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LES HOMMES DE COULEUR LIBRES OU AFFRANCHIS

L’ENTREPRISE COLONIALE

1.3. Les populations en présence

1.3.4. LES HOMMES DE COULEUR LIBRES OU AFFRANCHIS

Au début de la colonisation, comme nous l’avons signalé, la hiérarchie juridique et sociale est simple : les Blancs et les Caraïbes sont libres, les Noirs sont esclaves. Ce schéma ne va pas durer. Dès le recensement de 1664, les premiers nègres ou mulâtres libres sont mentionnés. Appelés « libres de couleur », ils occupent bientôt des métiers exercés par les Européens (Frédéric Régent, in L’esclavage, la colonisation et après…, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, 2005 p. 110)

Pourtant, hommes de couleur libres ou affranchis constituent un groupe difficilement cernable dans la société esclavagiste. Du point de vue juridique, ils jouissent objectivement des mêmes droits que les Blancs. Socialement, il ne leur est pas interdit d’exercer les mêmes fonctions que ces derniers. Toutefois, dans la réalité, leur statut juridique est à mi-chemin du code noir et de la réglementation applicable aux libres. Ils rejettent les esclaves auxquels ils ne peuvent et ne veulent être identifiés, dans la mesure où ils disposent d’eux-mêmes ainsi que de la liberté d’aller et de venir. Cependant, dans la société coloniale, ils sont beaucoup plus considérés en fonction de leur ascendance : c’est que tout homme de couleur libre était ou aurait pu être esclave. « À l’origine, précise Gaston Martin (Gaston Martin, 1948, p. 115), les hommes de couleur libres ne devraient tenir leur statut juridique que de deux sources : ou bien ce sont des esclaves affranchis par leurs maîtres soit par acte judiciaire devant les tribunaux de bailliage, soit par suite d’un séjour dans la métropole où leur employeur néglige de faire confirmer son droit de propriété ou bien ce sont les descendants d’une femme libre et d’un esclave ; cas infiniment rare, de pareilles… erreurs ne laissant à peu près jamais de suites. Plus on avance dans le siècle, plus le recrutement s’élargit. Des « petits blancs » épousent leurs concubines et affranchissent ainsi de droit leurs descendants ; des mulâtresses, libres par cette

disposition légale, convolent, légitimement ou non, avec un esclave noir ; et comme le sort de l’enfant suit toujours celui de la mère au terme des dispositions du code noir, les rejetons sont, eux aussi, libres. » Nous ajoutons que certains esclaves peuvent disposer d’un lopin de terre qu’ils font fructifier en marge de leurs obligations. Ils vendent le fruit de leur récolte, en économisent les bénéfices, et ainsi, ils parviennent à racheter leur liberté. Ils vont donc grossir les rangs des affranchis ou des hommes de couleur libres.

En effet, toutes les classes possédantes considéraient les hommes de couleur libres comme des individus contre-nature dans l’économie coloniale. Ignorés par les grands blancs qui ont parfois cédé à la tentation d’aller vers des femmes de couleur et qui sont parfois leurs géniteurs, les hommes de couleur libres ont permis aux petits blancs d’assouvir leurs besoins d’exister par le mépris que ceux-ci leur vouent en raison de leur différence de pigmentation, même si socialement ils sont, dans la réalité, égaux et solidaires dans leurs désirs de combattre et d’éliminer la classe des grands blancs. Ainsi que l’a remarqué Robin Blackburn dans son article « une perspective comparée sur l’abolitionnisme et l’émancipation » (in l’esclavage, la colonisation, et après…, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, 2005, pp.162, 163.) « La stabilité politique-des colonies ou des États esclavagistes ainsi que la vulnérabilité de l'esclavage furent affectées de manière cruciale par la présence des libres de couleur. Dans le Nouveau Monde, l'esclavage ne pesait directement que sur les individus d'origine africaine. Les libres de couleur étaient une composante embarrassante, parfois même subversive, des formations sociales atlantiques. »

D’ailleurs, même les représentants de la couronne éprouvent quelques difficultés à considérer les affranchis comme des hommes réellement libres et à leur garantir la

démarches de ceux-ci afin d’obtenir l’abrogation d’une décision émanant du ministère de la Marine datée du 13 octobre 1766. En désespoir de cause, face à l’inflexibilité du pouvoir, ils vont jusqu’à finir par réclamer, eux parfois possesseurs d’esclaves, l’abolition de l’esclavage. « Tous les nègres, stipule cette décision, ont été transportés aux colonies comme esclaves ; l’esclavage a imprimé une tache ineffaçable sur leur postérité ; et par conséquent ceux qui en descendent ne peuvent jamais entrer dans la classe des Blancs. S’il était un temps où ils pouvaient être réputés blancs, ils pourraient prétendre comme eux à toutes les places ou dignités, ce qui serait absolument contraire aux constitutions des colonies. »

