Skepticism and Naturalism (1985), Strawson distingue bien les deux formes qui correspondent aux arguments que nous allons examiner :

« De tels arguments prennent typiquement une forme ou une autre. Un philosophe qui avance un tel argument peut commencer avec une prémisse que le sceptique ne conteste pas, à savoir l'occurrence de la pensée consciente et de l'expérience ; puis poursuivre en soutenant qu'une condition nécessaire de possibilité d'une telle expérience est, disons, la connaissance de l'existence d'objets externes ou d'états d'esprits d'autres êtres. Ou bien il peut soutenir que le sceptique ne pourrait même pas élever des doutes à moins qu'il ne les sache infondés ; c'est-à-dire qu'il ne pourrait pas user des concepts dans les termes desquels il formule ses doutes s'il n'était pas en mesure de connaître comme vraies au moins certaines propositions appartenant à la classe de celles dont tous les membres tombent dans le champ du doute sceptique ».

[SN, 1.2, p. 9]62

Le premier argument mentionné pointe qu’une proposition soutenue par le sceptique ne peut être vraie qu’à condition qu’une autre, qu’il rejette, le soit. En l’occurrence, l’argument dit « de l’objectivité » est censé établir que la jouissance d’une expérience subjective consciente présuppose nécessairement la connaissance supposée de l’existence

60 Nous revenons sur ces traitements du scepticisme dans le chapitre suivant. 61 Ibid., p. XVII et p. 31.

62 ‘‘Such arguments typically take one of two forms. A philosopher who advances such an argument may begin

with a premise which the skeptic does not challenge, viz. the occurrence of self-conscious thought and experience; and then proceed to argue that a necessary condition of the possibility of such experience is, say, knowledge of the existence of external objects or of states of mind of other beings. Or he may argue that the skeptic could not even raise his doubt unless he knew it to be unfounded; i.e. he could have no use for the concepts in terms of which he expresses his doubt unless he were able to know to be true at least some of the propositions belonging to the class all members of which fall within the scope of the skeptical doubt’’.

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d’objets indépendants63. Le second argument mentionné met en question la possibilité même

du doute en soulignant que l’objection sceptique est formulée dans des termes dont l’usage requiert d’admettre comme vraie une partie de ce qu’elle est censée mettre en question. Il est plus précisément dirigé contre la mise en question humienne de la possibilité d’individuer et de reconnaître comme étant numériquement identique un objet aperçu lors d’observations distinctes. Attachons-nous d’abord à ce dernier argument.

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