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MARCHANDISATION ET PREJUGES RACIAUX

L’ENTREPRISE COLONIALE

1.4. Traite – Esclavage

1.4.2. L’ESCLAVAGE – TENTATIVE DE DEFINITION

1.4.2.8. MARCHANDISATION ET PREJUGES RACIAUX

Un des méfaits de la marchandisation a consisté à jeter les bases de sociétés fondées sur des critères liés à la pigmentation de leurs acteurs. Bien sûr, pour des raisons qui servent aux profits des maîtres, les hommes formés, détenteurs de connaissances utiles à l’exploitation des plantations et de l’industrie naissante des colonies, sont appréciés pour leur savoir-faire. Cependant, à formation équivalente, c’est la

coloration de l’épiderme qui fait la différence pour l’acquisition des candidats à la vente. Comme l’a souligné Frédéric Régent dans son article « Les hiérarchies internes à la population servile en Guadeloupe à la fin du XVIIIe siècle (Frédéric Régent in l’esclavage, la colonisation, et après…, 2005, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, pp.132, 133) :

« Le prix des esclaves n’est pas seulement représentatif de leur utilité économique, mais il est également révélateur d’une échelle de valeur raciale créée par les colons.

Pour ceux-ci, au-delà de leur qualification ou de leur état sanitaire, les esclaves sont un capital symbolique qui dépend de leur couleur. Les propriétaires utilisent cette double hiérarchie pour mieux asseoir leur domination sur la population servile. Ainsi, l'esclave qualifié aide le Blanc à dominer le cultivateur et le sang-mêlé agit de même sur l'Africain. Cette segmentation de la population crée des antagonismes très forts entre les esclaves et entrave leur unité d'action dans une éventuelle résistance. En effet, pendant les années 1790-1791, les rapports du gouverneur Clugny au ministère de la Marine et des Colonies mentionnent des complots déjoués par les dénonciations d'autres esclaves… »

Par ailleurs, avec un sens du détail qui nous ramène sur le théâtre infernal et déshumanisant de l’univers colonial, Frédéric Régent (idem p. 113) précise que :

« Les prix des esclaves nous sont donnés. Pierre, le raffineur -mulâtre, est le plus cher, il vaut 2.400 livres. Le charpentier et le commandeur, tous deux nègres créoles, valent 2.000 livres chacun. Les servantes et la blanchisseuse, négresses créoles ou sang-mêlé, valent entre 1.000 et 1.500 livres, les esclaves employés à la culture sont majoritairement africains (2 aradas, 2 ibos, 2 conguesses, 3 nègres créoles), valent un

âgé de 20 mois à 1 200 pour ceux. »

D’une manière générale, lorsqu’une habitation fait faillite, les nègres dits à talents sont les premiers vendus parmi « les biens meubles » du maître pour diverses raisons facilement compréhensibles. On se débarrasse avant tout des esclaves car on n’a pas beaucoup d’obligations légales envers les meubles proprement dits ; on se sépare des bouches à nourrir. Par ailleurs, l’esclave dit à talents constitue un investissement à court ou à moyen terme par la vente duquel le maître peut tirer un profit qui lui sert à sauvegarder un minimum vital.

Lorsque l’âge sert de critère à la vente/acquisition de l’esclave, sa pigmentation n’est pas moins présente dans l’appréciation que porte sur lui son ancien maître pour évaluer son prix. Il faut croire que son acquéreur y accorde une certaine importance, dans la mesure où il accepte d’en payer le prix sur la base de cette appréciation.

Frédéric Régent (Frédéric Régent in l’esclavage, la colonisation, et après…, 2005, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, p. 120) considère que :

« La couleur ou l’origine ethnique influe sur le prix des esclaves. Il faut analyser la relation entre ces deux éléments dans l'appréciation de la population servile. »

On sait que les maîtres avaient du mal à se conformer aux injonctions du Code noir qui interdisait les amours ancillaires. De ces relations naissaient souvent des enfants qui allaient grossir le rang des esclaves de l’habitation car les pères génétiques n’avaient aucun prétexte valable pour les y soustraire, dans la mesure où ils feignaient d’ignorer toute responsabilité envers les mères et leurs enfants. Le traitement privilégié auquel le métissage pouvait donner droit ou laisser espérer avait

une valeur compensatoire que le maître n’osait pas avouer dans la démarche du rachat, ne serait-ce que partiel, de son sang.

Par ailleurs, après avoir attiré l’attention sur la prise en compte de la discrimination fondée sur l’âge, le plus souvent au détriment de ceux qui ont été les artisans infatigables de la prospérité des colonies, à savoir les personnes âgées, il (Frédéric Régent in l’esclavage, la colonisation, et après…, 2005, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, p. 114) précise que :

« Les malades, infirmes et « surâgés » ont une valeur qui peut être nulle ou atteindre encore 1 000 livres pour un esclave « mestif» âgé de 3-8 ans mais «crevé». Les prix dessinent les contours d'une ébauche de hiérarchie. Au sommet, on trouve les qualifiés sang-mêlé ou créoles, les domestiques, puis les cultivateurs, les enfants, les infirmes et les vieillards. Tous les esclaves qualifiés ou domestiques sont créoles, ceux dont la valeur est la plus élevée sont sang-mêlé. Les maîtres ont choisi de confier des responsabilités d'abord à leurs enfants naturels (les sang-mêlé), ensuite aux esclaves nés dans la colonie, les nègres créoles. C'est donc l'ancienneté de l'esclave ou de sa famille sur l'habitation, ainsi que la parenté qui le lie à son maître, qui détermine sa qualification. Les Africains sont pour la plupart de simples cultivateurs. Moins dignes de confiance, encore en voie d'adaptation, ils sont généralement écartés des responsabilités. »

