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L’ENTREPRISE COLONIALE

1.3. Les populations en présence

1.3.3. LES ENGAGES

Les engagés sont des paysans, le plus souvent, en rupture de ban. Ce sont des hommes qui sont dans le désœuvrement total en métropole et qui sont recrutés pour une période de trois ans dans les colonies, néanmoins le paiement de la traversée par le maître pour qui ils doivent travailler, ce qui leur vaut d’être appelés « trente-six mois. » D’ailleurs, leur embauche peut être considérée comme la première tentative politique de lutte contre le chômage par la métropole, dans la mesure où il est fait obligation aux propriétaires qui en ont les moyens d’embaucher un certain contingent d’engagés. Compte tenu des exigences liées à l’embauche et au peu de rendement que les maîtres retirent de cette obligation, certains s’y plient malgré eux, d’autres enfreignent la loi. Selon Alain Roman (Alain Roman, 2001, p 28) « une directive de 1686 précisait que les engagés devaient être aussi nombreux que les esclaves. En 1699, le gouvernement fut obligé de se contenter de prescrire une proportion d’un engagé pour 21 Noirs. La réglementation, qui imposait à tout navire le transport d’un nombre d’engagés en fonction de son tonnage, s’avéra inopérante, même lorsqu’une amende fut instituée pour punir les armateurs et capitaines fautifs. »

Au début de la colonisation, ces engagés, majoritairement normands ou bretons, venus, eux aussi, dans le dessein de faire fortune, vivent rarement assez longtemps pour avoir le lopin de terre qui leur est promis au terme de leur contrat, victimes du travail harassant, du climat tropical. « Les tentatives pour acclimater aux Iles des Européens, observe Gaston Martin (1948 p. 20), même si certains convois d’émigration se composaient partiellement de paysans saintongeais ou vendéens, n’ont donné que des résultats décevants : grosse mortalité, rendements médiocres, retour au vagabondage crapuleux des ports pour les plus médiocres éléments. »

Les engagés ont un traitement assez proche de celui des esclaves. Bien qu’ils soient protégés par les mêmes textes législatifs et soumis aux mêmes exigences légales que les grands blancs et les petits blancs, certaines prérogatives leur sont formellement refusées pendant la durée de leur contrat. D’ailleurs, à certains égards, les hommes de couleur libres jouissent d’une meilleure estime de la part du royaume qu’eux.

C’est encore Gaston Martin (idem, p. 97) qui remarque que, lorsqu’il faut organiser et protéger militairement les colonies, « Le Roi y entretient une garnison de 1 500 à 3 000 hommes, qui renforcent, comme milice, toute la population blanche libre (c’est-à-dire à l’exclusion des « engagés » en cours de contrat) en état de porter des armes, et une maréchaussée de couleur (métis ou noirs affranchis) encadrée et commandée par des officiers blancs. » Faut-il y voir une assimilation de fait aux déportés d’Afrique réduits à la condition d’instruments parlants, de meubles ? Le traitement qui est infligé aux engagés semble permettre de l’affirmer. Il est difficile d’analyser les relations que cette infortune a pu créer entre esclaves et engagés.

Cependant, il faut croire qu’elles ont favorisé des solidarités entre eux. Et, ces solidarités se sont concrétisées d’une manière incontestable dans le domaine linguistique. Nous partageons le point de vue selon lequel les esclaves, étrangers les uns aux autres et dépourvus de moyens de communication inter-ethnique, souvent séparés dans le dessein d’empêcher tout contact entre eux, ont construit leur unité linguistique au contact des engagés.

Il ne serait pas fondé de penser que la population des engagés a totalement succombé à la rigueur ou à l’hostilité du climat tropical, avant la fin de son contrat. Ni les statistiques ni les archives ne permettent d’apprécier la proportion des décès.

Cependant, il est incontestable que certains survivent et se reconvertissent au terme de leurs trente-six mois. On les retrouve tantôt en concurrence avec les petits blancs qui ont fait faillite, et qui sont embauchés comme intendants ou comme « hommes

de métier » dans les ports, tantôt en concurrence avec les hommes de couleur libres comme petits commerçants, tantôt en concurrence avec les esclaves domestiques dans les emplois de régisseurs. D’ailleurs, concernant la concurrence avec les esclaves, il a été constaté qu’au XVIIe siècle, de nombreux Blancs sont engagés ou serviteurs. Mais peu à peu, avec l'accroissement du nombre des esclaves, ceux-ci remplacent les Blancs aux tâches subalternes. L'utilisation d'un esclave pour l'emploi de commandeur s'impose au début du XVIIIe siècle, comme le montre le père Labat :

« Il y a bien des Habitants qui se servent plutôt d'un Commandeur nègre que d'un Blanc. Sans entrer dans les raisons d'économie, je crois qu'ils font fort bien, et je m'en suis toujours bien trouvé. » Cet usage, d'ailleurs condamné par le ministre de la Marine et des Colonies, en 1737, est systématique à la fin du XVIIIe siècle : « Je suis très fâché d'apprendre que les habitants continuent à se servir de Noirs de préférence aux Blancs, pour les mettre à la tête de leurs habitations et pour les domestiques; cet entêtement pourra, un jour, causer beaucoup de désordres aux Îles. » (Frédéric Régent, Les hiérarchies internes à la population servile en Guadeloupe à la fin du XVIIIe siècle in l’esclavage, la colonisation, et après…, 2005, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, pp.110, 111 etFrédéric Régent, 2007, p.109) D’une manière générale, une fois son contrat terminé et l’ambiguïté levée sur son statut juridique, l’Engagé s’identifie socialement au Petit Blanc et dans une moindre mesure, tout au moins du point de vue économique, à l’homme de couleur libre. À ce titre, il partage leur rancœur et leur haine du Grand Blanc

Plusieurs centaines de milliers d’engagés sont transportées dans les colonies et font le succès de celles-ci jusque vers 1660. Mais, à la fin du XVIIe siècle, il est devenu nettement plus intéressant d’employer des esclaves. Le recours au service des engagés fut définitivement supprimé en 1774 (Alain Roman, 2001.)