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(En quel sens la constance des impressions conduit-elle l’esprit à feindre et à croire à leur

existence continue, laquelle sert de fondement à celle de leur caractère distinct ?)

Le passage du constat expérimental de la ressemblance de certains ensembles perceptifs à l’idée de leur existence continue s’effectue par celui de la supposition de leur identité numérique lors de leurs différentes occurrences. La « constance » désigne ici la ressemblance de certains ensembles perceptifs présentant un degré de ressemblance manifeste. L’esprit est embarrassé par l’opposition de cette très grande ressemblance, d’une part, et le fait, d’autre part, que ces ensembles sont perçus par intermittence et, donc, à chaque fois comme composés ou constitués d’impressions singulières, donc différentes. C’est pour résoudre cette opposition et l’embarras qu’il suscite en l’esprit que l’imagination feint l’identité numérique de ces ensembles – identité continuée dans le temps, dans l’intervalle des perceptions temporellement espacées. Hume résume ainsi l’explication :

« Quand nous avons été accoutumés à observer de la constance dans certaines impressions et que nous avons constaté que la perception du soleil ou de l'océan, par exemple, après une absence ou une disparition, nous revient composée des mêmes éléments et dans le même ordre que lors de la première apparition, nous ne sommes pas enclins à regarder ces perceptions discontinues comme différentes (ce qu'elles sont en réalité), mais au contraire, nous les considérons, en raison de leur ressemblance, comme individuellement identiques. Mais comme cette interruption dans leur existence est contraire à la perfection de leur identité, et nous fait considérer la première impression comme anéantie et la seconde comme nouvellement créée, nous nous trouvons assez embarrassés et engagés dans une sorte de contradiction. Pour nous libérer de cette difficulté, nous déguisons autant que possible cette interruption, ou plutôt, nous la supprimons entièrement en supposant que ces perceptions interrompues sont reliées par une existence réelle nous nous n'avons pas conscience ».

[TNH 1.4.2, §24, GF, p. 283]

Autrement dit, la perception interrompue nous fait considérer les ensembles perceptifs ressemblants à la fois comme mêmes et autres. Mais comment cela est-il possible si aucune expérience perceptive ne nous donne jamais l’idée même d’identité ? Quelle est l’origine des idées d’identité en général et d’identité numérique ? Comment expliquer cette tendance

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de l’esprit à identifier les apparitions différentes et notre croyance à l’existence de cette identité fictive ?

- L’origine de l’idée d’identité en général

Hume explique d’abord comment l’on en vient à considérer comme identique une perception unique, perçue de manière ininterrompue ; il explique ensuite comment l’on en vient à considérer comme numériquement identique une pluralité de perceptions ressemblantes, perçues à différents moments.

Une première difficulté est en effet liée au fait que l’idée d’identité n’est pas donnée dans l’expérience perceptive brute, où ne sont données que celles d’unité et de pluralité. Une perception seule, qui ne présente aucun changement au cours d’une séquence d’observation continue, ne donne ni l’idée de temps (qui dérive de la succession de perceptions distinctes267

et consiste donc en leur manière d’apparaître268 d’une pluralité de perceptions), ni celle

d’identité mais seulement celle d’unité. Une telle séquence ininterrompue d’observation ne nous donne que l’idée d’unité (d’une perception). A l’inverse, l’observation interrompue consiste, en tant que telle, en une pluralité de perceptions.

L’idée d’identité naît de l’application de l’idée de temps à une perception unique. Autrement dit, elle naît de la comparaison faite entre un ensemble perceptif donné (ou unité perceptive), d’une part, avec une pluralité successive d’objets, d’autre part. Car en effet :

« Nous ne pouvons pas, à proprement parler, dire qu’un objet est le même que lui-même, à moins de vouloir dire qu’un objet est le même que lui-même existant à un autre moment. Par ce moyen, nous établissons une différence entre l’idée exprimée par le mot objet et celle exprimée par le mit lui-même, sans passer par le nombre et, en même temps, sans nous restreindre à une identité stricte et absolue ».

