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L’ENTREPRISE COLONIALE

1.4. Traite – Esclavage

1.4.4. LES PROFITS

Si l’on n’y prend garde, eu égard aux atrocités et aux horreurs qui ont marqué l’entreprise coloniale, on risque de perdre de vue quelle en a été la finalité et la réduire en une industrie malveillante et même malfaisante dont le dessein serait de décimer les populations africaines. On risque de prêter aux trafiquants d’hommes des intentions de génocide envers les populations déportées sans ménagement, comme le soutient une thèse contemporaine.

En effet, la visée principale des trafiquants est l’enrichissement, quitte à renier leur humanité. Les compagnies empruntent, investissent dans les moyens d’exploitation coûteux, des navires sillonnent les mers au risque de la vie des équipages qui les pilotent ; dans le cadre de ce que l’on appelle le commerce triangulaire : Les produits d’Europe servent à acheter des hommes en Afrique, ces hommes sont revendus dans les plantations d’Amérique comme du bétail, et le produit du travail de ces derniers est revendu en Europe.

Pendant cette période, l’économie française n’est pas des plus florissantes. A cette époque pré-industrielle, les concepts de tiers-monde, de sous-développement ne sont pas encore inventés. Sinon, ils pourraient s’appliquer à la situation calamiteuse et les difficultés économiques dans lesquelles la France se débat. L’essentiel des impôts arrachés à des petits commerçants et à une paysannerie empêtrée dans le mal de vivre

et à soutenir l’effort de guerres quasi permanentes entre ceux-ci, particulièrement l’empire britannique, et elle. Le chômage, le seuil de pauvreté ne sont pas des concepts mesurés objectivement par des données statistiques et portés à la connaissance de l’opinion publique. De sorte que la misère relève du domaine privé et ne semble toucher que la famille qui y est confrontée.

Certains produits courants et marginalisés passés aujourd’hui au rang de produits de base, sont pendant cette période, considérés comme des produits de luxe, hors de prix et même inaccessibles. Le sucre et le café sont utilisés, par ceux qui le peuvent, dans les grandes occasions.

Des hordes d’hommes affamés arpentent les routes à la recherche d’un emploi aléatoire qui leur permette de subvenir aux besoins strictement primaires de leurs familles. Bien sûr, à côté de tant de misères et de privations, une infime minorité de noble extraction, à l’instar de la Cour, vit dans le faste et dans l’opulence. En résumé, la France du début de la colonisation atlantique est une société où, à l’instar des pays sous-développés de la période post-industrielle, « beaucoup ont peu et peu ont beaucoup. » C’est dans ce contexte, à la recherche d’un nouveau souffle, que la France emboîte le pas au royaume ibérique, dans la traite, dans la déportation des Africains, après avoir décimé un pan entier des populations indigènes des Antilles.

Très vite, l’économie française change de cap et le niveau de vie de la population connaît une nette amélioration. « En fait, relève Jean Tarrade (Jean Tarrade, Jean Meyer, Annie Rey-Goldzeiguer, 1999, p. 265) le premier Empire colonial contribue largement au rayonnement français à l’extérieur et explique, en partie, le paradoxe d'une monnaie saine depuis 1726 dans un Etat au déficit budgétaire chronique. Ceci est même vrai si l'on tient compte des importations de l'Orient asiatique : les sorties

de métal précieux sont compensées par le revenu des colonies qui, par la réexportation des produits de semi-luxe, nourrissent le commerce français, en particulier vers les pays du Nord, mais aussi méditerranéens. »

La France découvre la joie de commercer, de gagner de l’argent. « Meure la France au travail » est l’un des objectifs de Colbert qui entend mettre fin à l’existence de deux France, une travailleuse et une paresseuse, la dernière étant celle qui est confrontée aux pires difficultés financières. L’objectif de Colbert est de fournir du travail à 5 millions de personnes par les seules activités maritimes. C’est la raison pour laquelle, bien avant l’introduction des déportés africains, les engagés seront envoyés dans les plantations des Antilles. « . Enfin, remarque Jean Tarrade (Jean Tarrade, Jean Meyer, Annie Rey-Goldzeiguer, 1999, pp. 265, 266), les colonies deviennent elles-mêmes progressivement un marché de moins en moins négligeable, et dont l'effet porteur va encore augmenter après la guerre de Sept Ans.

