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Langues créoles et variétés dialectales

LA QUESTION DES ORIGINES

2.5. Langues créoles et variétés dialectales

Nous avons pris position en faveur de l’origine régionale ou dialectale du créole d’un bout à l’autre de cette démarche, tout en reconnaissant aux langues africaines la possibilité d’avoir joué un rôle dans la formation de celui-là, sous réserve que cela soit démontré.

De l’avis de certains, les esclaves auraient eux-mêmes forgé leur propre langue.

Selon Baissac [1880 - p. XI, XII] :

« La langue étant, avant toute chose, et mieux que toute chose, l’expression de la société qui la parle, demandons au créole lui-même de nous apprendre quel était l’état social de la population qui l’a fait pour son usage.

Ce sont des esclaves qui ont créé le patois créole, et la preuve en est facile à faire ».

Quant à Bouton [cité par P. Stein 1982 p. 26] il apporte une précision importante sur le « processus » de formation de la langue des esclaves :

« Nous nous accommodons, dit-il, à leur façon de parler qui est ordinairement par l’infinitif ».

Pour d’autres cette langue a simplement été fabriquée à partir d’un français élaboré que les esclaves pouvaient ne pas comprendre. Il n’a pas fallu grand chose pour que la communication s’établît entre esclaves et maîtres. Lambert-Félix Prudent [1980 p. 27] cite un extrait d’une lettre de l’abbé Mongin datée du mois de mai 1682 dans laquelle il révèle que :

« ... les nègres ont appris en peu de temps un certain jargon français que les missionnaires savent et avec lequel ils les instruisent, qui est par l’infinitif du verbe, sans jamais le conjuguer, en y ajoutant quelques mots qui font connaître le temps et la personne de qui l’on parle. Par exemple, pour dire : je veux prier Dieu demain, ils diront « moi prier Dieu demain » ou encore : « moi manger hier, toi donner à manger à moi » et ainsi en toutes choses. Ce jargon est fort aisé à apprendre aux nègres et aux missionnaires aussi pour les instruire, et ainsi ils le donnent à entendre pour toutes choses... ».

Nous n’avons pas pu nous empêcher de relever certaines discordances entre le début de la lettre et les informations que nous avons relatées concernant le processus d’apprentissage du français/formation du créole.

« Quand les vaisseaux nous ont mis à terre ces pauvres gens, dit la lettre de l’abbé Mongin [L.F Prudent id. p. 26], ce qui arrive plusieurs fois dans l’année, et qu’ils ont été distribués dans les cases des habitants, le Père missionnaire du quartier où sont ces nègres, nouveaux venus, s’informe de quel pays ils sont ; et si par exemple il trouve que celui qu’il voudra instruire est d’Ardes ou de Juda, royaume de Guinée, il dira à quelque nègre de son pays, qui est déjà chrétien, qu’il apprenne au nouveau les principes du Christianisme, et lui promettra récompense pour cela. Cet ancien nègre s’en acquitte le mieux qu’il peut, jusqu’à tant que ce nègre nouveau venu ait appris le français, ce qu’il fait en très peu de temps, dépendant en toutes choses de leurs maîtres et de leurs commandeurs, qui leur parlent toujours en français, et, pour de très bonnes raisons leur étant défendu de parler leur langue naturelle. Ils auraient même de la peine à s’entendre autrement, y ayant quelquefois dans une case des nègres de dix ou douze langues... ».

Les anciens nègres-pédagogues parlaient-ils français ou jargon ? Les maîtres parlaient-ils français ou jargonnaient-ils avec leurs esclaves ? Par-delà le caractère enchanteur de l’apprentissage décrit dans cette lettre, il reste toujours posé le problème de l’emploi de la langue par les Français débarqués dans les Colonies.

Parlaient-ils un langage châtié ? Une langue marquée du sceau de leur appartenance socio-géographique ? Rien ne paraît, aujourd’hui encore, moins sûr que l’explication du processus de formation du créole, si l’on ne se donne pas la peine de se plonger dans les langues et variétés régionales, de les comparer à la langue créole, à la faveur

de documents, bien que rudimentaires, non moins utiles, tels que les chants, les contes, les proverbes...

Bien qu’exprimé dans le même registre péjoratif qui caractérise toute l’introduction d’Étude sur le patois mauricien, et en dépit des réserves qu’elle nous inspire, nous partageons le point de vue de Baissac [1880 p. II, III] concernant les conditions dans lesquelles la langue créole, d’une manière générale, a été formée. Ce qu’il avance à propos de la variété du créole mauricien, vaut, selon nous pour toutes les autres variétés :

« Alors que, partout ailleurs, les langues, ayant du temps devant elles, sont sorties d’un long et patient travail de reconstruction... Le créole, au contraire, dut naître du jour au lendemain de la nécessité impérieuse qui s’imposait aux maîtres et aux esclaves de se créer, au plus tôt et coûte que coûte, un instrument d’échange quel qu’il fût. L’esclave a dû apprendre la langue du maître et la parler à l’instant ».

En effet, le mode infinitif conjugué, considéré du point de vue verbal comme la caractéristique essentielle attribuée à cette langue (pourtant inférieure) issue de l’adultération du français nous semble peu plausible aujourd’hui. Pourquoi en créoles emploie-t-on le verbe travay < travaille et non travayé < travailler ? bay < baille et non bayé < bailler ? On explique généralement les verbes en i par la chute du r ou de re final. Qu’est-ce qui empêche que ces verbes se soient formés sur des modèles du verbe normand mouri (mourir: en français standard infinitif présent) ?

Nous inclinons à croire que les esclaves ont répété ce qu’ils ont parfois mal entendu et transmis tel quel à leurs descendances dans les Colonies. Cette répétition plus ou moins fidèle paraît sinon la seule, du moins une des explications des nombreuses

L’explication selon laquelle les maîtres auraient parlé comme les esclaves paraît encore moins vraisemblable. Quand on sait que la vie dans la plantation était très hiérarchisée, on comprend vite la lacune d’une telle théorie. En effet au bas de l’échelle, si on peut l’y placer, se trouvait l’esclave dont le rêve était de s’affranchir ; l’esclave était placé sous la surveillance quotidienne d’un économe qui aspirait à devenir gérant pendant que le gérant guettait le départ du procureur qui s’est enrichi aux dépens du propriétaire qui passe le plus clair de son temps en Métropole. Or ce procureur n’a qu’un désir, devenir propriétaire aussi et s’établir en Métropole avec tout ce que cela comporte comme confort et satisfaction. D’un bout à l’autre de l’échelle, ceux qui sont aux commandes n’aspirent qu’à devenir propriétaires...

Pourquoi abâtardiraient-ils leur langage quand ils savent que la réussite sociale passe aussi par la maîtrise de la langue ? En raison de quel caprice ou de quel humanisme compromettraient-ils leur ascension sociale en se conformant à la façon de parler d’une classe servile ?