Jusqu’au lendemain de la Révolution, ils devront se battre pour faire reconnaître leur statut d’hommes libres. Dans la métropole, les groupes de pression favorables et opposés à leur égalité avec les Blancs s’affrontent. Les positions du Club des Amis des Noirs, qui s’inspirent de la démarche des Britanniques qui ont créé un club du même nom, sont combattues par les membres du Club Massiac, représentant les intérêts des grands planteurs recensés essentiellement chez les grands blancs. En effet, Gaston Martin (Gaston Martin, 1948, p. 182) affirme : « A Paris, le Club Massiac se préoccupait de la rapide évolution de l’opinion, dans un esprit hostile aux réformateurs. Bien décidé de se cantonner dans les seuls problèmes où ses membres avaient des intérêts directs, il entendait profiter de la situation pour présenter lui aussi et faire triompher les doléances de ses membres : maintien sans partage de la gestion des Colonies aux seuls « grands blancs », opposition formelle à toute modification au Code noir et au statut des hommes de couleur, affirmation de l’autonomie administrative de la colonie à l’égard de la législation métropolitaine, disparition de l’exclusif. »

Les affranchis ont, pendant des temps d’errance, commis des erreurs en pensant que leur seul statut d’hommes libres pouvait leur garantir la jouissance pleine et entière

de leurs droits civils au mépris des esclaves. À Saint-Domingue (actuelle Haïti), Ogé et Chavannes, deux illustres représentants de cette classe payent de leur vie, en subissant le supplice de la roue, par leur entêtement à vouloir revendiquer leur égalité avec les blancs tout en affirmant leur indifférence au sort des esclaves.

Cependant, dès qu’ils reviennent à des positions plus réalistes et plus raisonnables, ils sont légitimement désignés pour conduire la lutte de l’émancipation totale des hommes de couleur libres et de l’abolition de l’esclavage. Nous partageons l’analyse de Robin Blackburn (in l’esclavage, la colonisation, et après…, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, 2005 p. 189) lorsqu’il souligne que : « Les recherches qui minimisent ou ignorent le rôle des Noirs libres et des esclaves dans le mouvement abolitionniste et dans le processus d'émancipation se concentrent généralement sur les cas britannique et nord-américain. Non seulement cette approche est fausse pour ces cas, mais elle le serait encore plus si on l'appliquait à Saint-Domingue et Haïti, au début du cycle d'émancipation, ou à Cuba et au Brésil à son achèvement. » De ce fait, il ne semble pas exagérer d’affirmer que ce sont les hommes de couleur libres qui ont, pour leur propre bien, accompagné les soulèvements des esclaves. Et, au lendemain du départ des colons d’Haïti ou après la promulgation du texte relatif à l’abolition de l’esclavage dans les départements d’outre-mer de la Guadeloupe, de la Guyane, de La Martinique et de la Réunion, ce sont ces hommes de couleur libres qui ont redonné un souffle nouveau à ces anciennes terres dotées d’une vie culturelle à peine rudimentaire. Ils ont constitué, avec les blancs qui sont restés dans les départements français d’outre-mer, les nouvelles élites que l’on allait retrouver au levier de commande de toute la société néocoloniale.

Nous n’avons pas cru judicieux de traiter du sort des esclaves dans cette partie

coloniale. D’abord, pour les raisons de considérations juridiques que nous avons mentionnées : Blancs (grands blancs, petits blancs, engagés), hommes de couleur libres, d’un côté, esclaves, de l’autre, ne sont pas soumis au même code juridique.

Ensuite, eu égard à la complexité du trafic des esclaves, du mode vie de ceux-ci, de la manière dont ils sont traités, il n’eut pas été possible de rendre compte de manière valable de ses différentes facettes, même sans aucune prétention à l’exhaustivité.

Voilà pourquoi nous avons jugé utile de lui accorder un traitement à part. Il y sera question de la traite, de la marchandisation des esclaves (nous préférons ce mot à marchandisage ou à commercialisation réservés aux produits qui sont naturellement destinés à satisfaire les besoins des consommateurs dans le cadre d’une politique commerciale régulière.) Par ailleurs, les luttes séculaires des esclaves pour la liberté dénoncent la perception qu’ont les trafiquants des déportés en tant que biens meubles taillables et corvéables. Il serait difficile de rendre compte du marronnage qui est la résistance caractérisée des esclaves à leurs conditions, dans un simple développement consacré aux différents groupes présents dans la vie coloniale.

D’ailleurs, le Code noir ne les a pas considérés comme faisant partie des groupes en présence dans les colonies. En outre, leurs combats quotidiens contre l’état où ils sont réduits témoignent de leur refus d’être différents des autres hommes qui évoluent sur la scène coloniale, à quelque titre que ce soit.