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ESCLAVAGE : STATUT OU ÉTAT ?

L’ENTREPRISE COLONIALE

1.4. Traite – Esclavage

1.4.3. ESCLAVAGE : STATUT OU ÉTAT ?

La question du statut ou de l’état de l’esclave relève de considérations sociologiques.

Et, de prime abord, elle ne semble pas d’une importance capitale. Cependant, sa compréhension se révèle très vite indispensable lorsque que l’on veut appréhender la résistance acharnée que des esclaves ont opposée, génération après génération et

siècle après siècle, à la condition servile. Il faut reconnaître que cette question n’a pas suscité d’enthousiasme particulier chez les historiens qui ont travaillé sur l’entreprise coloniale, d’une manière générale. La notion de statut a souvent été employée sans que cela fasse l’objet d’un questionnement, sans qu’on lui attribue une spécificité. Certains considèrent l’esclavage comme un statut social, sans conviction. D’autres se contredisent en récusant la notion de statut tout en s’oubliant au point de parler du statut des esclaves. Le sociologue canadien Guy Rocher apporte un éclairage utile à la compréhension de la notion de statut. En effet, selon lui (Guy Rocher, 1968, pp. 113, 114), « Dans la société traditionnelle, les deux axes qui sous-tendent l’organisation sociale confèrent aux personnes des statuts dont les fondements sont purement biologiques : liens du sang et âge. C’est ce qui a fait dire à Ralph Linton, précise-t-il, que dans ce type de société la personne jouit d’un statut assigné (« ascribed status ») c’est-à-dire d’un statut qu’elle reçoit à la naissance ou à différentes étapes de sa vie sans devoir le gagner ni sans avoir nécessairement à le mériter (par exemple, statut de fils, de beau-frère, de jeune, de vieillard.) Par contre, dans la société industrielle, c’est le statut acquis (« achieved status ») qui devient dominant, c’est-à-dire le statut social qu’une personne obtient par ce qu’elle fait, qui résulte de sa propre activité, c’est donc un statut qu’elle peut tenter d’ « améliorer », si elle le veut ou si elle en est capable. »

Cet éclairage permet d’éviter d’attribuer tant le statut acquis que le statut assigné à l’esclave. Le statut acquis, dans la mesure où il ne lui est pas reconnu la condition de fils, de père ou de mère. En qualité de propriété du maître, il ne lui est pas permis de posséder quoi que ce soit que le maître puisse s’approprier. Il a un rôle de géniteur, de procréateur et les enfants issus de ses unions ou de ses liaisons font partie de la

contrairement à la législation anglaise, on pouvait vendre séparément les membres d’une même famille, dans les colonies françaises, en signe de représailles envers les esclaves qu’on avait du mal à soumettre.

Le statut assigné, dans la mesure où cela paraît sordide de considérer les

« améliorations » qui pouvaient survenir dans sa vie en termes de promotion. On sait qu’il a existé des conditions différentes parmi les esclaves (esclaves domestiques, esclaves à talents, esclaves de plantations). Cependant, si certains esclaves ont accepté leurs conditions ou même s’y sont complus, il n’est pas autorisé, à partir de ces cas individuels, eu égard aux révoltes et aux atrocités qui les ont réprimées, de confiner tous les esclaves dans un statut social qu’ils auraient vécu comme naturel. Il n’en a pas été dans les plantations antillaises, comme il en a été des serfs, à l’époque féodale, qui ont accepté leur asservissement et les humiliations qui les accompagnaient parfois comme relevant d’une norme sociale qui s’impose à eux, et qu’ils doivent vivre comme un sort prédestiné.