[TNH 1.4.2, §29, GF, p. 285]

« En effet, lorsque nous en appliquons l'idée [du temps] à un objet invariable, ce n'est que par une fiction de l'imagination, par laquelle un objet invariable est supposé prendre

267 TNH 1.2.3, §6, GF, p. 86. 268 TNH 1.2.3, §10, GF, p. 88.

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part au changement des objets coexistants et, en particulier, à celui de nos perceptions. Cette fiction de l'imagination est presque universelle et c'est grâce à elle qu'un objet singulier placé devant nous et examiné pendant un certain temps sans que nous y découvrions la moindre interruption ou la moindre variation, est susceptible de nous donner une notion d'identité ».

[TNH 1.4.2, §29, GF, p. 285 ; nous soulignons]

L’identité procède donc d’une synthèse opérée par l’imagination entre l’unité et la diversité et peut donc se définir comme le « […] caractère invariable et ininterrompu d’un objet quelconque à travers une variation supposée du temps, par laquelle l’esprit peut suivre à différentes périodes de son existence, sans cesser jamais de le voir et sans être obligé de former l’idée de multiplicité ou de nombre »269. C’est donc par ce processus qu’on en vient

à considérer ou à voir comme identique une perception unique.

- L’identification de perceptions multiples

Comment peut-on en venir, ensuite, à considérer comme numériquement identiques des perceptions distinctes, entrecoupées d’interruptions de la perception ? Ceci peut s'expliquer par la relation de ressemblance qui produit, d’une part, une association des idées ou perceptions considérées et, d’autre part, une association des dispositions de l'esprit qui les perçoit. Il y a donc redoublement de la ressemblance des perceptions par celle des actes de l'esprit qui les considère.

Le raisonnement d’ensemble est le suivant : l’acte de l’esprit par lequel il considère une perception comme identique ressemble fortement à celui par lequel il considère un ensemble perceptions reliées. Or, la relation de ressemblance est la liaison la plus forte qui puisse être entre nos idées ou impressions, et beaucoup d’ensembles perceptifs perçus à différents moments se ressemblent ; donc la ressemblance de certaines différentes séquences de perception les lie de la façon la plus forte qui puisse être, de sorte que leur considération ne se distingue pas de celle d’une seule et même perception identique. En effet,

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« J’examine le mobilier de ma chambre ; je ferme les yeux, puis les ouvre, pour découvrir que les perceptions nouvelles ressemblent parfaitement à celles qui, auparavant, frappaient mes sens. Cette ressemblance, on l’observe dans mille cas ; elle relie naturellement par la liaison la plus forte nos idées de ces perceptions discontinues et, par une transition aisée, transporte l’esprit de l’une à l’autre. Ce passage, cette transition aisée de l’imagination des idées de ces différentes perceptions constitue presque la même disposition d’esprit que celle dans laquelle nous considérons une perception constante et ininterrompue. Il est donc très naturel que nous les confondions ».

[TNH 1.4.2, §35, GF, p. 289]

Hume caractérise bien comme une « erreur » et une « méprise »270 le fait d'attribuer

l'identité à des perceptions semblables mais distinctes en tant qu'elles sont interrompues ou données à différents moments. Nous prenons ici des choses réellement distinctes pour identiques ou croyons à l’identité des perceptions mêmes. Je crois avoir affaire aux mêmes perceptions. « L’image même qui est présente aux sens est, pour nous, le corps réel ; et c’est à ces images discontinues que nous attribuons une identité parfaite »271.

Mais il apparaît difficile de penser qu’on ait bien affaire à une seule et même

perception à différents moments du temps, puisqu’il s’agit de perceptions entrecoupées,

donc différentes à proprement parler. Or, c’est là la tension ou contradiction qui suscite en l’esprit le motif de la fiction d’une continuité des perceptions (comme objet) dans les intervalles de leur perception (comme acte).

« Le passage sans heurts de l'imagination de l'une à l'autre des idées des perceptions semblables nous fait leur attribuer une identité parfaite. Leur mode d'apparition interrompu nous les fait considérer comme autant d'entités semblables mais néanmoins distinctes, qui apparaissent à certains intervalles. La perplexité qui naît de cette contradiction produit une tendance à unir ces apparitions fragmentées par la fiction d'une existence continue, ce qui est la troisième partie de l'hypothèse que je me suis proposé d'expliquer ».

