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Le vocable de « métaphysique descriptive » apparaît d’abord sous la plume de Strawson en 1959, dans le sous-titre de Individuals, an Essay in Descriptive Metaphysics, qui s’intéresse aux actes de référence et de prédication et à la nature de leurs sujets logiques de base. Mais, par la suite, c’est l’ensemble de son œuvre qu’il place sous ce chef général qui désigne « […] une tentative de dévoiler et d’élucider les traits les plus généraux de la structure conceptuelle par le moyen de laquelle nous pensons en fait au sujet du monde et de nous-même »43.

La dimension avant tout descriptive de l’analyse s’oppose donc d’abord à une conception réformatrice ou « révisionniste » (revisonary metaphysics) d’une philosophie qui aurait pour vocation d’élaborer une meilleure théorie du monde et de nous-mêmes que celle

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dont nous usons communément en fait. La métaphysique descriptive se rattache donc d’emblée à l’idée d’une philosophie de sens commun, comme celle développée par Moore, mais redéfinie, comme nous y reviendrons, à une niveau conceptuel plutôt qu’ontologique : « Là où Moore parle des sortes les plus générales de choses qui existent dans l’Univers, j’ai parlé, moi, des concepts ou des types de concepts les plus généraux dont nous nous servons en parlant, ou en réfléchissant, à propos des choses qui existent dans l’univers »44. Pourquoi donc redéfinir l’entreprise à ce niveau logique ?

Deux éléments légitiment la nécessité d’une métaphysique descriptive ; l’une qu’on peut qualifier de méthodologique, l’autre de conceptuelle. D’une part, en effet, toute entreprise qui viserait à réviser ou raffiner notre schème conceptuel devrait se justifier par une critique de ce dernier et donc être précédée par son analyse : défendre la plus grande cohérence, adéquation ou pertinence d’une manière de concevoir par rapport à une autre requiert d’avoir établi la défectuosité de cette dernière. D’autre part, toujours par principe, la source ultime de l’intelligibilité des concepts spéciaux que peuvent forger les sciences et les philosophies particulières ne peut être que ce fond conceptuel commun qui se manifeste dans l’usage ordinaire du langage : « […] l’acquisition de concepts théoriques des sciences

spéciales présuppose, et dépend de la maîtrise antérieure des concepts non-théoriques de la vie ordinaire »45, de sorte que « […] c’est parmi les concepts du discours ordinaire, non techniques, et non pas parmi les concepts techniques et spéciaux, que les concepts philosophiques fondamentaux – s’il y en a – sont à trouver »46.

Pour Strawson, le schème conceptuel ordinaire revêt une dimension d’ordre transcendantal en tant qu’il est conçu comme la condition de possibilité de tout discours sensé au sujet du monde et de nous-mêmes, de toute conception et de toute connaissance possible – raison pour laquelle l’auteur revendique une inspiration kantienne. L’idée d’un tel schème induit qu’il y ait des limites à l’intelligibilité, c’est-à-dire des conditions en deçà et au-delà desquelles on ne saurait s’aventurer intelligiblement pour décrire notre expérience.

« Il est possible d’imaginer des genres de monde très différents du monde tel que nous le connaissons. Il est possible de décrire des types d’expérience très différents du type d’expérience que nous avons effectivement. Mais toute description prétendue et 44 AM, II, p. 46.

45 AM, II, p. 32 ; nous soulignons. 46 Ibid., p. 33.

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grammaticalement correcte d’un genre possible d’expérience ne peut être véritablement intelligible. Il y a des limites à ce que nous pouvons concevoir ou nous rendre intelligible au titre de structure générale possible de l’expérience ».

[BOS, 1.1, p. 15]47

La possibilité de concevoir le monde dans des termes différents, antagonistes, contradictoire ou étrangers et incommensurables à ceux du schème commun devient problématique a priori. Et l’on voit donc que la nécessité d’une métaphysique de description a tendance à conduire insensiblement à son exclusivité : car s’il est un schème conceptuel de base, général, qui constitue la toile de fond ou la ressource fondamentale en deçà et au-delà de laquelle on ne saurait s’aventurer sans franchir les limites constitutives de l’intelligibilité, une enquête sensée sur la pensée humaine en général ne saurait être que descriptive.