Toutefois, la question ne se pose pas de la même manière dans toutes les sociétés où se pratique l’esclavage. Comme nous venons de le souligner, certains esclaves à talents à Rome, en Grèce ou en Turquie, entre autres, pouvaient avoir un statut de contractuel, le temps de s’acquitter d’une dette, par exemple. Non seulement ils pouvaient nourrir l’espoir de travailler pour recouvrer leur liberté, d’où, à Rome, la notion de peculum (d'où vient le mot pécule : épargne que se constituent les esclaves sur les gains d'une activité le plus souvent artisanale ou commerciale et qui en droit appartient au maître, mais dont ils disposent à terme pour racheter leur liberté), mais les conditions de vie leur laissait à peine le sentiment d’être des esclaves. On sait qu’en Turquie, par exemple qu’une armée était constituée essentiellement d’esclaves

conditionnés dès leur plus jeune âge à cette fin. Qu’on se rappelle qu’à Rome, certains fonctionnaires étaient des esclaves. Ces derniers songeaient-ils à s’affranchir ? Nous ne savons pas. Cependant, aucune privation du choix de son mode de vie, en fonction de l’idée que l’on se fait du bonheur, aucune restriction de la liberté d’aller et de venir, renforcée par le travail forcé, ne peut être considérée sciemment comme un statut, sans dédouaner ceux qui se sont livrés au commerce circuiteux.

Pour avoir une idée juste de la vision de l’esclave africain sur son sort, sur sa condition, il est important de savoir que, comme dans toute société organisée, les sociétés africaines qui pratiquaient l’esclavage obéissaient à un certain code de conduite. Elles étaient soumises à des règles en la matière, comme il en est d’ailleurs, aujourd’hui encore, d’un code de guerre, dans les sociétés modernes. De ce fait, on pouvait être tenté de parler d’un statut de l’esclave. Il y allait, dans une certaine mesure, d’une sorte de code de l’honneur. L’esclave travaillait pour s’acquitter d’une dette ou par ce qu’il avait perdu une guerre. Dans ce dernier cas, il le considérait comme la conséquence d’une faillite personnelle qui a donné le dessus à l’ennemi au point d’être réduit à l’esclavage. La pratique de la traite et ensuite les conditions de vie des esclaves dans les plantations antillaises n’avaient aucune commune mesure avec les conditions de vie auxquelles étaient habitués les esclaves capturés ou soumis volontairement, dans le cas des endettés, en Afrique. « Les notions africaines de servitude, a observé Frédéric Régent (Frédéric Régent in l’esclavage, la colonisation, et après…, 2005, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, p. 156) ont dû jouer un rôle dans l'acceptation de leur sort par les captifs, mais la férocité systématique des brigades d'esclaves et la brutalité du système de vente entraient en

l'esclavage était souvent un statut transitoire. Aux Amériques, il était généralement permanent et héréditaire. »

Pour souligner la difficulté que le concept de statut pose à certains historiens, nous relevons, par exemple chez Gérard Barthélemy, (Gérard Barthélemy, 2000, p. 22) un emploi contradictoire tout à fait de bonne foi. En effet, il cite Claude Mellaissoux qui va jusqu’à parler de statut de meuble « Selon les critères de Mellaissoux dans son ouvrage, sur l’Anthropologie de l’esclavage, ce qui, en effet, caractérise véritablement l’esclave, fait-il remarquer, c’est moins son statut de bien meuble… » Pourtant, c’est encore lui, (Barthélemy Gérard, 2000, p. 207) qui, en évoquant les conditions atroces dans lesquelles évoluaient les esclaves, parle d’eux en ces termes :

« Ces hors statut, ces non nés ne peuvent se réclamer d’aucun titre d’insertion dans leur nouvel environnement. Tous les liens sociaux qui faisaient, auparavant, de chaque individu une personne, sont systématiquement détruits ; les familles sont dispersées au hasard des enchères et les ethnies sont séparées afin de ne pas risquer de constituer, par la suite, des groupes trop cohérents au sien d’une même plantation. »

