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POUR + SUJET + INFINITIF

LA QUESTION DES ORIGINES

2.6. De la langue des « maîtres »

2.6.1. POUR + SUJET + INFINITIF

Il parait invraisemblable que le maître ait adultéré sa langue pour faciliter la communication entre l'esclave et lui. L'hypothèse de l'adaptation linguistique semble plus plausible : l'esclave a répété ce qu'il a entendu. Nous en voulons pour preuve le tour « Pour + Sujet + Infinitif » en créole.

En effet, en créole haïtien, on dit couramment :

Donne (z) le lui pour (afin) qu’il (le) mange ... pou mwen pa eksplozé

... pour que je n’explose Kité li pou manman li wè li

Laisse (z) le pour que sa mère le voie

Comparés au français standard, ces énoncés n’ont apparemment aucun lien avec la structure syntaxique du français, à part le lexique. En fin de compte, un assemblage de mots français dont la règle organisationnelle est à chercher ailleurs, pourrait-on penser. Or nous sommes en présence d’un héritage direct du picard qui, pourtant, dans la conception scripturale de ses textes ne méconnaît nullement l’existence du mode subjonctif. Pourtant, plus souvent à l’oral qu’à l’écrit, le locuteur ne s’attache pas aux règles de fonctionnement proches du français et se laisse aller à employer le langage du terroir. L.F Flutre [1970 p. 520] remarque à ce sujet que :

À Saint-Quentin une construction avec pour + infinitif accompagnée d’un nom ou d’un pronom sujet peut prêter à confusion, car on risque de prendre le sujet pour un complément d’objet : li donnan en patar pour li juez à coarte = « pour qu’il joue aux cartes » ; ch’étoi pour déjenné Messire Jan Mi-tro = « pour que messire Jan Mi-tro déjeune » ; faire le poeré pour hémé men poarin = « pour que mon parrain la mange ».

Il ne s’agit pas d’un emploi ancien de cette forme.

Elle est plus que jamais motivée dans le parler picard.

Car pour L-F. Flutre [id] :

Il est surprenant que des tournures aussi équivoques se soient maintenues, et pourtant l’on dit toujours : « une auge pour les chevaux boire, une écuelle pour le chien manger, une voiture pour moi aller promener, un outil pour toi travailler, etc. » Il y a, en réalité, fusion de deux constructions : pour + nom ou pronom et pour + infinitif : « une voiture pour moi aller = une voiture pour moi (et) pour aller... » On pourrait croire que cet emploi hors norme se borne à Saint-Quentin ou à la Picardie. Loin de là ! Jacques Chaurand [1968 p. 193-194], loin de le circonscrire à la Picardie, constate et précise que :« Le tour c’est trop difficile pour moi couper (=

pour moi pour couper) qu’on a dit être particulier à l’Est et au Nord-Est de la France se note à présent abondamment à Paris ; c’est souvent moi, toi, lui, vous qui suit pour : « une belle robe pour elle s’habiller », mais nous avons entendu : « un litre de vin pour mon mari emporter », « qu’il le donne pour les enfants jouer », etc. Le français exprime ainsi un sujet devant un infinitif, ce que d’autres langues romanes ont fait depuis longtemps (cf. H. Frei, La grammaire des fautes p. 93-94) ». Ainsi ce tour parfois considéré comme une particularité régionale est en réalité un fait de morphosyntaxe romane qui, après avoir été abondamment représenté en ancien français commun, continue à exister et tend même à gagner aujourd’hui de nouvelles couches dans la langue parlée. Comme l’ont déjà remarqué des grammairiens précédemment cités, entre pour et l’infinitif peuvent se trouver des substantifs aussi bien que des pronoms à la forme forte. Le pronom ou le substantif enclavés, correspondent au sujet logique du verbe. Dans le groupe ainsi constitué, l’indication de la personne est assurée par le pronom à la forme forte, au lieu que ce rôle soit tenu par le pronom sujet faible dans la tournure correspondante jugée plus correcte :

« pour que nous fassions du cassis » aura ainsi pour parallèle : « pour nous faire du cassis » ; de même « pour que je scie » se dira : pour moi scier ».

En ce qui concerne la motivation de cet emploi, que l’on pourrait, si l’on cherche bien, identifier comme l’héritage d’une ou de plusieurs langues africaines, tant il paraît inconcevable qu’il puisse venir du français (standard), Chaurand [id.] constate que :

« La tournure est si bien entrée dans les habitudes syntaxiques régionales que même lorsqu’un sujet explicite domine la phrase dont fait partie l’expression pour + infinitif, le pronom est habituellement exprimé. On dira « je fais cuire des pommes de terre pour moi manger à midi » plutôt que « pour manger à midi »... ou encore : « Si j’navais pas d’étriche pour moi étricher ma faux, ça n’était pas la peine, je n’savais pas m’en servir ».