Par ailleurs, le maître impose par la proximité épidermique une forme de

« solidarité unilatérale » à l’esclave métissé, eu égard aux maigres retombées que celui-ci peut en attendre, qui lui sert gratuitement d’agent contre les autres esclaves.

colonisation, et après…, 2005, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, p. 121) relève que :

« L'analyse des graphiques permet de dégager une véritable hiérarchie des couleurs avec, au sommet de celle-ci, les sang-mêlé, puis les nègres créoles et enfin les Africains. »

Cette réalité décrite par Frédéric Régent n’est pas exclusive à la Guadeloupe. Haïti, la Martinique, entre autres, ont été des théâtres où la coloration de la peau a joué un rôle important dans la considération que l’on accorde aux esclaves. D’ailleurs, cette discrimination a laissé des séquelles dans les relations que les habitants de ces anciennes colonies entretiennent. Aujourd’hui, dans ces anciennes colonies, il est préférable d’avoir une coloration pigmentaire plus proche de celle de l’ancien colon que de celle de l’esclave africain. Des parents accordent une attention particulière à des enfants en fonction de la coloration de leur peau, des gendres et des bruts sont convoités en prévision de la coloration de leur future progéniture, des hommes et des femmes sontquotidiennement appréciés, évalués sur la base de ce critère, des petits-enfants sont préférés à d’autres pour le « bienfait » que la couleur de leur peau apporte à leurs grands-parents. Il faut reconnaître que certaines anciennes sociétés coloniales sont plus affectées que d’autres. La notion de couleur y est beaucoup plus présente dans les relations quotidiennes. Dans d’autres sociétés, les différences sont plus camouflées. N’empêche qu’elles existent et ressurgissent de manière sporadique dans les rapports.

Selon Frédéric Régent, (Frédéric Régent in l’esclavage, la colonisation, et après…, 2005, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, p. 136) : « La hiérarchie raciale issue de l'esclavage a laissé quelques traces dans la population. Il existe de

nombreux termes pour désigner encore aujourd'hui les individus selon la couleur de leur peau : nègre, Noir, chaben, rouge, métis, « po chapé» (peau sauvée)... Ce dernier terme, qui désigne une personne qui naît plus claire que ses parents, est une référence directe à la hiérarchie raciale telle qu'elle existait au XVIIIe siècle, où une couleur claire correspondait le plus souvent à une place élevée dans la pyramide sociale. » Nous faisons abstraction de la discrimination fondée sur l’âge et le sexe. Bien que l'enfer colonial ne fasse pas de différence entre le courage des hommes mûrs et celui des enfants et des vieillards, bien qu’il exige et attende le même rendement de la fragilité de la femme que de la virilité des hommes, dans les faits, il discrimine en fonction de l’âge et du sexe lorsqu’il s’agit de vendre et d’acheter l’esclave. « C'est en considération de sa capacité de travail, précise Frédéric Régent (Frédéric Régent in l’esclavage, la colonisation, et après…, 2005, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, pp. 116, 117) qu'un esclave est plus ou moins estimé. C'est entre 25 et 29 ans que l'esclave masculin entre dans la force de l'âge, mais il garde une valeur importante jusqu'à 50 ans s'il est un homme. Le savoir-faire professionnel acquis lentement compense alors la diminution de la force de travail. C'est entre 20 et 24 ans que le prix des femmes est le plus élevé. Il semble davantage lié à leur capacité reproductive qu'à leur force physique ou leur qualification professionnelle. »

Dans les départements français d’outre-mer de la Martinique et de la Guadeloupe, où plusieurs générations d’esclaves africains ont fertilisé de leur sueur et de leur sang les plantations de canne, de coton, de tabac…, certains habitants, de couleur pourtant, et de surcroît négroïde, refusent tout lien généalogique avec l’Afrique. Certaines familles considèrent comme une déchéance et une infamie le mariage entre leur fille et un Africain négroïde. Cette union peut avoir pour conséquence jusqu’à l’inimitié

groupe des « Békés » (de souche coloniale blanche) et une créole (d’origine africaine.) Cette décision peut être vécue comme un reniement par les autres membres de son clan. Dans cette Ile, « kenken » est le diminutif péjoratif pour désigner les Africains ; à lui tout seul, il exprime tout le mépris dont celui-ci fait l’objet aux yeux des négroïdes qui se réclament, sans sourciller, des Gaulois. En Guadeloupe où la présence des blancs est moins importante, le trouble lié à des considérations pigmentaires, est moins profond. À l’Ile de la Réunion lointaine, il existe des descendants de Blancs, les « Yab Chouchou », qui entretiennent des relations essentiellement endogames, ce qui serait la conséquence d’une certaine dégénérescence mentale et physique dans ce groupe. Le même phénomène existerait dans le groupe des « Békés » de la Martinique.

En Haïti, on pourrait avoir le sentiment que ce problème a été surmonté. Le mot homme se traduit par nonm ou par neg (nègre). Quelle que soit la coloration pigmentaire, le mot neg s’emploie pour tous les hommes. N’empêche que soit affublé du nom de « ti blan » (petit blanc) un enfant de teint clair. Toutefois, dans ce pays aussi, le préjugé de couleur est rampant, en état latent et peut se manifester dans les relations quotidiennes de manière subreptice.