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En dernier lieu, une autre forme de négation de la réalité du monde extérieur est le fait de l’idéalisme kantien qui fait de la réalité empirique une pure apparence d’une chose en soi à la fois, comme telle, imperceptible, inconnaissable et inconcevable. Il s’agirait d’un réalisme ontologique de pur principe, affirmant la nécessité de l’existence des choses en soi en tant que telles, mais accompagné d’un scepticisme à la fois perceptuel, conceptuel et épistémique. Par comparaison avec les deux formes précédentes de réductionnisme, on peut dire, d’une part, que si l’empirisme subjectiviste peut être compris comme la vaine tentative de penser en deçà des conditions minimales de l’expérience (cherchant à faire abstraction de l’expérience de l’objet comme tel), l’idéalisme transcendantal consiste, à rebours des intentions de la philosophie critique, à s’égarer au-delà d’elles (en réduisant l’objet tel qu’il est perçu par le sujet à une apparence d’une entité inconnaissable).

Comme le réalisme scientifique, l’idéalisme transcendantal essaie de dégrader le statut de la réalité perçue depuis un point de vue idéal qui en constituerait une vision corrigée. Mais, là où le réalisme scientifique se formule par abstraction de certaines qualités sensibles, laissant malgré tout subsister la possibilité de l’identification d’un objet localisable dans l’espace, l’idéalisme transcendantal, en déclarant l’idéalité de l’espace lui-même, élimine non seulement la possibilité d’une identification de l’objet, mais aussi et plus radicalement de l’application et, donc, de la signification de la distinction entre être et apparence. En effet, lorsqu’on abandonne, comme le fait Kant, l’analogie avec la différence être / apparaître du réalisme scientifique, ne sommes-nous pas privés des conditions d’une application signifiante de cette distinction ? Kant répond de manière négative en faisant référence à une intuition non sensible, active, spontanée et originale, plutôt que passive ou réceptive, et telle que nous sommes incapables de la comprendre. Mais alors, « la spécification du point de vue de la vision correcte est donnée dans des termes qui, si on l’admet, ne peuvent pas être véritablement compris ; et la tâche de rendre intelligibles les conditions d’une assurance de l’identité et de la référence est, a fortiori, impossible à accomplir »223.

Ainsi Kant non seulement échoue-t-il, selon l’analyse de Strawson, à satisfaire les conditions d’une application signifiante de la différence entre les choses telles qu’elles sont réellement et telles qu’elles apparaissent mais, de surcroît, « il viole effectivement son propre

223 BS, p. 254: ‘‘The specification of the stand point of the corrected view is given in terms which, it is

admitted, we cannot really understand; and the task of making it intelligible how identity of reference is secured is, a fortiori, impossible of performance’’.

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principe de signification tant dans son application de la différence que dans son usage associé du concept de cause »224 – ici donc, de la chose en soi comme cause de nos affections. On a affaire à une « transposition extraordinaire de l’ensemble de la terminologie des choses affectant nos facultés dans un champ tout à fait extérieur à celui qui rend son emploi intelligible, à savoir le champ spatio-temporel »225. Il s’agit du maintien de principe d’un réalisme métaphysique, à partir de l’emploi de concepts ainsi privés de tout usage signifiant et qui a pour effet de réduire le pont de vue empirique sur le monde matériel à une illusion :

« Le principe général selon lequel toute conscience perceptive que nous pouvons avoir d’objets indépendants existants dépend causalement de ces choses qui affectent tous pouvoirs de conscience dont nous jouissons est bien évidemment acceptable ; et le contenu empirique que nous lui donnons l’est tout autant. Ce dernier n’est rien d’autre que la forme spécifique, que la science remplit à mesure qu’elle se développe, que la vérité générale suppose. Mais, de manière perverse et incohérente, Kant fait au principe général l’honneur abusif de le considérer comme énonçant par lui-même une vérité, une vérité telle qu’aucun contenu empirique qui pourrait lui être donné dans aucun monde ne pourrait être un exemple ou un cas possible de cette vérité ; de sorte que cette vérité doive avoir son propre champ, non empirique, d’application, pendant que, de notre côté, nous devons nous contenter de le représenter, dans l’expérience, avec ce qui n’en est en réalité que l’ombre ».

