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(a) Relativité des perceptions et scepticismes perceptuel et épistémologique

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La thèse selon laquelle l'objet immédiat de l'esprit est une impression ou idée est présentée par Hume comme étant à la fois la stricte orthodoxie philosophique mais aussi une évidence en soi240. En effet,

« Nous pouvons observer qu’il est universellement admis par les philosophes, et c’est d’ailleurs très évident par soi-même, que rien n’est jamais réellement présent à l’esprit que ses perceptions, c’est-à-dire les impressions, et les idées, et que les objets extérieurs ne nous deviennent connus que par les perceptions qu’ils occasionnent ».

[TNH 1.2.6, pp. 123-124]

Toutefois, deux affirmations sont à distinguer ici : la thèse psychologique générale selon laquelle l’esprit n’a jamais affaire, dans chacun de ses actes, qu’à des impressions ou idées ; et la thèse épistémologique particulière selon laquelle les objets extérieurs sont, par conséquent, perçus ou connus de manière indirecte. S’agissant de la seconde thèse, Hume indique comment il comprend les raisons qui conduisent les philosophes modernes à l’adopter et semble lui-même y souscrire. Il s’agit de l’argument de la relativité, censé convaincre du caractère idéal de l’ensemble des qualités perçues et, par conséquent, du caractère indirect de la perception sensorielle :

« La table que nous voyons semble diminuer à mesure que nous nous en éloignons ; mais la table réelle, qui existe indépendamment de nous, ne souffre aucun changement ; ce n’était donc que son image qui était présente à l’esprit. Tel est l’enseignement évident de la raison, auquel on ne saurait se dérober ; et personne qui réfléchit n’a jamais douté que les existences que nous considérons, lorsque nous disons cette maison, cet arbre, ne sont rien que des perceptions dans l’esprit et des copies ou des représentations fugitives d’autres existences qui demeurent uniformes et indépendantes ».

[EEH 12.9]

Il s’agit donc d’une évidence « de la raison » acquise par une réflexion sur la variabilité des impressions sensibles. Le Traité présente la même argumentation :

« Si nous pressons d'un doigt sur notre œil, nous percevons immédiatement que tous les objets deviennent doubles et que la moitié d'entre eux sont déplacés de leur position courante et naturelle. Mais comme nous n'attribuons à aucune de ces deux perceptions une existence continue, et comme elles sont toutes les deux de même nature, nous saisissons clairement que toutes nos perceptions dépendent de nos organes et de la disposition de nos nerfs et de nos esprits animaux. Cette opinion est confirmée par 240 TNH 1.2.6, GF, pp. 123-124.

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l'accroissement apparents des objets suivant leur distance, par les modifications que présentent leurs formes, par les changements de couleurs ou d'autres qualités dues à nos maladies et à nos indispositions, et par une infinité d'autres expériences du même genre, qui nous enseignent que nos perceptions sensibles ne possèdent pas une existence distincte ou indépendante ».

[TNH 1.2.4, §45, GF, pp. 295-296]

Si, dans un autre contexte, comme on le verra, Hume attribue l’argument aux philosophes comme justifiant la doctrine moderne de la distinction des qualités premières et secondes, il est compris comme établissant l’idéalité de l’ensemble des qualités perçues, sans distinction de types. Cette première découverte conduit en tout cas à rejeter la conviction réaliste directe, communément adoptée, caractérisée comme instinctive ou anté-réflexive, attribuée au sens commun, si « Les hommes supposent toujours que les images mêmes qui leur sont présentées par les sens, sont les objets extérieurs »241. L’objet perçu n’est pas l’objet réel ou, pour le dire autrement, nous ne percevons pas les objets matériels mais des ensembles d’impressions qui les représentent. Hume hérite donc de la thèse berkeleyienne selon laquelle l’idéalisme perceptuel serait commun à tous les philosophes modernes depuis Descartes et conduirait inévitablement au scepticisme perceptuel selon lequel nous ne percevons pas de manière directe les corps extérieurs.

