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LES GARDIENS DU TEMPLE

RAPPORTS DES CREOLOPHONES A LEUR LANGUE

4.2. Bref état des lieux : Acteurs et langues en contact

4.2.2. LES GARDIENS DU TEMPLE

Les gardiens du temple (nous entendons par là les élites représentant ou perpétuant l’ordre colonial de quelque nature ou sous quelque forme qu’il se manifeste) ont le plus souvent le rôle des anciens gérants des plantations pendant la période esclavagiste. Ils représentent le maître absent (vivant en métropole) et sont les garants de l’ordre intellectuel. Leurs rapports à la langue ne sont pas exempts de pathoglossie. Nous entendons par là toute affection ou tout trouble du comportement relatif aux rapports d’un sujet à sa ou ses langues dans une situation de diglossie ou de conflits linguistiques.

Descendants d’une lignée de gardiens du temple ou de parvenus qui ont réussi à se hisser au rang de gardiens du temple, ils ont le plus souvent étudié dans l’ancienne métropole ou dans d’autres grandes universités du monde. La fréquentation d’universités étrangères leur confère une certaine notoriété, une certaine respectabilité et un droit de regard certain sur la vie de la cité.

Placés aux postes de décisions, ils influencent les compartiments de la vie publique situés dans leur zone d’influence et agissent par corporatisme dans le dessein d’assurer la main mise d’un petit groupe sur les instances responsables de la planification. Professeurs d’universités, médecins ou pratiquants d’autres professions libérales, ils ont audience dans tous les secteurs de la presse (écrite, télévisée ou radiodiffusée) ; certaines fois, ils sont même propriétaires d’organes de presse. Ces outils médiatiques leur permettent de véhiculer une idéologie qui n’est pas sans influence sur les parvenus et sur la masse des unilingues. Car ils débattent,

argumentent, prennent position la veille et la masse réagit le lendemain très souvent favorablement à leur discours.

D’une manière générale, les rapports des élites à la langue sont ambigus et permettent une meilleure analyse des comportements pathoglossiques. Toutefois, on peut retrouver chez certains de ces sujets, toutes proportions gardées, des traits présents chez un parvenu pathoglossique.

D’abord le gardien du temple aime le beau parler. Il met un point d’honneur à parler la langue du maître qu’il manie avec une rare dextérité. Il aime citer des auteurs non pour étayer son argumentation mais pour montrer qu’il les a lus et ainsi mystifier ses interlocuteurs. Il est le chantre de la beauté et de la fine subtilité de la langue du maître. Il éprouve du plaisir à la parler et accapare le rôle de défenseur de son immuabilité. Il met un point d’honneur à la parler avec fidélité et respect. Pour lui la langue du maître n’est pas, avant tout, un moyen de communication mais un objet de vénération :

« ... De tous les pays hors de France, s’enorgueillit Faine [1981 - cf. 1936, p. 1] Haïti est l’unique pays qui ait pour langue officielle le français ; l’Haïtien adore le parler, et le parle, confesse-t-il non sans une certaine piété, avec une pureté, une élégance qui frisent la coquetterie ».

Il va de soi que ce dithyrambe date d’avant les indépendances africaines survenues dans les années 1950. Toutefois, des Haïtiens s’enorgueillissent d’être les seuls représentants de la langue française à l’Organisation des Nations unies (ONU) parmi les pays du continent américain. Une manifestation pathoglossique proche de la schizophrénie chez le gardien du temple consiste en l’expression d’une fierté pour lui

colonisateur. Il faut éviter toute critique sévère, aussi objective qu’elle puisse être, concernant la langue du maître, héritage idéal qu’il faut garder de toute « souillure ».

Pradel Pompilus, l’un des premiers diplômés haïtiens de la Sorbonne, professeur d’université et conférencier, dans sa thèse de doctorat exprime bien cette attitude ambiguë par rapport à la langue du maître. Nous n’avons pas la prétention d’analyser son discours. Cependant nous nous étonnons du choix des mots, lesquels traduisent à la fois la rupture et la continuité [Pradel Pompilus, 1961, p. 17, 18] :

« Quand nos ancêtres se sont rendus indépendants en 1804 et qu’ils ont voulu faire connaître au monde, dans un acte d’indépendance solennel, leur détermination de vivre « à jamais séparés de la France », c’est à la langue de leurs anciens maîtres qu’ils recoururent à cette fin, puisqu’elle était entendue dans le monde entier. Ils acceptaient ainsi, dans l’ensemble de l’héritage colonial, la langue française comme langue officielle du nouvel État. Elle l’est demeurée sans discontinuité, en dépit des velléités de changement, des contraintes, des menaces et des suggestions de toutes provenances. La constitution de 1918, votée en pleine occupation américaine, a même, pour la première fois, consacré dans un article spécial le vœu des fondateurs de la nation : le constituant pensait préserver, par cette disposition, un bien appartenant au patrimoine national, contre la menace que représentait la langue de l’occupant. Le français est donc aujourd’hui en Haïti la langue de l’administration, de la justice, de l’enseignement. Il se transmet par la voie orale, de génération en génération, dans un petit nombre de familles, mais pour tous ceux qui le parlent, il se maintient par la radio, le film, le disque et surtout le livre, le journal et l’école qui l’enseigne à coups de grammaire, d’exercices grammaticaux, de dictées et d’explications de textes, et qui utilise, de façon générale, les manuels préparés en

France. Le contact d’éléments français avec la masse de la population ne joue pas dans la circonstance un rôle éminent ».

Iconoclaste est toute démarche qui ose remettre en question le bien fondé de l’hégémonie de la langue du maître le plus souvent employée au détriment de la masse des locuteurs unilingues. Avant d’être un moyen de communication, la langue idéale est un objet de vénération auquel les élites vouent un culte empreint d’une rare solennité. La prise de position contre cet objet de culte est une offense et une profanation que les adeptes ne pardonnent pas. En témoigne cette réponse du Dr Auguste Nemours, [Pompilus, 1961] lauréat de la faculté de médecine de Paris, à des incrédules qui exaltaient les mérites de la culture anglo-saxonne :

« Dans le miracle de notre indépendance et dans le tumulte de nos origines, la fortune complaisante nous a laissé deux outils, instruments les plus parfaits pour la régénération de notre société : une langue, la plus claire, la plus sobre, la servante la plus souple et la plus intelligente de la pensée que le monde ait connue, depuis que la Grèce n’est qu’une terre de souvenirs ; une doctrine, la plus désintéressée et la plus généreuse... Ces outils sont deux forces d’égale puissance, inappréciables leviers qui nous permettraient de déplacer ces poids de préjugés et d’ignorance sous lesquels nous sommes menacés de succomber. Gardons-les précieusement de la rouille du temps et de la moquerie des incrédules » (Sur le choix d’une discipline, Cap, 1909, p. 53-253 cité in Pompilus 1961, p. 18).

Non moins pathoglossique est cette déclaration exclusive de Dantès Bellegarde [ibid.] qui semble réduire la nation haïtienne à une minorité en faisant abstraction inconsciemment de la masse unilingue. Et, s’il en est encore besoin, ce panégyrique prouve l’incapacité de certains gardiens du temple à être patriotes dès qu’il s’agit de