[BS, p. 256]226

Mais, donc, souligner le caractère exclusivement empirique de l’usage et de la signification possible des concepts d’objet et de cause réduit ou interdit la formulation de la doctrine de l’idéalité du temps et de l’espace et de leurs occupants ; elle interdit la suggestion d’un sens de « réel » auquel les corps, dont nous faisons l’expérience sensible, ne satisferaient pas.

« Si nous acceptons la conclusion selon laquelle l’expérience inclut nécessairement la conscience d’objets conçus comme existant dans le temps indépendamment de tout état de conscience particulier qui leur est relatif, nous devons alors l’accepter sans réserve. Nous ne disposons pas de norme étrangère ou de schème dans les termes duquel nous pourrions donner un sens ésotérique à la question de savoir si de tels objets existent

224 Ibid.: ‘‘[…] that, indeed, he violates his own principle of significance both in his application of this contrast

and in the associated use of the concept of cause – is perhaps a point evident enough’’.

225 Ibid., p. 255.

226 ‘‘The general principle we may have of independently existing things is causally dependent on those things

affecting whatever powers of awareness we possess, is acceptable; and the empirical content we give it is acceptable too. The latter is nothing but the specific form, increasingly filled in as knowledge advances, which, as things are, the general truth assumes. But Kant perversely and inconsistently pays the general principle the excessive honor of regarding it as stating a truth on its own, a truth such as no empirical content which might, in any world, be given to the principle could possibly be a specific instance or case of just that truth ; so that the truth must have its own, non-empirical field of application, while we, for our part, must be content with representing it, in experience, with what is really only its shadow’’.

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réellement, comme nous devons les concevoir empiriquement comme existant,

indépendamment de nos perceptions. La question ne peut être comprise que selon le schème même dans lequel nous sommes engagés et, selon ce sens, elle n’admet pas de réponse autre qu’une trivialité ».

[BS, p. 262]227

La question de la réalité de l’existence des objets ne peut être comprise que dans les termes du schème auquel nous sommes assujettis : en termes d’existence spatio-temporelle. L’idée d’une réalité absolue, au-delà de ce que Kant décrit comme étant des formes a priori de la sensibilité, est un non-sens, ou une pure suggestion sans contenu formulable. La réalité ou bien se ramène aux seuls termes dans lesquels on la conçoit effectivement, ou bien ne signifie rien pour nous et ne saurait servir d’étalon de mesure de la réalité que nous percevons, a fortiori si elle conduit à qualifier celle-ci d’illusion. Si, comme l’affirme l’idéalisme transcendantal, nous ne pouvons rien connaître, par principe ou à jamais, de la nature des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, par opposition aux apparences de ce que nous pouvons appeler les réalités empiriques, alors, dit Strawson, « nous ne pourrions […] avoir aucun intérêt concevable pour la nature de telles choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, de sorte que nous pourrions en congédier l’idée même »228.Si la doctrine de

l’idéalisme transcendantal transgresse les bornes du sens – qui ne sont autres que les bornes des sens, c’est-à-dire de la possibilité d’une application des concepts à l’expérience – le réalisme empirique peut être accueilli comme la seule forme concevable de réalisme et, donc, comme un réalisme complet, sans réserve. La réalité empirique constitue, dans notre schème conceptuel, l’unique référence possible de la pensée du réel ; et le corps matériel, dans le schème conceptuel qui informe notre pensée de l’expérience, constitue le paradigme ultime de notre pensée du réel. Requalifier l’objet empirique d’apparence prive de toute ressource conceptuelle pour spécifier une quelconque réalité dont il ne serait que le reflet. Le corps matériel jouissant d’une existence indépendante et continue dans l’espace constitue la

227 ‘‘If we accept the conclusion that experience necessarily involves awareness of objects conceived of as

existing in time independently of any particular states of awareness of them, then we must accept it without reservation. We have no extraneous standard or scheme in terms of which we can give an esoteric sense to the question whether such objects really exist, as we must empirically conceive of them as existing, independently of our perceptions. The question can be understood only in the sense of the scheme itself to which we are committed and, in that sense, it admits of but one commonplace answer’’.

228 ‘‘I take the doctrine of transcendental idealism to be the doctrine that of the nature of things as they are in

themselves, as opposed to appearances of what we can call empirically realities, we can know nothing whatever, in principle or ever. And I think my comment on that would be that if it were the case then we could have no conceivable interest in the nature of things as they are in themselves so we could dismiss the whole idea’’. Vidéo 1992, minute 41 : https://www.youtube.com/watch?v=V8luaKfUZIA&t=2672s

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référence ultime de toute pensée du réel et le paradigme ou étalon de l’existence. Le système de ces objets institue le cadre spatio-temporel à l’extérieur duquel aucun concept d’existence n’est concevable.