Notre souci, en nous consacrant à ces considérations syntaxiques comparées, était d'établir de façon directe, sans spéculation ni supposition, les liens originels qui existent entre le créole d'Haïti et des dialectes du français. Il est parfois plus facile de décréter, voire d'identifier telle ou telle règle du créole comme un héritage du français dialectal. Cependant, il n'est pas toujours aisé ni évident de remonter à la source ; et les liens ne se laissent pas établir sans certaines difficultés. Mais, comment expliquer la prédominance de tel dialecte sur tel autre dialecte au moment de la formation d’une règle, comme s’il s’agissait d’un acte volontaire ? Pourquoi n’a-t-on pas un créole totalement conçu à partir du normand ? du saintongeais ? du picard ? ou de l’angevin ? Parallèlement au caractère consensuel du créole, il faut comprendre que la communication entre les différents groupes présents dans les Colonies était elle-même consensuelle dans la mesure où ils ne se comprenaient pas forcément [Dauzat, 1927 ; Wagner 1974]. Eu égard à leur racine commune, et par-delà des problèmes d’intercompréhension éventuels, l’extension des dialectes ne souffre nullement d’être cloisonnée. Et nous croyons que le développement du

français, en restreignant le domaine d’emploi des dialectes, a dû dresser aussi entre eux un mur qui les spécifie en les séparant et en les marginalisant. De ce point de vue, et surtout pendant la période de la formation des différents créoles, nous partageons l’analyse de Ferdinand Brunot [in Guiraud 1971, p. 19-20] lorsqu’il affirme que :

« Aucun groupe de dialectes, de quelque façon qu’il soit formé, ne saurait constituer une famille naturelle, par la raison que le dialecte (qui représente l’espèce) n’est lui-même qu'une conception arbitraire de notre esprit... C’est que les phénomènes linguistiques que nous observons en un pays ne s’accordent point entre eux pour couvrir la même superficie géographique. Ils s’enchevêtrent et s’entrecoupent à ce point qu’on n'arriverait jamais à déterminer une circonscription dialectale, si on ne prenait le parti de le fixer arbitrairement... C’est pourquoi je suis convaincu, conclut-il que, le meconclut-illeur moyen de faire apparaître sous son vrai jour la variété du roman consiste non pas à tracer des circonscriptions marquées par tel ou tel fait linguistique, mais à indiquer sur quel espace de terrain règle chaque fait ».

2.7. CONCLUSION

Il est aisément compréhensible que la morphosyntaxe du créole haïtien soit marquée de l’empreinte de divers dialectes du français, et c’est cette diversité aussi qui explique les difficultés auxquelles on se heurte lorsque l’on veut l’étudier sur le strict angle du français contemporain. Cette restriction peut également expliquer, sans pour autant les justifier, les spéculations que semble autoriser son étude, laquelle pourrait d’ailleurs se prêter à bien d’autres filiations, compte tenu des divers courants linguistiques qui ont traversé son histoire. Devant l'évidence de telles survivances, de

quelconque foi à la théorie de la simplification d’une quelconque langue du maître ? Oui, si l’on continue à penser que dans les plantations les maîtres, les commandeurs et les engagés, tous originaires de la métropole, parlaient une seule et même langue, en l’occurrence le français. Dans ce cas, il faut s'atteler à la démonstration de la complexification des créoles. Sinon, il faut prendre le parti risqué de considérer ces langues comme des formes encore simplifiées de la langue dont ils sont issus.

Nous inclinons à croire que les déportés d'Afrique ont répété ce qu'ils ont entendu dans les plantations, au contact des engagés et qu’ils ont puisé dans toutes les parties du discours (déterminants, substantifs, pronoms, verbes, adjectifs, prépositions…) de leurs compagnons d’infortune, pour créer de toutes pièces ce qui est devenu un moyen de communication, contrairement à la volonté primordiale du maître d’empêcher toute forme de communication entre eux. Et nous pensons que l'origine des troubles pathoglossiques observés chez bon nombre de locuteurs unilingues et bilingues créolophones remonte à l'époque où, dans un souci de promotion sociale, l'esclave s'est efforcé de reproduire le plus fidèlement possible le discours du maître.

Cette démonstration peut expliquer la nécessité pour nous d’établir au préalable, les liens entre créole et variétés dialectales françaises, comme nous venons de le faire.

CHAPITRE 3