[TNH 1.4.2, §36, p. 290]

270 TNH 1.4.2, §32, GF, p. 287. 271 TNH 1.4.2, § 36, GF, p. 289.

162 - La fiction de l’existence continue

Comment la contradiction du caractère très ressemblant mais distinct des différentes apparitions entrecoupées nous conduit-elle à produire la fiction d'une existence continue ? Autrement dit, comment en venons-nous donc à croire que l'interruption de la perception (comme acte) n'implique pas nécessairement celle de son objet ?

Contradiction ou opposition des tendances, sacrifice de l’une à l’autre :

« Mais comme le passage sans heurts de notre pensée de l'une à l'autre de nos perceptions semblables nous pousse à leur attribuer de l'identité, nous ne pouvons jamais abandonner cette opinion sans réticence. Il nous faut donc nous retourner de l'autre côté et supposer que nos perceptions ne sont plus discontinues mais conservent une existence continue autant qu'invariable et, par-là, sont entièrement identiques. Mais (…) comme l'apparition d'une perception à l'esprit et son existence semblent être, à première vue, entièrement identiques, on peut douter que nous puissions jamais donner notre assentiment à une contradiction aussi palpable, et supposer qu'une perception existe sans être présente à l'esprit ».

[TNH 1.4.2, § 37, GF, pp. 290-291]

Comment pouvons-nous donc distinguer l’apparition d’une perception, dont l’essence est d’être perçue, de son existence ?

Le commun, comme le philosophe lorsqu’il ne philosophe pas, confondent leurs perceptions et les corps réels ou matériels, supposés pourvus d’une existence continue et ininterrompue. Nous croyons que ces corps existent et continuent d’exister, indépendamment de la perception qu’on en a ou non.

« Dès lors deux questions peuvent ici se poser. Premièrement, comment pouvons-nous accepter de supposer qu'une perception soit absente de l'esprit sans être anéantie ?

Deuxièmement, de quelle manière concevons-nous qu'un objet devienne présent à

l'esprit sans qu'il y ait création nouvelle d'une perception ou d'une image, et qu'entendons-nous par ces mots, voir, toucher et percevoir ? ».

[TNH 1.4.2, §38, GF, p. 291]

L’être d’une perception est d’être perçu et il est contradictoire a priori d’en supposer l’existence indépendante d’un esprit ou sujet percevant. Il s’agit de l’argument sémantique

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de Berkeley, examiné plus haut, supposé établir l’inintelligibilité d’une existence d’une substance matérielle distincte et indépendante. Pourtant, dans le cadre de l’explication de la genèse de l’idée d’existence continue comme fiction, il suffit de noter qu’il n’est pas inintelligible de séparer une perception d’un esprit percevant en général. En effet, si l’esprit est défini comme un amas ou collection de perceptions, et si l’on prend en compte que chaque perception peut être distinguée des autres et considérée séparément, il n’y a pas d’inintelligibilité forte ou de contradiction à séparer une perception de l’esprit percevant, « […] c’est-à-dire à rompre toutes les relations qu'elle a avec cette masse de perceptions réunies qui constitue un être pensant »272.

Il ne s’agit pas d’établir la possibilité d’une existence indépendante de tout esprit, mais seulement l’intelligibilité de l’existence séparée d’une perception particulière par rapport à un esprit percevant particulier, à un instant donné ; ceci indépendamment de toute considération ontologique corollaire. Berkeley attribue également cette thèse au sens commun pour lequel les objets sensibles existent bien lorsqu’on ne les perçoit pas ; et c’est sur la base de la combinaison de cette supposition commune de réalité indépendante des perceptions ou qualités sensibles et de leur existence continuée pendant les interruptions de notre perception qu’il en infère (en conformité avec le sens commun) à la nécessité de l’existence de l’esprit divin qui perçoit en permanence l’ensemble des perceptions et en assure l’existence continue et indépendante.

