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Strawson qualifie de réductionnisme scientiste l’attitude théorique, attribuée à Locke et J. L. Mackie207, consistant à disqualifier le réalisme de sens commun au nom de la

conception scientifique des corps, ou attitude consistant à déclarer la validité supérieure (réductionnisme modéré) ou exclusive (réductionnisme complet) de leur conception scientifique par rapport à leur conception ordinaire. Car, si notre schème conceptuel nous fait naturellement et indéfectiblement appréhender les corps d’une certaine manière, la question peut légitimement être posée de savoir si, et dans quelle mesure, « nous sommes rationnellement tenus d’abandonner, ou de modifier radicalement ce schème, à la lumière de la connaissance scientifique »208. Le fait est qu’il y a un conflit apparent entre ce dont notre appréhension ordinaire, sensible ou phénoménale des objets nous convainc naturellement qu’ils sont, et leur description scientifique. Du point de vue réaliste de sens commun, les objets occupent un espace objectif et sont porteurs de qualités sensibles, alors que le « réalisme scientifique » ne leur reconnaît que les propriétés dont font mention la théorie et l’explication physique – lesquelles incluent l’explication causale de la nature de notre expérience perceptive des corps comme porteurs de qualités phénoménales ou sensibles. L’on comprend donc que la conception scientifique des corps puisse être conçue comme plus objective que celle du réalisme ordinaire – elles les dépouillent de qualités dont on a toute raison de penser qu’elles n’appartiennent pas aux objets mêmes mais à leur interaction causale avec nos organes et elle rend raison de ces interactions par une théorie qui, elle- même, exclut toute référence à la réalité et au pouvoir causal des propriétés phénoménales. Cette position a pour conséquence immédiate que nous ne percevons pas les objets tels qu’ils sont réellement, mais une apparence produite par l’interaction des propriétés des objets matériels avec celles de notre propre corps et de notre constitution physiologique. En d’autres termes, ce réalisme scientifique ou « lockien » implique un scepticisme perceptuel, c’est-à-dire l’affirmation de l’imperceptibilité radicale et essentielle des objets matériels tels

207 Et partiellement, mais partiellement seulement, à Ayer. 208 PIO, PW, p. 138.

114 qu’ils sont :

« Percevoir des objets physiques tels que le réalisme scientifique soutient qu’ils sont en réalité, serait les percevoir comme dépourvus de ces dernières qualités. Mais cette notion est intrinsèquement contradictoire. C’est donc une conséquence nécessaire de cette forme de réalisme que nous ne percevons pas les objets tels qu’ils sont en réalité. En effet, dans le sens de la notion préthéorique de percevoir – c’est-à-dire d’une conscience immédiate d’objet en dehors de nous – nous ne percevons pas d’objet physique du tout selon la conception réaliste-scientifique. Nous sommes bien plutôt les victimes d’une illusion systématique qui retombe toujours sur nous même lorsque nous endossons le réalisme scientifique. Car l’expérience dont nous continuons à jouir est celle d’objets physiques dans l’espace, dont les caractéristiques et les relations spatiales sont définies par des qualités sensibles que nous les percevons posséder ; mais des objets physiques tels que ceux-ci n’existent pas. Les seuls véritables objets physiques sont des choses systématiquement corrélées avec, et causalement responsables de l’expérience ; et c’est seulement au sens où ils causent la jouissance de cette expérience qu’on peut dire que nous les percevons ».

[‘‘Perception and its Objects, PW, pp. 133-134]209

La question peut alors être posée de savoir s’il serait rationnel de renoncer au réalisme ordinaire ou, du moins – puisqu’il n’est pas possible de cesser de percevoir les objets tels que nous les percevons compte tenu de notre constitution physiologique (avec leurs propriétés sensibles) –, si nous devons concéder sa fausseté et nous considérer en vérité comme étant essentiellement et naturellement « victimes d’une illusion systématique »210 ? C’est cette conclusion dont Strawson entend montrer qu’elle est problématique et non nécessaire en soulignant que le point de vue réaliste scientifique pose deux problèmes que le point de vue ordinaire, lui, ne pose pas. Le réalisme scientifique consiste à introduire l’idée d’une hiérarchie entre le point de vue scientifique et le point de vue ordinaire et conduit au rejet de ce dernier comme faux ou illusoire. Pour Strawson, ce n’est pas la dualité comme telle – qui existe de fait – des points de vue qui pose problème, mais la volonté scientiste ou réductionniste de les hiérarchiser et, a fortiori, de disqualifier le point de vue ordinaire au nom du scientifique. Le réductionnisme présente un problème pour l’identification de l’objet