L’on voit donc peut-être clairement ici que l’argument transcendantal qui établit la nécessité, pour qu’une expérience subjective soit concevable, d’être expérience d’un objet, n’est donc pas destiné à démontrer l’existence de l’objet ; il met seulement en évidence, en soulignant la relativité ou connexion conceptuelle de l’expérience et de l’objet matériel, l’impossibilité de mettre en question l’existence de l’objet au nom de l’expérience subjective (comme Ayer et Hume), ou inversement (comme Locke et Mackie en un sens, et comme Kant, en un autre). Dans notre schème, ces deux concepts sont inséparables au point qu’on ne saurait penser complètement une expérience sans objet ni aucun objet qui ne puisse être donné ou pensé en référence à une expérience possible. L’argument transcendantal souligne la nécessité conceptuelle en vertu de laquelle la réponse à la question « qu’est-ce qui existe ? » inclut toujours la référence au corps matériel et relativise ainsi toute tentative de spécifier un point de vue depuis lequel il pourrait être ontologiquement rétrogradé et, a

fortiori, disqualifié.

« Le résultat de la philosophie consiste à montrer que cette réponse n’est pas seulement une trivialité, bien qu’elle en soit effectivement une. Elle consiste à identifier sa place dans toute conception intelligible de l’expérience que nous puissions former, en montrant qu’elle y occupe une telle place même si nous portons la conception de l’expérience au dernier degré d’abstraction qu’elle peut atteindre avant de se désintégrer »

[BS, p. 252]229

Ce n’est pas l’objet matériel perçu qui peut être sceptiquement « désintégré » – pas davantage au nom du primat donné à l’expérience subjective qu’au nom d’une relativisation de cette dernière – mais c’est, bien au contraire, toute pensée possible de l’expérience qui se désintègre si on la prive du concept de corps ; de sorte que toute tentative sceptique ou réductionniste à son endroit souffre nécessairement d’un défaut d’intelligibilité et ne saurait donc jamais constituer une raison suffisante de la mise en question de l’existence des corps.

229 ‘‘The philosophical achievement consists in showing that the answer is not merely a commonplace, though

it is that. It consists in showing the place of this commonplace in any intelligible conception of experience we can form, in showing that it holds such a place even if we take the conception of experience to the last point of abstraction it can reach before disintegrating’’.

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Conclusion :

Nous avons donc pu caractériser la réponse de Strawson au scepticisme épistémologique général comme un diagnostic théorique concessif. La critique des trois formes de réductionnisme auxquelles il se confronte par ailleurs apparaît faire fond sur cette position générale consistant à souligner que nous ne pouvons jamais faire autrement que croire à l’existence des corps, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de discours ontologique alternatif à celui qui inclut nécessairement la référence à des corps matériels. Ainsi, le pendant épistémologique de la métaphysique descriptive n’est-il pas tant une approche transcendantale du scepticisme qu’une approche plus généralement naturaliste : plus exactement, l’approche transcendantale apparaît-elle comme l’insistance sur la nécessité de la liaison des concepts dans les termes desquels la nature nous détermine à énoncer nos croyances indéfectibles au sujet des faits et des existences. De ce point de vue il n’y a pas de conflit entre les deux approches qui constituent des aspects (conceptuel, d’une part, et épistémologique, de l’autre) d’une défense – la seule possible – de notre ontologie ou métaphysique naturelle. Loin d’être un ajout tardif, destiné à pallier les insuffisances de l’approche transcendantale du scepticisme, le naturalisme épistémique est le corollaire naturel d’une métaphysique descriptive telle qu’elle est conçue dès sa première formulation par Strawson, qui clôt son premier « essai de métaphysique descriptive »230 (qui proposait plusieurs arguments transcendantaux) en affirmant : « Si la métaphysique consiste à trouver des raisons, bonnes, mauvaises ou indifférentes, à nos convictions instinctives, nous pouvons donc dire que nous avons fait de la métaphysique »231.

230 Sous-titre de Individuals (1959). 231 Individus, conclusion, p. 278.

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PARTIE II-

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