S’il n’y a aucune difficulté à concevoir une perception séparée de l’acte perceptif, il n’y a pas non plus, a fortiori, à la concevoir comme à nouveau liée à un sujet percevant, sans qu’il y ait-là production d’une perception nouvelle. Voir ou toucher un objet n’est rien d’autre qu’un acte consistant à rendre présent à l’esprit une perception qui en était séparée :

« Le même être continu et ininterrompu peut donc être tantôt présent à l'esprit, tantôt absent, sans aucun changement réel ou essentiel quant à l'être lui-même. L'interruption de l'apparition aux sens n'implique pas nécessairement une interruption de l'existence. Supposer l'existence continue d'objet ou de perceptions sensibles n'implique pas de contradiction. Nous pouvons aisément satisfaire notre penchant pour cette supposition. Lorsque l'exacte ressemblance de nos perceptions fait que nous leur attribuons une

identité, nous pouvons supprimer la discontinuité apparente en feignant une existence continue, susceptible de remplir les intervalles et de conserver à nos perceptions une

identité parfaite et entière ».

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[TNH 1.4.2, §40, GF, p. 292]

Hume insiste donc sur le redoublement de la fiction : de l’identité et de la continuité d’existence, la seconde venant affermir la première.

- La croyance à l’existence continue

Le constat de la ressemblance conduit à la supposition de l’identité, qui requiert d’être justifiée par la fiction corollaire de l’existence continuée dans les intervalles de la perception. Comme les impressions de la mémoire des ensembles perceptifs dont on a fait l’épreuve dans le passé sont vives, cette vivacité affecte les idées d’identité et d’existence continuée engendrées par la constance ou grande ressemblance des impressions. La croyance n’étant qu’une idée vive ou une idée avivée par des impressions présente273, nous croyons-nous

effectivement à l’identité des impressions et à l’existence continuée qu’elle implique. Reste que nous ne croyons pas seulement à l’existence continue des impressions dont nous avons gardé mémoire et dont nous refaisons l’expérience dans le présent mais que nous l’étendons à l’ensemble de perceptions que nous éprouvons pour la première fois, comme aussi à des ensembles perceptifs virtuels qui peuvent ne jamais nous être donnés. La raison est la suivante.

« S'il nous arrive d'attribuer de la constance et de la cohérence à des objets qui sont parfaitement nouveaux pour nous, de la constance et de la cohérence desquels nous n'avons pas d'expérience, c'est parce que la manière dont ils se présentent à nos sens ressemble à celle d'objets constants et cohérent ; cette ressemblance est une source de raisonnement et d'analogie et nous conduit à attribuer les mêmes qualités à des objets semblables ».

[TNH 1.4.2, §42, GF, pp. 293-294]

Autrement dit, je crois que les perceptions constitutives du temple du rivage de Mahabalipuram existaient déjà de manière continue avant que je ne les perçoive pour la première fois, et qu’elles sont les mêmes que celles perçues par l’ensemble de ceux qui l’ont vu avant moi. J’attribue également par extension cette identité continue à l’ensemble

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inimaginable des perceptions dont je ne ferai jamais l’expérience. C’est que, de ce point de vue, l’ensemble de l’expérience apparaît parfaitement et constamment homogène. La supposition est en fait étendue à l’ensemble des perceptions possibles. Ainsi, il l’attribution de l’existence continue et indépendante à des perceptions nouvelles ou virtuelles serait plus une confirmation de l’explication humienne qu’une objection à celle-ci. Elle demeure bien le produit d’une telle genèse qui est, ensuite, étendue à l’ensemble de l’expérience : « […] puisque sans le souvenir des perceptions antérieures, il est clair que nous n’aurions pas la moindre croyance en l’existence continue des corps »274.

Voilà donc, en principe, expliquée la genèse de l’existence continue, à partir de celle d’identité. Mais toutes deux sont qualifiées de fictives et fausses :

« Cette tendance à conférer de l’identité à nos perceptions semblables produit la fiction d’une existence continue, puisque, en réalité, […] cette fiction [de l’existence continue], tout comme l’identité, est fausse, ainsi que le reconnaissent tous les philosophes, et n’a d’autre effet que de pallier la discontinuité de nos perceptions, seule circonstance qui soit contraire à leur identité ».

[TNH 1.4.2, § 43, p. 294]

Mais en quoi et pourquoi ? Sur la base de quels principes partagés ce système populaire de l’existence continue des perceptions apparaît-il comme faux à « tous les philosophes » ?

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