209 ‘‘To perceive physical objects as, according to scientific realism, they really are would be to perceive them

as lacking any such qualities. But this notion is self-contradictory. So, it is a necessary consequence of this form of realism that we do not perceive objects as they really are. Indeed, in the sense of the pre-theoretical notion of perceiving—that is, of immediate awareness of things outside us—we do not, on the scientific–realist view, perceive physical objects at all. We are, rather, the victims of a systematic illusion which obstinately clings to us even if we embrace scientific realism. For we continue to enjoy experience as of physical objects in space, objects of which the spatial characteristics and relations are defined by the sensible qualities we perceive them as having; but there are no such physical objects as these. The only true physical objects are items systematically correlated with and causally responsible for that experience; and the only sense in which we can be said to perceive them is just that they cause us to enjoy that experience’’.

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de la référence et un problème d’intelligibilité propre que ne pose pas le point de vue ordinaire qui, lui, fournit au contraire une solution naturelle au problème du conflit apparent des deux points de vue.

En effet, le réalisme réductionniste scientifique, en introduisant une hiérarchisation des points de vue, induit la question de l’identité de l’objet appréhendé depuis cette dualité de points de vue : « Pouvons-nous identifier, de manière cohérente, les choses immédiatement perceptibles, pourvues de propriétés phénoménales dont le sens commun suppose qu’elles occupent l’espace, avec les configurations inobservables de particules ultimes par lesquelles un réalisme scientifique sans nuance entend les remplacer ? »211. Le

problème se pose donc à partir du moment où est introduite la volonté de substituer une certaine conception de l’objet de référence à une autre, qui apparaît rétrospectivement comme illusoire. Il est de fait, lorsque nous parlons d’un objet quelconque, que nous faisons référence à ses propriétés perçues ou telles qu’elles sont perçues, en supposant que nos interlocuteurs peuvent les percevoir. Or, souscrire au réalisme scientifique interdit que nous puissions faire identiquement référence à ces objets ainsi conçus qui, comme tels, n’existent pas, et aux objets tels qu’ils sont en eux-mêmes, comme la science nous instruit qu’ils sont :

« Si le réalisme lockien ou scientifique est correct, nous ne pouvons certainement pas faire les deux à la fois ; c’est une confusion ou une illusion de supposer que nous le pouvons. Si les choses dont nous parlons ont réellement des propriétés phénoménales, elles ne peuvent alors, selon cette conception, être des choses qui existent de manière continue dans l’espace physique. Rien de perceptible […] n’est une existence indépendante, physiquement réelle. Jamais deux personnes, en ce sens, ne perçoivent la même chose : rien n’est jamais publiquement observable »212.

[Ibid., PW, pp. 138-139]

La thèse réaliste scientifique implique donc l’impossibilité de droit de faire référence aux objets auxquels nous entendons faire référence dans l’usage ordinaire des concepts d’objets, conçus comme porteurs de propriétés phénoménales publiquement observables.

211 Ibid., PW, p. 141: ‘‘And at bottom this question is one of identity. Can we coherently identify the

phenomenally propertied, immediately perceptible things which common sense supposes to occupy physical space with the configurations of unobservable ultimate particulars by which an unqualified scientific realism purports to replace them?’’.

212 ‘‘If scientific or Lockean realism is correct, we cannot be doing both at once; it is confusion or illusion to

suppose we can. If the things we talk of really have phenomenal properties, then they cannot, on this view, be physical things continuously existing in physical space. Nothing perceptible […] is a physically real, independent existence. No two persons can ever, in this sense, perceive the same item: nothing at all is publicly perceptible.

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Elle résout le problème de l’identification de manière radicale, en éliminant l’objet de la référence perceptuelle commune. Cette conception instaurerait donc une totale révision de la signification supposée de ces concepts et de nos intentions dans leur usage – comme l’extrait précédent indiquait que cette conception autorise seulement, par commodité de langage, « […] qu’on peut dire qu’on les perçoit »213.

L’on pourrait d’abord questionner l’intelligibilité du concept d’un système spatial dont aucun des éléments ne peut jamais être observé. Mais, même en concédant qu’elle demeure possible par abstraction, il faudrait reconnaître sa dépendance par rapport au point de vue perceptif commun. Le réalisme scientifique apparaît alors comme impliquant le paradoxe selon lequel l’objet réel de la perception, en plus d’être imperceptible comme tel, ne peut être conçu et localisé qu’à partir d’un point de vue qualifié d’illusoire et dépourvu d’objet :

« Sans l’illusion de percevoir les objets comme porteurs de qualités sensibles, nous n’aurions pas l’illusion de les percevoir même comme des occupants de l’espace ; et, sans cela, nous n’aurions pas le concept d’espace et aucun moyen de poursuivre nos recherches touchant la nature de ses occupants. La science n’est pas seulement la progéniture du sens commun ; elle en demeure dépendante ».

