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Les hommes ordinaires pensent les qualités secondes perçues comme appartenant aux objets au point qu’ils ne distingueraient pas entre l’objet et la perception ou les qualités perçues.

259 Fogelin, R., J., Hume’s Skepticism in the Treatise of Human Nature, London, Routledge and Kegan Paul,

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« Or nous avons déjà observé que, bien que les philosophes distinguent les objets et les perceptions sensibles, qu’ils supposent coexistants et ressemblants, les hommes en général ne comprennent pas cette distinction, puisque ne percevant qu’un seul être, ils ne peuvent jamais admettre l’idée d’une double existence et d’une représentation. Pour eux, les sensations mêmes qui pénètrent par l'œil ou l'oreille sont les vrais objets et ils ne peuvent concevoir sans difficulté que cette plume et ce papier qui sont perçus immédiatement en représentent d'autres, qui en diffèrent mais leur ressemblent. Donc, afin de m'accorder avec leurs idées, je supposerai d'abord qu'il n'y a qu'une seule existence, que j'appellerai indifféremment objet ou perception, selon ce qui semblera le mieux convenir à mon propos, les deux signifiant ce qu'un homme ordinaire appelle un chapeau, une chaussure ou une pierre, ou toute autre impression que lui transmettent les sens ».

[TNH 1.4.2, GF, p. 286]

Pour le sens commun, l’objet matériel, doué d’existence continue et distincte, consisterait en une combinaison des qualités perçues. Baranger et Saltel s’étonnent de l’attribution, par Hume, au sens commun de la thèse Berkeleyenne de l’assimilation de l’être à l’être-perçu260. Pourtant, il ne s’agit peut-être pas tant de cela que de l’attribution, au sens

commun, de la continuité non-perçue du perçu, ou, autrement dit, de la combinaison de deux croyances : celle de l’appartenance des qualités secondes aux objets et celle de l’existence continue et indépendante de ceux-ci – deux croyances dont tous les philosophes de l’époque créditent le sens commun. Dès lors, il ne s’agit précisément pas d’attribuer au sens commun l’idéalisme ou assimilation de l’être et de l’être-perçu mais de la permanence et indépendance de l’être-perçu ou des choses perçues par rapport à la perception qu’on en a. Le sens commun croit à la réalité indépendante des qualités en général, dont les secondes, et ce précisément sans se poser la question de savoir ni où ni comment ces qualités peuvent exister – puisqu’il ne distingue pas la perception de l’objet. Berkeley, lui, s’attache à justifier l’idéalité du perçu, c’est-à-dire sa dépendance nécessaire à l’égard de la perception et de l’esprit. Si l’on peut parler d’un réalisme direct des impressions, c’est depuis un point de vue philosophique sur le sens commun : l’homme ordinaire croit seulement à la réalité d’objets perçus – objets que le philosophe seul identifie à des impressions.

Hume utilise indifféremment les termes d’objet et de perception, pour caractériser le système populaire de l’existence extérieure, pour la raison qu’ils ne sont précisément pas

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distingués par le vulgaire. Il cependant plus éclairant, quitte a être redondant, de privilégier le terme exclusif d’« impressions ». Le sens du propos est moins susceptible d’être perdu de vue.

La question de la genèse de cette croyance peut donc se formuler comme suit :

« Puisque toutes les impressions sont des existences internes et périssables et apparaissent comme telles, la notion de leur existence continue et distincte doit provenir de la coïncidence de certaines de leurs qualités avec les qualités de l'imagination ; et puisque cette notion ne s'étend pas à toutes les impressions, elle doit provenir de certaines qualités particulières à certaines de nos impressions. Il nous sera donc facile de découvrir ces qualités en comparant les impressions auxquelles nous attribuons une existence continue et distincte, à celles que nous considérons comme internes et périssables ».

[TNH 1.4.2, GF, p. 277]

Hume commence par évacuer le critère de du caractère involontaire et de la vivacité des impressions. Locke et Berkeley invoquent la vivacité pour distinguer les idées effectivement et actuellement perçues des idées imaginées ou remémorées. Pour Locke, elle est le critère suffisant, au sujet des idées des sens, de la connaissance de l’existence réelle ; il y a un degré de vivacité propre à l’évidence sensible, qui constitue ainsi une connaissance sensitive de l’extériorité de l’objet. Pour Berkeley, elle est ce qui permet de distinguer, au sein de l’existence idéelle exclusivement interne à l’esprit, entre le réel et l’imaginaire, c’est- à-dire entre les idées qui sont produites et agencées par une puissance autre et supérieure à celle de notre propre esprit.

Hume se situe ici au niveau des impressions pour chercher une caractéristique propre à celles auxquelles on confère une extériorité – c’est-à-dire, en termes lockiens, au niveau des idées effectivement ou actuellement perçues en général, pour se demander ce qui distingue celles qui proviennent des cinq sens et auxquels nous attribuons une existence externe, de celles auxquelles nous ne l’attribuons pas, en l’occurrence des sentiments, passions et inclinations. Or, à cet égard, le critère de la vivacité et de l’indépendance à l’égard de la volonté est insuffisant : les douleurs et les passions, auxquelles personne ne reconnaît d’existence continue et indépendante, ne sont pas moins vivement et involontairement éprouvées que les objets qu’on suppose extérieurs. Locke, en partant de la distinction des sens externes et du sens interne, présuppose la croyance à l’extériorité dont il s’agit ici

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d’identifier l’origine. Si toute perception en général est perception d’impressions, il faut rendre compte de l’origine extérieure que nous attribuons à certaines.

Les deux caractéristiques propres à ces objets résident plutôt dans leur constance et leur cohérence : les éléments qui constituent tel paysage tel environnement, dont je suis familier, sont constants en ce sens qu’ils se présentent toujours dans le même ordre. Certains changements peuvent certes les affecter eux, et l’ordre dans lequel ils se présentent :

« Mais il faut ici observer que même à travers ces changements, ils conservent de la

cohérence et dépendent les uns des autres de manière régulière, ce qui est le fondement

d'une sorte de raisonnement de causalité et produit l'opinion de leur existence continue. Quand je retourne à ma chambre après une heure d'absence, je ne retrouve pas mon feu dans l'état où je l'avais laissé ; mais je suis alors habitué à constater dans d'autres cas une même modification, produite en un temps comparable, que je sois présent ou absent, proche ou éloigné. Cette cohérence de leurs changements est donc une des caractéristiques des objets extérieurs, comme l'est leur constance ».

[TNH 1.4.2, GF, pp. 278-279]

En quel sens donc la cohérence des changements et la continuité de certaines perceptions conduisent-elles à l’idée de leur existence continue et indépendante et à la croyance en celle-ci ?

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