Le deuxième objectif colbertien était le développement espéré à la fois d'une flotte de commerce et d'une strate de grands marchands. L'objectif a été atteint : la marine de commerce française est la deuxième de l'Europe dès les années 1740 et ne cessera d'améliorer cette situation jusqu'en 1792. Quant aux groupes « capitalistiques » que forment les grands négociants, ils ne le cèdent en rien à leurs plus puissants rivaux de la façade de l'Europe occidentale. Ils ont donné aux pays de l'Ouest un singulier coup d'accélérateur qui a joué principalement au bénéfice du bassin d'Aquitaine, gros exportateur vers les colonies. »

Le visage économique de la France s’est transformé très rapidement. Même si tous

s’offrent à un grand nombre de familles. Les premières industries embryonnaires voient le jour et permettent un traitement plus gratifiant des matières premières. Mais c’est dans le domaine maritime que les plus gros efforts ont été consentis. Des fonds publics et privés sont investis dans le commerce triangulaire. Et les retombées financières sont au-delà de l’espérance des investisseurs. « Ainsi, sans sortir beaucoup de numéraire, observe Gaston Martin (Gaston Martin, 1948, p. 91) puisque presque toutes les escales s’alimentent par du troc, lui-même fourni aux ¾ par la Compagnie des Indes ou des matières premières issues du royaume, la traite a créé au cours du XVIIIe siècle un important drainage d’espèces. »

Par ailleurs, plus concrètement, Gaston Martin énumère l’ampleur des retombées financières et économiques des investissements français. Il est difficile de ne pas admettre les répercussions de ces profits dans la dotation du pays, surtout des villes portuaires, d’infrastructures qui vont le conduire à travers les siècles vers le développement qui est un privilège quasi réservé aux anciennes puissances coloniales. Ainsi donc, Gaston Martin (Gaston Martin, 1948, p. 91) inventorie « Des industries créées, des fortunes privées accrues, de même que l’opulence publique, des villes transformées, l’épanouissement social d’une classe nouvelle : les grands marchands, avides de plus en plus de jouer un rôle public, à la mesure de leur importance économique, et impatients de sortir de ce qu’ils appellent non sans outrance ni emphase « l’abjection et la servitude », tels sont sommairement résumés les traits essentiels dont le trafic négrier a marqué l’évolution de la nation française au XVIIIe siècle. Non moins originale ni moins essentielle est la civilisation qui, au même moment, s’est constituée, aux pays de la canne ; et qu’il faut appeler une civilisation de l’esclavage. »

Pourtant, il existe aujourd’hui une thèse qui voudrait que le rôle de la traite et de l’esclavage soit quasiment nul dans l’enrichissement de la société française. Cette thèse s’attaque à deux fondamentaux de l’analyse de l’entreprise coloniale. D’une part, les puissances esclavagistes européennes, dont la France, ne devraient pas leur enrichissement aux atrocités des traitements qu’elles ont infligés aux Africains. Cette démarche diminuerait la responsabilité de ces puissances esclavagistes dans les conséquences de la saignée pluriséculaire pratiquée sur l’Afrique. Ainsi elles ne seraient en rien redevable ni aux déportés ni à leurs pays d’origine. D’autre part, les puissances esclavagistes seraient les seuls artisans de leurs richesses, grâce à l’invention de l’industrie qui leur a été plus profitable que la main-d’œuvre servile.

Par conséquent, les esclaves ne se seraient pas battus pour recouvrer leur liberté.

Mais elle leur aurait été donnée par la seule volonté des maîtres qui n’avaient plus aucune utilité de leurs services. Pour ce qui concerne Robin Blackburn, il bat en brèche cette thèse et son mécanisme est vidé de sa substance lorsque le processus d’enrichissement est soumis à une analyse rigoureuse. Il prouve que si l’ère industrielle a permis de multiplier les richesses, le travail servile n’est pas une étape négligeable dans les jalons qui ont conduit jusqu’au développement économique les puissances européennes, notamment la France. Reconnaître le rôle joué par la « main d’œuvre servile » dans la prospérité des puissances coloniales n’amoindrit en rien le savoir-faire de ces dernières et l’habilité avec laquelle elles l’ont géré. En retour, ignorer ou méconnaître la contribution involontaire, même forcée des esclaves dans cette prospérité participe d’une analyse tronquée de l’histoire et relève d’une démarche qui s’apparente au révisionnisme. « Selon une vision classique des contradictions systémiques, constate Robin Blackburn (Robin Blackburn in l’esclavage, la colonisation, et après…, 2005, sous la direction de Patrick Weil et

incompatibilité avec un capitalisme industriel prospère. La variante de cette approche selon laquelle les profits engendrés par les plantations étaient insuffisants a été démentie par les recherches consacrées à l'économie des plantations… Du milieu du XVIIe siècle jusqu'au milieu du XIXe siècle, le produit du travail des esclaves et les échanges avec les plantations constituèrent un pôle dynamique du commerce atlantique. »

Par ailleurs, il (Robin Blackburn idem, pp. 138, 139) affirme que : « Si le travail des brigades d'esclaves était fortement productif en ce qui concerne l'agriculture de plantation ainsi que dans certaines branches de l'exploitation minière, il n'était pas particulièrement efficace - voire contre-productif - dans l'industrie, le transport commercial ou l'agriculture en général… »

« S'il existait une contradiction entre l'emploi d'une main-d'œuvre esclave et les relations sociales du capitalisme industriel ou la production généralisée de biens, conclut-il, il se pourrait qu'elle n'ait pas été avant tout économique ou en tout cas pas économique au sens étroit du terme. Il se pourrait que l'esclavage soit devenu vulnérable, à moyen ou à long terme, dans un environnement dominé par les forces et les conflits sociaux d'un capitalisme en marche. »