[Perception and its Objects, PW, p. 145]214

Le réalisme scientifique nécessite donc, pour sa formulation même, l’admission du point de vue ordinaire215. À l’inverse, le point de vue ordinaire, n’exigeant pas la

hiérarchisation des points de vue, ne pose pas de problème d’identification. En effet, s’il n’exige pas l’attribution d’une validité exclusive à l’un des points de vue, c’est parce que la perception ordinaire, le point de vue perceptif commun sur le monde, admet une relativité de manière immanente ou, si l’on peut dire, constitutivement. Nous admettons en effet la relativité des qualités perçues aux points de vue perceptifs multiples possibles, en assumant tacitement une diversité de standards d’appréciation ou conditions perceptuelles. Nous disons que les montagnes apparaissent rouges à telle distance et sous telle lumière, bleues sous telles autres. Nous distinguons même les formes et couleurs telles qu’elles nous

213 ‘‘Perception and its Objects’’, PW, p. 134.

214‘‘Without the illusion of perceiving objects as bearers of sensible qualities, we should not have the illusion

of perceiving them as space-occupiers at all; and without that we should have no concept of space and no power to pursue our researches into the nature of its occupants. Science is not only the offspring of common sense; it remains its dependent’’.

215 Tout comme, chez Hume, le réalisme philosophique, en plus d’impliquer un scepticisme conceptuel en

raison de l’inséparabilité des qualités, se présente comme révision du réalisme populaire qui se trouve être la condition de son intelligibilité. Cf. infra, partie II, chapitre 2 B (b) et (c).

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apparaissent de manière privée de celles dont elles apparaissent publiquement. Nous disons que le sang est rouge vif observé à l’œil nu et translucide lorsqu’il est observé au microscope. De tels changements n’impliquent pas l’inconstance de la perception ni n’apparaissent ordinairement comme des conflits internes insurmontables et incohérents : « Nous pouvons changer de point de vue à l’intérieur du cadre de la perception, à l’aide ou non de moyens artificiels ; et les attributions de qualités sensibles différentes que nous faisons alors au même objet ne sont pas comprises comme étant en conflit dès lors que leur relativité est reconnue »216. C’est ainsi que nous procédons en fait. Ce point de vue ordinaire n’exige donc ni choix ni hiérarchisation de la pluralité des points de vue essentielle à la perception du réel, mais accommode, de manière immanente et naturellement, la diversité des points de vue. Il permet, propose Strawson, de comprendre le réalisme scientifique – qui laisse tout à fait de côté les qualités sensibles que nous attribuons aux objets du point de vue perceptif – comme un point de vue particulier au sein de la pluralité des appréciations des qualités du monde matériel :

« Ne pouvons-nous pas alors comprendre l’adoption du point de vue réaliste scientifique comme étant simplement un changement plus radical – comme l’adoption d’un point de vue depuis lequel aucune autre caractéristique ne doit être reconnue aux objets que celles qui figurent dans les théories physiques de la science et dans ‘‘l’explication ce qui a lieu dans le monde physique dans les processus qui conduisent au fait que nous avons les sensations et perceptions que nous avons’’217 ? Nous pouvons dire que c’est ainsi que les choses sont réellement pour autant que nous reconnaissons également la relativité de ce ‘‘réellement’’ ; et, lorsqu’elle est reconnue, la conception scientifique n’est plus en conflit avec l’attribution de qualités visio-tactiles aux choses que ne l’est l’affirmation selon laquelle le sang est réellement et principalement un fluide translucide avec l’affirmation selon laquelle il est de couleur rouge vif. Bien sûr, en un sens, le point de vue scientifique n’est pas du tout un point de vue. C’est un point de vue intellectuel, et non perceptif. Nous ne pourrions pas du tout l’occuper si nous n’occupions pas l’autre. Mais nous pouvons parfaitement les occuper tous deux à la fois, pour autant que nous comprenons ce que nous faisons alors ».

[‘‘Perception and its Objects’’, PW, p. 143]218

216 Ibid., p. 143: ‘‘We can shift our point of view within the general framework of perception, whether aided

or unaided by artificial means; and the different sensible-quality ascriptions we then make to the same object are not seen as conflicting once their relativity is recognized’’.

