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Nous avons instinctivement foi en nos sens et en la fiabilité de leur évidence. Or, cette évidence nous convainc, indépendamment de toute raisonnement et avant même que nous nous soyons capables de raison, de l’existence d’ « un monde extérieur qui ne dépend pas de notre perception et qui existerait encore, quand nous serions anéantis avec toutes les créatures sensibles »290. Nous sommes donc spontanément réalistes et nous partageons vraisemblablement ce réalisme général avec les animaux : leur comportement intentionnel semble le présupposer. L’action même, en tant qu’elle est dirigée vers des objets que nous

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percevons de manière intermittente, révèle donc la croyance en l’existence continue et indépendante des objets.

Cet instinct, selon Hume, ne convainc pas seulement de la réalité indépendante des objets mais aussi de leur nature :

« Il semble également évident qu’en suivant cet instinct naturel, aveugle mais puissant, les hommes supposent toujours que les images mêmes qui leur sont présentées par les sens, sont les objets extérieurs ; et ils n’ont garde de soupçonner que les unes sont les représentations des autres. Cette table même dont nous voyons la blancheur, dont nous éprouvons la dureté, nous croyons qu’elle existe indépendamment de notre perception et qu’elle est quelque chose d’extérieur à notre esprit, qui la perçoit. Notre présence ne l’amène pas à l’être ; notre absence ne l’anéantit point. Elle conserve son existence, une existence entière et uniforme, indépendante de la situation des êtres intelligents qui la perçoivent ou la considèrent ».

[EEH 12.8]

Nous sommes donc instinctivement réalistes directs : nous ne distinguons pas entre les impressions ou qualités sensibles perçues et l’objet ou, autrement dit, supposons, confusément et sans y réfléchir, que ces qualités constituent les objets ou résident en eux, continuant d’exister comme telles dans les intervalles de la perception et lorsqu’il n’y a personne pour les percevoir. Il est notable que la description humienne de ce réalisme direct des impressions se place depuis un point de vue réaliste indirect pour lequel il est évident que les impressions ne sont que les images, copies ou effets sur nos sens d’entités distinctes et indépendantes. Car en effet, ce réalisme direct des impressions se révèle vite intenable :

« Mais cette opinion de tous les hommes, si universelle et si primitive qu’elle soit, est bientôt détruite par la moindre réflexion philosophique, laquelle nous enseigne que rien ne peut jamais être présent à l’esprit qu’une image ou une perception et que les sens ne sont que les canaux par lesquels passent ces images, sans pouvoir produire un commerce immédiat entre l’esprit et l’objet. La table que nous voyons semble diminuer à mesure que nous nous en éloignons ; mais la table réelle, qui existe indépendamment de nous, ne souffre aucun changement ; ce n’était donc que son image qui était présente à l’esprit. Tel est l’enseignement évident de raison, auquel on ne saurait se dérober ; et personne qui réfléchit n’a jamais douté que les existences que nous considérons, lorsque nous disons cette maison, cet arbre, ne sont rien que les perceptions dans l’esprit et des copies ou des représentations fugitives d’autres existences qui demeurent uniformes et indépendantes ».

[EEH 12.9]

L’on retrouve donc l’argument de la relativité ou variabilité des perceptions, invoqué dans le Traité comme motif contraignant du passage du système populaire au système

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philosophique en tant qu’il prouve sans conteste possible que « nos perceptions sensibles ne possèdent pas une existence distincte et indépendante »291, à l’encontre du sens commun qui appelle « chapeau », « chaussure » ou « pierre » les impressions mêmes que lui transmettent ses sens292.

Il faut releverl’insistance de Hume à souligner, dans l’Enquête comme dans le Traité, la facilité et la nécessité avec lesquelles la réflexion nous contraint à tirer la conclusion : elle est le fait de « la moindre réflexion philosophique », constitue un enseignement « évident » sitôt qu’on réfléchit ; il suffit de raisonner « un peu » pour s’apercevoir « rapidement » que « […] la doctrine de l’existence indépendante de nos perceptions sensibles est contraire à

l’expérience la plus manifeste »293 ; ou encore qu’« […] un instant de réflexion détruit cette

conclusion selon laquelle nos perceptions ont une existence continue, en montrant qu'elles ont une existence dépendante »294. Autrement dit, si le réalisme direct constitue la croyance ordinaire et naturelle de tout homme, y compris du philosophe chaque fois qu’il n’est pas en train de réfléchir sur la nature de la perception, il n’en demeure pas moins instable en ce sens que la moindre réflexion suffit à le faire effectivement rejeter comme contraire à la raison et, à y bien regarder, inintelligible.

Plusieurs remarques s’imposent : l’argument de la relativité établit de manière définitive, sur le plan épistémique, l’irrationalité du réalisme direct. Il s’agit donc d’un scepticisme théorique ; il implique un scepticisme prescriptif et engendre un doute effectif, aussi longtemps qu’on réfléchit à la question. Mais l’argument implique également que le réalisme direct souffre d’un défaut conceptuel majeur. En effet, le système populaire ne distingue précisément pas entre l’objet (indépendant) et la perception. Mais, son analyse philosophique révèle cette confusion, de sorte que, depuis ce point de vue, le système populaire suppose que les impressions jouissent d’une existence continue ou indépendantes ou que les objets continus et indépendants sont constitués des qualités mêmes que nous percevons. Or, si la raison (ou réflexion sur l’expérience), par l’argument de la relativité, établit indiscutablement la preuve du caractère discontinu et dépendant des impressions ou qualités sensibles et conduit à la conclusion qu’il est contradictoire de supposer que des impressions puissent jouir d’une existence continue et indépendante, alors, l’idée même de

291 TNH 1.4.2, §45, GF, p. 296. 292 TNH 1.4.2, §31, GF, p. 286.

293 TNH 1.4.2, § 44, GF, p. 295 ; nous soulignons. 294 TNH 1.4.2, §50, GF, p. 299 ; nous soulignons.

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son objet souffre d’une contradiction interne. S’il y a contradiction à affirmer que des impressions puissent jouir d’une existence continue et indépendante, et si l’objet qu’on suppose exister de manière continue et indépendante est constitué de qualités sensibles ou perceptions discontinues et dépendantes, le concept réaliste direct de l’objet perçu souffre d’une contradiction interne et est inintelligible en un sens fort.

Ainsi, le scepticisme qui caractérise le système populaire est fort : du point de vue épistémologique, parce qu’il est caractérisé comme « contraire à la raison », comme une « erreur »295 et comme « faux »296 ; et d’un point de vue conceptuel parce que la réflexion révèle que l’idée ou concept qu’il suppose de l’objet (qu’il imagine pourvu d’une existence continue et indépendante) souffre en réalité d’une contradiction interne (celle de jouir d’une existence continue et indépendante tout en étant constitué d’impressions discontinues et indépendantes).

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