Reste que « la philosophie moderne » maintient que nous pouvons connaître l’existence de corps matériels et que le raisonnement ou une forme d’inférence permet, à partir de la perception de qualités sensibles idéales, d’établir qu’ils existent et supportent des qualités ressemblant à nos perceptions. Mais l’inférence de l’impression à l’objet matériel semble d’abord impossible a priori. Si l’expérience est caractérisée comme expérience d’impressions, et si l’on ne décide des questions de fait que par l’expérience, il est a priori impossible d’établir l’existence d’objets :

« Les perceptions sont-elles produites par des objets extérieurs qui leur ressemblent ? C'est une question de fait. Mais comment en décider ? Par l'expérience, assurément, comme toutes les autres questions de cette nature. Mais ici l'expérience se tait ; et il faut qu'elle soit entièrement silencieuse. Rien n'est jamais présent à l'esprit que les perceptions ; et il est impossible qu'il fasse l'expérience de leur liaison avec les objets. C'est donc sans aucun fondement raisonnable qu'on suppose une telle liaison ».

[EEH, 12.11] 241 EEH 12.8.

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La perception sensorielle actuelle est exclusivement celle d’une impression (ou d’un ensemble d’impressions) et ne donne, par elle-même, aucun renseignement sur ce qui est au- delà. Mais l’expérience en général, comme expérience de la succession des impressions, non plus. De sorte qu’aucun raisonnement causal, consistant à inférer l’existence de la cause d’un objet sur la base de l’habitude expérimentale prise de le voir précédé par un autre, ne peut jamais permettre d’établir l’existence d’autre chose que d’une autre impression :

« Mais comme les seuls êtres qui soient jamais présents à l'esprit sont les perceptions, il s'ensuit que nous pouvons observer une conjonction constante entre différentes perceptions, mais que nous ne pouvons jamais l'observer entre perceptions et objets. Il est donc impossible que nous puissions jamais, à partir des qualités des premières, former des conclusions quant à l'existence des secondes, et satisfaire notre raison sur ce point ».

[TNH 1.4.2, §47, GF, p. 297]

Ni les sens, ni la raison expérimentale ne peuvent donc établir l’existence d’objets matériels. Mais plus généralement, ainsi caractérisée, l’expérience ne permettra jamais de se prononcer au sujet d’une quelconque cause des impressions :

« Pour ce qui est des impressions qui proviennent des sens, la cause ultime en est, à mon avis, parfaitement inexplicable par la raison humaine, et il sera toujours impossible de décider avec certitude si elles proviennent directement de l'objet, si elles sont produites par le pouvoir créateur de l'esprit, ou si elles procèdent de l'auteur de notre existence ». [TNH 1.3.5 §2, GF, p. 146] « Par quel argument, en effet, prouvera-t-on que les perceptions de l’esprit doivent être causées par des objets extérieurs qui en diffèrent entièrement tout en leur ressemblant (si la chose est possible), et qu’elles ne sauraient naître par une force propre de l’esprit ou par la suggestion de quelque puissance spirituelle invisible et inconnue ou par toute autre cause encore plus inconnue ? Déjà l’on admet que beaucoup de ces perceptions ne naissent de rien d’extérieur, comme dans les rêves, dans la folie ou d’autres maladies. Et rien n’apparaît plus inexplicable que la manière dont les corps devraient agir sur l’esprit pour transmettre une image d’eux-mêmes à une substance qu’on suppose d’une nature si différente et même contraire ».

[EEH 12.11]

L’idéalisme perceptuel condamne donc à l’indécision au sujet de la cause des impressions. En héritier de Descartes, Hume assume (comme Malebranche et Berkeley)

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l’indépendance logique de l’expérience sensible par rapport à l’existence d’objets matériels. La situation dans laquelle nous place la caractérisation humienne de l’expérience correspond à celle de la première Méditation métaphysique dans laquelle il apparaît également concevable que la série de nos affections sensorielles soit le fait d’objets matériels (comme nous inclinons naturellement à le croire et comme le soutient Locke), celui de notre propre esprit (comme dans le rêve ou l’hallucination), ou celui d’une affection de Dieu sur notre esprit (directe, comme chez Berkeley, ou indirecte, comme chez Malebranche). L’existence d’objets matériels demeure donc a fortiori une pure hypothèse, indécidable. Hume pourrait sembler ici renvoyer dos à dos l’ensemble des positions alternatives de ses prédécesseurs comme étant équiprobables a priori ; mais l’hypothèse de la ressemblance d’objets matériels propre au réalisme philosophique indirect fait l’objet de critiques propres qui pourraient la rendre moins soutenable encore.

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