217 J. L. Mackie, Problems from Locke, Oxford: Clarendon Press, 1976; p. 18.

218 ‘‘Can we not see the adoption of the viewpoint of scientific realism as simply a more radical shift—a shift

to a viewpoint from which no characteristics are to be ascribed to things except those which figure in the physical theories of science and in ‘the explanation of what goes on in the physical world in the processes which lead to our having the sensations and perceptions that we have’? We can say that this is how things really are so long as the relativity of this ‘really’ is recognized as well; and, when it is recognized, the scientific account will no more conflict with the ascription to things of visual and tactile qualities than the assertion that blood is really a mainly colorless fluid conflicts with the assertion that it is bright red in color. Of course, the scientific point of view is not, in one sense, a point of view at all. It is an intellectual, not a perceptual,

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Ainsi, d’un côté, nous avons un point de vue intellectuel que nous ne pourrions jamais occuper si nous ne percevions pas des objets porteurs de propriétés sensibles publiquement observables, et de l’autre, un point de vue perceptif auquel la relativité est immanente. Exiger que le premier soit érigé en seul point de vue correct sur le réel apparaît donc beaucoup plus problématique que d’admettre, comme nous le faisons déjà naturellement, la pluralité des appréciations des qualités du réel. Paradoxalement, pourrait-on dire, ce n’est pas l’admission d’une pluralité de points de vue possibles sur le réel qui rend la saisie de son unité problématique, mais au contraire l’exigence de la validité exclusive d’un point de vue sur lui qui rend son identification problématique. Accusé de miner la possibilité d’une vision unifiée du monde par ce geste de relativisation, Strawson répond par la mise en question du sens de cette supposée vision219.

« ‘‘Ce dessus de table doux, en cuir vert’’ disons-nous ‘‘n’est rien d’autre, considéré scientifiquement, qu’un amas de charges électriques largement séparées et en rapide mouvement’’. Ainsi combinons-nous les deux points de vue dans une même phrase. Le point de vue du réalisme de sens commun, qui n’est pas explicitement signalé comme tel, est rendu dans la phrase grammaticale sujet, dans laquelle les mots ne sont pas employés en un sens ésotérique. Le point de vue de la science physique, explicitement signalé comme tel, est rendu dans le prédicat. Une fois reconnue la relativité de la description au point de vue, la phrase n’est plus perçue comme contenant une contradiction ; et si elle n’en contient pas, le problème de l’identification est résolu ».

[Ibid., PW, p. 144-145]220

Plutôt que d’ériger la dualité des points de vue en conflit et poser un problème d’identification qu’on ne peut résoudre que de manière radicale en qualifiant d’illusoire ou de perception d’un non-objet le point de vue ordinaire, le geste de relativisation reconnaît la validité relative à chacun des points de vue, et ce conformément au point de vue ordinaire qui n’exige pas d’exclusivité. Ainsi, la tension apparente entre sens commun et science est- elle dissoute – conformément au sens commun. C’est dans ce cadre que Strawson, qui

standpoint. We could not occupy it at all, did we not first occupy the other. But we can perfectly well occupy both at once, so long as we realize what we are doing’’.

219 Réponse à Adams, The Philosophy of P. F. Strawson (1998), op. cit., p. 89.

220 ‘‘ ‘This smooth, green, leather table-top’, we say, ‘is, considered scientifically, nothing but a congeries of

electric charges widely separated and in rapid motion.’ Thus, we combine the two standpoints in a single sentence. The standpoint of common-sense realism, not explicitly signaled as such, is reflected in the sentence's grammatical subject phrase, of which the words are employed in no esoteric sense. The standpoint of physical science, explicitly signalled as such, is reflected in the predicate. Once relativity of description to standpoint is recognized, the sentence is seen to contain no contradiction; and, if it contains no contradiction, the problem of identification is solved’’.

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revendique pour cette réponse naturaliste la qualification de souple ou libéral (par opposition au naturalisme scientiste ou réductionniste), peut dire qu’il s’agit d’une forme plus naturelle de naturalisme221. Plus généralement, la procédure de relativisation consiste à mettre l’accent sur l’immanence des deux points de vue à un seul et même point de vue humain, naturel, plus large, qui les englobe tous deux. Et cet englobement ou relativisation à ce point de vue général permet de dissoudre l’apparente ou pseudo-question de la nécessité de les hiérarchiser :

« La question était : de quel point de vue voyons-nous les choses telles qu'elles sont vraiment ? Et cela implique que la réponse ne puisse être : des deux. C'est cette implication que je veux contester. Mais, bien entendu, on dira que deux appréciations contradictoires ne peuvent être toutes deux vraies […] Je veux dire que l'apparence de contradiction ne survient que si on soutient qu'il existe quelque point de vue métaphysique absolu depuis lequel nous pouvons juger des deux points de vue que j'ai

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