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La question générale de la métaphysique descriptive est donc celle de savoir quels sont les traits essentiels d’une conception intelligible de l’expérience. Il s’agit d’identifier les concepts généraux, irréductibles et nécessaires51 à l’intelligibilité d’une expérience consciente en général. C’est dans ce cadre qu’est rencontrée la notion de corps (‘‘body’’) ou objet matériel et qu’est d’abord interrogé le statut de notre croyance à son existence. Or, la thèse centrale de Strawson, dans la première partie des Individus, est que les corps constituent des particuliers de base ou qu’ils sont les objets de référence les plus fondamentaux de notre schème conceptuel. En quel sens le concept de corps est-il nécessaire à toute conception possible de l’expérience ? Comment est mise en évidence cette nécessité prétendue ?

Il convient de restituer le fil du questionnement qui mène Strawson à cette thèse et, en particulier, la liaison qui est faite entre le concept de corps et la problématique de l’identification. Les Individus (1959) s’ouvre sur le constat factuel minimal selon lequel « […] notre ontologie comprend des particuliers objectifs ». Autrement dit :

« Nous concevons le monde comme contenant des choses particulières dont certaines sont indépendantes de nous. Nous concevons l’histoire du monde comme faite d’épisodes particuliers auxquels nous participons ou auxquels nous ne participons pas ; et nous concevons ces choses particulières et ces événements particuliers comme faisant

50 PW, p. 223. 51 AM, II, p. 33.

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la matière du discours quotidien, comme des choses dont nous pouvons parler les uns aux autres. Il s’agit-là de notre façon de concevoir le monde, de notre schème conceptuel ».

[Individus, 1.1.1.1, p. 15]

Cette déclaration liminaire souligne que nous sommes de fait engagés dans une ontologie réaliste selon laquelle existent notamment, en plus de nos états de conscience, intentions, désirs et affects particuliers, des « choses particulières indépendantes » de nous – telles que des objets, des événements et phénomènes divers – constituant un monde dont nous pouvons parler ou auquel nous faisons communément référence en usant du langage. À partir de ce constat minimal – dont il faut noter qu’il n’est ni épistémologique ni ontologique, mais seulement psychologique et logico-linguistique en tant qu’il fait seulement état d’une croyance réaliste et de la fonction référentielle du langage qui en est le corollaire logico-linguistique – Strawson interroge les conditions qui sont nécessaires à ce que nous puissions opérer, comme nous le faisons effectivement dans le discours et la pensée courante, avec un tel schème. Or, ce sont trois conditions qu’il formule au fil d’une analyse régressive :

(1) opérer avec un schème d’objets particuliers requiert que nous puissions les

identifier ;

(2) la possibilité de leur identification requiert, elle, que nous puissions les localiser dans le temps et l’espace ;

(3) cette localisation requiert à son tour que nous puissions réidentifier

numériquement certainsparticuliers.

L’un des traits en vertu duquel notre schème conceptuel comprend une ontologie de particuliers est notre capacité à y faire référence, c’est-à-dire à effectuer avec succès, dans le discours et la pensée, des « références identifiantes ». En effet :

« La possibilité d’identifier des particuliers d’un certain type peut sembler constituer une condition nécessaire pour que nous incluions ce type dans notre ontologie. Car comment pourrons-nous prétendre reconnaître l’existence d’une classe de choses particulières, et même parler entre nous des membres de cette classe, si nous venions ensuite à modifier cette prétention en ajoutant qu’il est en principe impossible pour quelque locuteur que ce soit de faire comprendre à quelque auditeur que ce soit lequel (ou lesquels) des membres de cette classe constitue (ou constituent) l’objet de son discours à tel ou tel moment. Il semble qu’une telle modification rendrait vaine la prétention initiale ».

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[Individus, 1.1.1.1, pp. 16-17 ; nous soulignons]

Cet argument par l’absurde consiste donc à souligner que si nous ne pouvions pas ou n’étions pas sûrs de pouvoir opérer de référence identifiante à un particulier ou à une classe de particuliers, nous n’aurions aucune raison de l’admettre dans notre ontologie. Inversement donc, l’admettre dans notre ontologie présuppose qu’on puisse y faire référence sans difficulté. Mais quels sont les critères qui assurent la possibilité de l’identification ?

