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LES PARVENUS ET LES AFFRANCHIS

RAPPORTS DES CREOLOPHONES A LEUR LANGUE

4.2. Bref état des lieux : Acteurs et langues en contact

4.2.1. LES PARVENUS ET LES AFFRANCHIS

La situation des parvenus n’est pas facile à analyser du point de vue psycho-sociolinguistique. Issus le plus souvent des milieux défavorisés, ils aspirent à l’ascension sociale à tout prix. Pris entre leur société originelle et la société à laquelle ils veulent accéder, ils sont capables d’un acte et de son contraire pour parvenir à leurs fins, au gré des circonstances. La langue créole est un lointain souvenir dont ils voudraient se débarrasser, comme d’un carcan qui ralentit leur progression. Le français, en revanche, est une arme qu’il faut savoir manier avec dextérité car la

maîtrise que l’on a de cette langue est proportionnelle aux avantages que l’on peut attendre de la société. Comme le zélé qui, à l’occasion, n’hésite pas à tirer sur les siens, le parvenu est capable de retourner l’arme linguistique, la langue idéale, contre ses anciens compagnons d’infortune pour leur imposer le respect. Tantôt maître à penser, tantôt directeur de conscience, aux yeux des siens (et non des autres) il assume un monde, une culture [Fanon, 1952, p. 30] qui leur sont fermés et auxquels ils ne peuvent accéder que par sa médiation. Dans les réunions formelles, les rencontres informelles entre soi, celui qui parle plus fort que les siens, c’est-à-dire qui maîtrise la langue idéale mieux qu’eux a le plus souvent le dernier mot, ou son avis est parole d’évangile.

Cependant, le contact avec la société (des gardiens du temple) à laquelle il aspire le tétanise, le prive de ses moyens. En face de l’autre (capable de le juger et de le condamner) il se sent comme rattrapé par son passé. C’est que les juges sont sévères dans ces juridictions et on ne pardonne pas à celui qui affiche une supériorité de faillir au devoir... [Fanon, 1952, p. 19], la compétition est rude et la disqualification soudaine et imprévisible. « Tout dernièrement, a raconté Pradel Pompilus [1961, p. 19] au cours d’une discussion sur un problème de méthode historique, l’un des deux adversaires disait à l’autre : « Après avoir lu sa réplique du samedi 21 novembre, nous avons relevé des perles qui ne font point honneur à quelqu’un qui se dit intellectuel et qui doit connaître d’abord les règles élémentaires de la grammaire française avant d’essayer d’analyser et de confronter les données combien difficiles de notre histoire nationale. Car il court le risque... de se perdre dans les arcanes de l’histoire et de mal interpréter les documents : 1) Ainsi dans cette phrase :

« que ces derniers même s’ils n’auraient pas voyagé à l’étranger... » On ne peut pas dire : s’ils n’auraient pas, mais bien : s’ils n’avaient pas !... » L’étendue du trouble

ainsi que sa complexité le rendent difficilement cernable. « Ici c’est l’homme noir en face de la langue française qui nous intéresse, avouait Fanon [1952, p. 21]. Nous voulons comprendre pourquoi l’Antillais aime bien parler français ». C’est une houlette. Loin de nous la prétention de répondre à la préoccupation de Fanon en une phrase lapidaire. Mais les manipulateurs de langue se donnent souvent une image de berger et distribuent le rôle de brebis à la masse. Et grâce à leur houlette, vraie arme à double tranchant, ils peuvent se faire craindre, admirer par les brebis et même faire mal au besoin.

Comme pour la vision de la langue, la crainte d’être désavoué par les gardiens du temple n’est pas un trouble inhérent aux seuls sujets qui ont été placés sous domination française. Bien que la France ait étouffé toute tentative de développement et d’utilisation d’une autre langue (en situation post-coloniale, néo-coloniale ou pseudo-néo-coloniale), il faut reconnaître que l’homme forge, dans une certaine mesure, ses rapports à la langue. Ainsi, dans le cas de la Jamaïque qui n’a pas été soumise à une politique culturelle répressive de l’envergure de celle que la France a appliquée dans ses colonies, David Decamp [1971 p. 26] relève que :

« The written compositions of school children are dull and vapid because the children are so fearful of lapsing into their native creole that they cannot express themselves freely... Some middle-class speakers become almost inarticulate in the presence of anyone of higher social status ».

C’est qu’aux mains de l’autre qui a la capacité de juger de la qualité du discours produit, la langue n’est pas moins une arme. Cela permettra de mieux comprendre les résistances opposées aux désirs de changement du statut de la langue de toute planification tendant à modifier les rapports entre les langues et allant vers une normalisation de la langue de la masse créolophone unilingue.

Avant d’analyser ou mieux avant de souligner quelques-uns des aspects des troubles du comportement des gardiens du temple liés à leurs rapports à la langue, nous signalerons deux derniers aspects concernant les parvenus (affranchis).

Premièrement, ceux qui n’ont pas la possibilité d’atteindre un certain niveau d’études, de passer un cap scolaire donné, sont facilement sujets à la fossilisation (ce terme utilisé en didactique de langue étrangère sert à désigner certains apprenants qui sont incapables de tout progrès parce qu’ils pensent qu’ils n’ont plus rien à apprendre dans la langue cible). Cela se manifeste par une incapacité d’analyser leur propre discours, de s’auto-corriger, c’est-à-dire de polir, de repolir leur discours (oral ou écrit), d’ajouter ou d’effacer [Boileau] ; leurs discours sont le plus souvent des mélanges de formules, de citations... dénuées de toute originalité. L’important c’est de parler, c’est d’occuper un espace inaccessible aux siens.

Deuxièmement, le parvenu ne sait pas toujours faire la différence entre les situations de communication qui commandent l’emploi de telle ou de telle langue. De la même manière, la notion de niveaux de langue n’existe pas pour lui. Pourvu qu’il se trouve dans un contexte social où son vis-à-vis est supposé être un autre, il lui parle dans la langue idéale, nous entendons le français. Pourtant, s’il découvre qu’il est en face d’un sien, il n’emploie pas forcément la langue naturelle, en l’occurrence le créole, inconscient des périls auxquels il expose la communication qui s’engage entre son interlocuteur et lui. Certains parvenus, parmi les moins avancés, peuvent employer un jargon truffé d’interférences phonologiques, lexicales et syntaxiques de la langue naturelle ; et le fait par leurs interlocuteurs, utilisateurs de la langue naturelle de ne saisir que des bribes d’un discours dans lequel se mélangent des niveaux de langues qui rendent difficile l’intercompréhension peut lui être totalement indifférent. Car

pour lui l’événement de communication est avant tout une occasion de se placer sur l’échelle sociale.