Notons cependant d’emblée que supposer qu’un cadre constitutif de la pensée humaine dessine a priori des frontières de l’intelligible ne signifie pas qu’il ne puisse y avoir aucun changement ni progrès possible dans la représentation humaine du monde, mais plutôt que l’ensemble des évolutions dont nous pouvons faire l’histoire (comme, par exemple, le passage d’une explication mythologique de l’origine de l’univers à une explication dans les termes de la science naturelle, le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, ou toute modification de notre image du monde induite par le progrès scientifique) et que nous pouvons imaginer, aussi profondes et radicales soient-elles, ne peuvent être intelligiblement conçues que comme des évolutions sur le fond d’une structure qui, elle, reste identique :

« Il y a un noyau massif de la pensée humaine qui n’a pas d’histoire – ou du moins dont l’histoire n’a laissé aucune trace dans les histoires de la pensée. Il y a des catégories et des concepts qui, en ce qui concerne la nature fondamentale, ne changent pas du tout. Bien entendu, il ne s’agit pas des catégories et des concepts que l’on trouve dans les domaines spécialisés de la pensée la plus raffinée. Il s’agit des lieux communs de la pensée la moins raffinée. Et cependant ils constituent le noyau indispensable de l’équipement conceptuel des êtres humains les plus raffinés. Une métaphysique descriptive traite principalement de ces catégories et concepts, de leurs rapports réciproques et de la structure conceptuelle qui en découle ».

[Individus, introduction, p. 10.]

47 ‘‘It is possible to imagine kinds of world very different from the world we as we know it. It is possible to

describe types of experience very different from experience we actually have. But not any purported and grammatically permissible description of a possible kind of experience would be a truly intelligible description’’.

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Le contexte dans lequel s’enracine cette enquête transcendantale n’est plus celui – moderne – d’une psychologie des facultés, mais celui du tournant linguistique et, plus spécifiquement, de la philosophie du langage ordinaire. Méthodologiquement, le projet descriptif se revendique explicitement du second Wittgenstein et des collègues oxoniens de Strawson, Austin et Grice, en ceci qu’il entend chercher les règles de l’usage et la signification des concepts dans les emplois courants du langage, avec une attention portée aux contextes et aux intérêts pratiques et théoriques qui les gouvernent : « Jusqu’à un certain point, la meilleure méthode en philosophie, et même la seule qui soit sûre, est l’examen minutieux de l’emploi effectif des mots »48.

De manière corollaire, – et ceci intéresse particulièrement, comme on va voir, le traitement de la question sceptique – il partage le diagnostic selon lequel la philosophie a tendance à s’égarer hors des frontières du sens et à poser des problèmes insolubles en raison d’un manque d’attention à l’usage et parce qu’elle interroge les concepts en les abstrayant des contextes et conditions de leur emploi courant dont ils tirent leur signification. L’application de cette méthode conduit alors à une dissolution, plutôt qu’à une résolution, de ces problèmes en les identifiant à des pseudo-problèmes ou non-sens.

Toutefois, Strawson ne souscrit pas à une conception exclusivement thérapeutique de l’activité philosophique selon laquelle son travail ne pourrait consister qu’à dissiper les confusions philosophiques en nous ramenant à l’usage de fait du langage49. Le modèle d’une

métaphysique descriptive est plutôt celui de la grammaire qui, étudiant les usages particuliers de la langue, en fait émerger les règles tacites, immanentes, produisant ainsi une théorie générale de la pratique :

« De même que le grammairien (et surtout le grammairien moderne) travaille à produire un exposé ou une explication systématique de la structure des règles que nous observons sans peine en parlant grammaticalement, de même le philosophe travaille à produire une explication systématique de la structure conceptuelle dont notre pratique quotidienne nous montre doués d’une maîtrise tacite et inconsciente. […] Dans l’analogie de la grammaire on trouve la suggestion d’un système, d’une structure sous-jacente à exposer, et même d’une explication. Il y a la suggestion qu’on pourrait ajouter à la maîtrise pratique une compréhension théorique de ce qu’on fait en exerçant cette maîtrise ».

[AM, I, pp. 14 puis 16]

48 Individus, pp. 9-10 49 AM, I, p. 17.

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La pratique nous révèle doués d’une maîtrise de l’emploi d’un certain nombre de concepts fondamentaux. La philosophie a pour tâche de mettre au jour ou de rendre explicite les règles de cette pratique, visant ainsi à produire idéalement une compréhension conceptuelle générale de nous-même en tant qu’homme (‘‘general human conceptual self-

understanding’’50) ou du schème conceptuel constitutif de la pensée humaine en général. Ainsi, la dimension thérapeutique de la philosophie – dont on verra qu’elle est bien présente chez Strawson, notamment dans le traitement des questions sceptiques – est-elle, selon lui, subordonnée à sa dimension positive et explicative – au fait qu’elle propose une théorie générale de l’usage en exhibant la structure conceptuelle qui le gouverne.

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