Quelque difficulté théorique qu’on puisse imaginer a priori à une telle possibilité52,

il s’offre toujours à nous la possibilité de relier une description à des éléments démonstratifs disponibles dans le cadre immédiat de la conversation. Il apparaît donc que, pour tout particulier auquel nous pouvons référer et qui n’est pas directement identifiable ou accessible à l’observation, il est possible de l’identifier par la relation unique qu’il entretient avec des éléments démonstrativement identifiables – les participants de la conversation ou le cadre immédiat de celle-ci. Or, cette solution n’est pas contingente mais révèle un autre trait de notre schème conceptuel :

« Pour tout particulier qui existe dans l’espace et dans le temps, il est non seulement vraisemblable de prétendre, mais nécessaire d’affirmer, qu’il existe un tel système, le système des rapports spatio-temporels, système à l’intérieur duquel chaque particulier est dans un rapport unique avec tous les autres. […]

Le système de rapports spatio-temporels est si englobant et si pénétrant qu’il paraît particulièrement désigné pour servir de cadre à l’intérieur duquel nous pouvons organiser nos pensées individualisantes au sujet des particuliers. Chaque particulier a sa place dans ce système, ou bien il est de telle nature qu’il ne peut être identifié que par rapport à des particuliers qui, effectivement, ont leur place dans ce système ; et la place de chaque particulier dans ce système est une place unique. Il n’y a pas d’autre système de rapports entre particuliers dont on puisse dire la même chose ».

[Individus, 1.1.1.3, pp. 23 puis 27]

Nous ne pourrions jamais nous assurer de l’applicabilité d’une description ou d’un nom à un objet non accessible à l’expérience immédiate si nous ne pensions pas ce dernier comme relié de manière unique et spécifiable à celle-ci. Ce fait révèle donc que notre ontologie de particuliers présuppose nécessairement la croyance à l’existence d’un continuum spatio-temporel unique au sein duquel nous occupons nous-mêmes une place unique qui sert toujours virtuellement et ultimement de point de repère donné,

52 Strawson discute en particulier la possibilité d’une duplication massive de l’univers qui empêche d’être sûr

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immédiatement accessible à l’observation, à partir duquel peuvent être spécifiées (dans des proportions variables) les coordonnées des particuliers qui sont l’objet de nos discours et de nos pensées.

« Par des références identifiantes, nous situons les dires et les rapports d’autrui, ainsi que les nôtres, dans une seule histoire qui est celle de la réalité empirique ; et cette manière d’accorder, de relier les différentes histoires, repose finalement sur le fait que nous relions les particuliers qui figurent dans ces histoires en un unique système spatio- temporel que nous occupons nous-même ».

[Individus, 1.1.1.3, p. 31]

Notre croyance à l’existence de particuliers, quels qu’ils soient, requiert ou présuppose celle en l’existence d’un univers commun dans lequel ils occupent une place unique. Or – et c’est là le point capital pour penser le statut de la croyance à l’existence des corps – pouvoir opérer avec le schème d’un unique cadre spatio-temporel requiert nécessairement que nous puissions réidentifier certains particuliers comme étant numériquement les mêmes que ceux que nous avons ou avions déjà identifiés au cours d’une expérience antérieure.

« Il ne fait pas de doute que nous avons l’idée d’un seul système d’objets spatio- temporels d’objets matériels ; l’idée qu’à tout moment chaque objet matériel est relié, de différentes manières, à différents moments, à tout objet matériel. Il ne fait absolument aucun doute qu’effectivement c’est là notre schème conceptuel. Or, je dis maintenant qu’une condition pour que nous ayons ce schème conceptuel, c’est l’acceptation sans question de l’identité des particuliers dans au moins certains cas d’observation non continue ».

[Individus, 1.1.2.4, pp. 37-38]

En effet, l’observation ou expérience sensible est essentiellement discontinue, partielle et changeante : nous dormons, clignons des yeux et tournons la tête ; notre point de vue n’est pas englobant mais partiel, et nous n’occupons pas de position fixe mais nous nous déplaçons dans l’espace. Notre expérience n’est donc pas celle d’un continuum spatio- temporel unique, dont l’unicité serait immédiatement et sans cesse observée, mais celle d’une pluralité de séquences d’observation entrecoupées et affectées de variations. Si donc nous croyons à l’unicité d’un système spatio-temporel, comme c’est effectivement le cas, c’est que nous sommes nécessairement à même de rattacher ces différentes séquences entre elles et de les concevoir comme différentes observations d’un seul et même système ; si nous ne le pouvions, nous n’aurions pas l’idée d’un tel système, mais celle d’un ensemble de sous-

