• Aucun résultat trouvé

(a) Cohérence des associations d’impressions et existence continue

(En quel sens la cohérence des impressions fait-elle naître, par une « sorte de raisonnement

causal », l’opinion de l’existence continue des perceptions ? Et qu’est-ce qui distingue celui- ci du raisonnement causal proprement dit dont il a déjà été exclu qu’il pouvait permettre de passer des perceptions à des objets extérieurs261 ?)

La « cohérence » des impressions désigne ici la régularité de leur succession, conjonction ou association dans l’expérience. Or, Hume fait observer que celle qui

155

caractérise les objets auxquels nous attribuons une origine externe dépasse celle des nos perceptions intérieures.

« Nous constatons par expérience que nos passions ont entre elles une connexion et une dépendance mutuelles. Mais en aucune occasion il n’est nécessaire de supposer qu’elles ont existé et agi, lors même que nous ne les percevions pas, pour conserver la même dépendance et la même connexion que nous avons expérimentée. Le cas n’est pas le même s’il s’agit des objets extérieurs. Ceux-ci doivent exister de manière continue, faute de quoi ils perdent, dans une large mesure, leur régularité d’opération ».

[TNH 1.4.2.20, GF, p. 279]

En quel sens est-ce le cas ? A quelle irrégularité d’observation Hume fait-il référence ? Si le contenu de l’expérience se réduit toujours à l’ensemble des impressions présentement perçues, une expérience peut présenter un contenu disjoint d’un autre auquel il est habituellement joint. J’entends le bruit de la porte qui tourne sur ses gonds : « […] je n’ai jamais remarqué que ce bruit puisse provenir d’autre chose que du mouvement d’une porte, et j’en conclu que le phénomène présent contredit toute mon expérience passée, sauf si la porte, que je me rappelle de l’autre côté de la chambre, existe encore »262. Autrement dit, ce

que Hume considère ici comme « contradictions de l’expérience courante » ou des « objections aux maximes que nous formons sur les relations de cause à effet »263 est simplement le caractère fragmentaire d’une expérience donnée : la considération du seul son (dans l’exemple de la porte) contredit l’expérience ou constitue une objection aux maximes causales dans la mesure où, en tant que fragmentaire, par comparaison avec un ensemble d’expériences passées, elle présente un contenu d’expérience séparé de ce à quoi il est habituellement associé, ou d’un effet sans sa cause.

L’imagination, sollicitée par le contenu d’une expérience actuelle présentant un caractère fragmentaire par rapport à une expérience d’ensemble passée dont on garde la mémoire, vient donc restituer le contenu manquant en supposant son existence au-delà de ce qui est effectivement perçu.

262 TNH, 1.2.4, GF, p. 280. 263 Ibid.

156

« Ces observations sont contraires à moins que je ne suppose que la porte subsiste encore et qu'elle a été ouverte sans que je m'en aperçoive. Et cette supposition, qui était au début entièrement arbitraire et hypothétique, acquiert de la force et de l'évidence par le fait qu'elle est la seule qui me permette de réconcilier ces contradictions. Il y a peu de moments de ma vie où ne se présente pas un cas semblable, et où je n'ai l'occasion de supposer une existence continue des objets, afin de relier leurs apparitions passées et

présentes et de les unir les uns aux autres de la manière que l'expérience m'a révélée conforme à leur nature et à leurs circonstances particulières. Je suis naturellement

conduit par là à regarder le monde comme quelque chose de réel et de durable, et à penser qu'il conserve son existence même lorsqu'il n'est plus présent à ma perception ».

[TNH 1.4.2, pp. 280-281 ; nous soulignons]

La supposition résout la contradiction d’une apparition singulière dissociée des autres apparitions dont nous sommes habitués à la voir accompagnée. Mais ne s’agit-il pas alors d’un raisonnement causal – dont toute l’essence consiste à inférer, à partir de l’existence d’une impression donnée, celle d’une autre, qui lui est habituellement contigüe dans l’expérience ?

Ces deux opérations de la pensée sont « considérablement différentes »264. D’après le phénoménisme méthodologique de départ, selon lequel le contenu de l’expérience est constitué des seules impressions, il n’est d’habitude acquise que par le moyen de ces impressions, sur la base de la répétition régulière de leur succession ; par ailleurs cette coutume acquise ne saurait présenter un degré de régularité supérieur à celui de la conjonction des impressions observée dans l’expérience passée. Or, la supposition de la continuité de l’existence d’impressions habituellement conjointes dépasse ces deux limites du raisonnement causal :

« Aucun degré de régularité de nos perceptions ne peut donc jamais nous autoriser à inférer qu'il y a un degré plus haut de régularité en certains objets qui ne sont pas

perçus, puisque cela implique une contradiction, à savoir, une habitude acquise au

moyen de ce qui n'a jamais été présent à l'esprit ».

[TNH 1.4.2, §21, GF, p. 281 ; nous soulignons]

En effet, tout contenu complexe d’expérience peut être interrompu ou dissocié par nous : je peux anéantir un ensemble composé d’impressions visuelles et auditives en fermant

157

les yeux ou en me bouchant les oreilles – ce faisant j’institue une expérience qui contredit l’association habituelle et introduit de fait une irrégularité en elle. Mais, en supposant l’existence continue des impressions (ou objets), mon esprit dépasse le donné perceptif actuel, et ce en supposant des objets ou perceptions au-delà des perceptions, pour palier à l’imperfection de la régularité dont je fais l’expérience. On a donc bien affaire à l’institution de la double fiction d’une régularité parfaite et d’un objet inobservé, car « Que supposons- nous donc dans ce cas, sinon que ces objets poursuivent leur connexion habituelle en dépit de l'interruption apparente, et que ces apparitions irrégulières sont reliées par quelque chose dont nous n'avons pas conscience ? »265. L’imagination dépasse et la régularité et les faits eux-mêmes et doit donc y être déterminée par quelque chose d’autre que la seule coutume.

Hume a déjà eu l’occasion de faire observer266 que l’imagination est sujette à une

forme d’inertie ou a naturellement tendance à poursuivre le mouvement dans lequel elle est engagée. Or, ce principe permet ici d’expliquer la transgression de la coutume :

« Les objets ont une certaine cohérence, même tels qu'ils apparaissent à nos sens ; cette cohérence, cependant, est bien plus grande et plus uniforme si nous lui supposons une existence continue ; et une fois que l'esprit a entrepris d'observer cette uniformité parmi les objets, il continue naturellement jusqu'à ce qu'il ait rendu cette uniformité aussi complète que possible. La simple supposition de leur existence continue suffit à cela et nous donne la notion d'une régularité entre les objets, bien supérieure à celle qu'ils ont lorsque nous ne regardons pas plus loin que nos sens ».

[TNH 1.4.2, §22, p. 282]

Donc l’imagination parfait la régularité, au-delà de l’observable en supposant la continuité, seule capable d’expliquer la régularité observée. Mais cette propriété de cohérence des changements des perceptions n’est pas la seule la soutenir le système populaire de l’existence continue et distincte des perceptions-objets.

265 TNH 1.4.2, §21, GF, p. 281. 266 TNH 1.2.4, §24, GF, p. 101.

158

Documents relatifs