Dans un article que Robin Blackburn a titré « une perspective comparée sur l’abolitionnisme et l’émancipation » émaillé de précautions, et qu’il présente comme étant « parfois une liste récapitulative, parfois des généralisations qui s'efforcent de ne pas être trop générales ou, simplement, de ne pas être fausses », il (Robin Blackburn in l’esclavage, la colonisation, et après…, 2005, sous la direction de Patrick Weil et Stéphane Dufoix, pp. 137, 138) déclare que : « La fin de l'esclavage dans le Nouveau Monde constitue un test capital et pertinent pour tout modèle de changement macro-social. L'esclavage était au milieu du XVIIIe siècle un statut social et une catégorie

assez bien définie pourtant il avait complètement disparu des Amériques à la fin du XIXe siècle. Il n'avait pas dépéri; il avait été abattu en grande partie par des lois d'émancipation précises ainsi que, dans des proportions qu'il nous faudra évaluer, par la révolte. »

Le statut suppose une reconnaissance mutuelle et tacite des différences intériorisées par chacun des groupes en présence. C’est ce qui explique les efforts des acteurs des classes laborieuses ou des classes défavorisées pour évoluer vers les classes aisées en tentant d’accéder à ce que l’on appelle couramment aujourd’hui l’ascenseur social.

C’est ce qui explique aussi que celles-ci font tout pour s’y maintenir. La démarche de celles-là s’inscrit en droite ligne dans la description que Guy Rocher fait du « statut acquis. »

Parler de l’esclavage, surtout tel qu’il a été pratiqué à partir de la traite coloniale, comme un statut, revient à légitimer toutes ces opérations d’exploitation de l’homme par l’homme fondées sur la systématisation de la désocialisation puis de la déshumanisation de l’esclave.

Il est inconcevable de considérer comme un statut la position non encadrée par des normes partagées par toutes les parties, non conventionnée par aucune reconnaissance de la part de l’esclave de la légitimité d’un autre homme de l’asservir.

La pratique de l’esclavage aura été la plus grave atteinte que l’homme ait portée à sa propre intégrité et à son essence. Il a méconnu en l’autre ce qui fait de lui ce qu’il est

En fin de compte, ne serait-ce pas l’esclavagiste qui aurait renoncé à son humanité dans sa volonté de déni de celle de l’esclave ?

C’est dans ce sens que semble s’orienter le discours de Victor Schœlcher qui ne parle pas de statut mais de condition de l’esclave. En effet, selon lui (Victor Schœlcher, 1948, p. 52) « la logique veut qu’une société, quelle qu’elle soit, trouve les moyens de se conserver ; quand la société est contraire à la nature, elle ne peut se garder que par des lois contraires à l’humanité. Plus l’obéissance que l’on exige est difficile, plus la peine contre la désobéissance doit être impitoyable et l’on arrive, s’émeut-il, à donner 43 coups de fouet à une femme de 66 ans. » Remarquons que l’auteur fait allusion à l’une des scènes de flagellation auxquelles il lui a été donné d’assister. La société contre-nature dont il parle n’est pas fondée par les esclaves. Donc la question du renoncement à l’humanité reste sérieusement posée en ce qui concerne les fondateurs de cette société.

Par ailleurs, dans son vibrant plaidoyer en faveur de la liberté des esclaves et surtout de leur égalité fondamentale avec leurs prétendus maîtres, il (Victor Schœlcher, 1948, p. 101) affirme avec force que « arrivés au point où nous en sommes, la question de fond est décidée depuis longtemps : le nègre naît essentiellement libre, puisque les hommes ont fait de la liberté un de leurs attributs primitifs ; le pacte même qui l’aurait fait esclave est illégal, puisqu’il n’a pas été réciproque, et qu’on ne lui a rien donné en échange de sa personne : le droit du premier propriétaire était par conséquent nul, comme étant établi par la force contre le principe ; et celui du propriétaire actuel est sans valeur, comme n’ayant pu lui être transmis qu’entaché de nullité radicale, quoique cimenté par des centaines d’actes, de rois et de

parlements. » Naturellement, ici, il faisait allusion à la vente et revente des esclaves.

En un mot, il proclame que le statut de l’homme réduit à l’esclavage ne peut s’affirmer et se vivre que dans la liberté.