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systèmes, aussi nombreux que nos expériences successives. Or, cette articulation des différents sous-systèmes entre eux n’est possible que si nous pensons pouvoir identifier certains de leurs éléments comme étant numériquement identiques d’une séquence à l’autre. Autrement dit : « La condition pour qu’on ait un tel système, c’est précisément qu’il y ait des critères auxquels on puisse satisfaire et auxquels il est d’ordinaire satisfait, quant à l’identité entre au moins certains éléments d’un sous-système et certains éléments de l’autre »53.

Ainsi, la possibilité d’identifier des particuliers repose in fine sur la possibilité de les

localiser au sein d’un système spatio-temporel unique dont l’idée dépend elle-même, à son

tour, de la possibilité de reconnaître comme numériquement identiques certains particuliers dans une expérience essentiellement discontinue. Cet approfondissement des conditions nécessairement requises par la possibilité de la référence identifiante fait ressortir la place centrale des corps dans l’ontologie commune que présuppose l’usage ordinaire du langage. C’est ainsi que Strawson est amené à soutenir qu’ils jouissent d’une antériorité ou primitivité ontologique au sens où il est toujours possible de faire référence à eux sans dépendre d’une référence à un autre type de particuliers, pendant qu’ils sont, quant à eux, la condition nécessaire de possibilité de la référence à d’autres types de particuliers.

Leur rôle est tel, dans l’économie de l’identification, que Strawson les considère finalement comme ce qui constitue le cadre spatio-temporel, comme le fait plus directement ressortir la considération suivante :

« Il semble bien que nous puissions construire un argument qui partirait de la prémisse que l’identification repose, en dernière analyse, sur la localisation dans un cadre unitaire spatio-temporel à quatre dimensions, et aboutirait à la conclusion qu’une certaine classe de particuliers est fondamentale dans le sens que j’ai expliqué. Car ce cadre n’est pas quelque chose d’extérieur aux objets de la réalité dont nous parlons. Si nous demandons ce qui constitue le cadre, nous devons nous tourner vers ces objets eux-mêmes, ou vers certains d’entre eux. Mais chacune des catégories d’objets que nous connaissons n’est pas en mesure de constituer un tel cadre. Les seuls objets qui peuvent le constituer sont ceux qui peuvent lui conférer ses caractéristiques fondamentales. Autrement dit, ce doivent être des objets à trois dimensions, dotés d’une certaine durée dans le temps. Ils doivent aussi être accessibles aux moyens d’observation dont nous disposons ; et puisque la puissance de ces moyens est strictement limitée, ils doivent avoir collectivement suffisamment de diversité, de richesse, de stabilité et de durée pour rendre possible et naturelle précisément cette conception d’un seul cadre unitaire, que nous possédons. Parmi les catégories d’objets que nous connaissons, seuls satisfont à cette exigence ceux qui sont ou qui possèdent des corps matériels, dans le sens large de 53 Individus, 1.1.2.4, p. 38.

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cette expression. Ce sont les corps matériels qui constituent le cadre. Par conséquent, étant donné un certain aspect général du schème conceptuel que nous possédons, et étant donné le caractère des catégories majeures dont nous disposons, les particuliers de base

sont des choses qui sont ou qui possèdent des corps matériels ».

[Individus, 1.1.3.6, pp. 42-43 ; nous soulignons.]

Si nous ne croyions pas ou ne reconnaissions pas, dans l’expérience, des objets tridimensionnels et pourvus d’une existence continue, indépendante et suffisamment durable, nous n’aurions pas l’idée du système spatio-temporel unique au sein duquel nous les pensons exister. Peut-être aurions-nous54 celle d’une succession d’apparences présentant différents degrés de ressemblance mais dont la question de l’identité et de la permanence ne pourrait pas être posée. C’est parce qu’il y a des objets effectivement reconnaissables et se situant dans des relations présentant une cohérence spatiale que nous concevons une existence permanente et continue d’un système unique de relations les contenant tous. En ce sens peut-on dire que « ce sont les corps qui constituent le cadre » : c’est toujours l’objet matériel réidentifié, ou un ensemble de tels objets, qui est le centre à partir duquel rayonnent les axes spatiaux et temporels constituant une unique réalité empirique.

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