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Suicide et travail, une imputation complexe

Dans le document La santé mentale,l’affaire de tous (Page 83-88)

Le suicide est un phénomène qui préoccupe l’ensemble du corps social, mais sa causalité directe n’est pas aisée à établir. Les cas de suicide dans lesquels le travail est mis en cause ne sont pas un phénomène nouveau. Des cas sur les lieux de travail ont commencé à être rapportés par les médecins du travail vers la fin des années 1990. On peut ainsi rappeler quelques situations notoires : plus d’une dizaine de décès par suicide identifiés en quelques semaines dans la Police nationale au printemps 1996 ; cinq suicides et deux décès pour problèmes de santé sur le site industriel de Mermot, une usine de maintenance de matériel aéronautique, entre mai 1997 et mai 1998 ; trois suicides de salariés du technocentre de Renault à Guyancourt, chez eux ou sur leur lieu de travail, d’octobre 2006 à février 2007 ; vingt-cinq suicides de salariés de France Télécom entre janvier 2008 et l’automne 2009.

Cette énumération illustre bien une difficulté de l’analyse du lien « suicide-travail ». Il n’y a pas de registre national ni de données nationales permettant de suivre l’évolution du nombre des suicides sur le lieu du travail et a fortiori liés au travail. Seule une étude menée en 2003 en Basse-Normandie apporte un éclairage à l’échelon régional : les 55 médecins du travail, sur 190 ayant participé à l’enquête, ont signalé, de 1997 à 2001, 107 cas de suicides ou tentatives de suicide qu’ils estimaient liés au travail, dont 43 ayant entraîné un décès et 16 un handicap grave. Pour sa part, Christian Larose, vice-président du Conseil économique, social et environnemental, évalue à 400 le nombre de suicides liés au travail chaque année.

La question de l’attribution du rôle du travail doit être différenciée selon que le suicide est commis sur le lieu de travail ou que dans la lettre laissée par le suicidé le travail est mentionné. Ces critères ne prouvent pas que le travail est la seule cause des suicides en question (ce n’est presque jamais le cas). L’imputation exige théoriquement une reconstitution plus poussée des circonstances et motivations de l’acte (voir infra la méthode de l’autopsie psychologique). Toutefois, sans donner un statut de preuve à ces deux

1 - Cette situation pourrait de nouveau changer, avec le vieillissement des générations

« sacrifiées », i.e. celles nées entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960, qui ont le plus souffert de l’extinction des Trente Glorieuses. Il faut enfin souligner que les données disponibles montrent une corrélation entre crises économiques et suicides plus forte chez les hommes que chez les femmes ; tout comme la « crise générationnelle » ne touche que les hommes et pas les femmes. La forme de la courbe des suicides féminins adopte un profil différent, très nettement plus plat et stable dans le temps. On peut faire l’hypothèse que les femmes transfèrent vers d’autres expressions de mal-être leurs tensions psychosociales.

comportements (le lieu de travail et/ou un message mettant explicitement en cause des éléments de la vie de l’entreprise), on peut leur conférer un statut d’alerte, appelant une exploration du climat de l’entreprise.

L’imputation du suicide au facteur « travail » est donc une question ouverte.

Or, elle conditionne l’indemnisation des familles des victimes pour accident de service ou du travail, et l’issue des recours auprès du tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS)1. Quelle réponse lui apporter ? Deux méthodes d’expertise sont envisa geables : la statistique et l’autopsie psychologique.

Dans le cas de la France, leurs préalables respectifs n’apparaissent pas suffisamment acquis :

le recours à la statistique permet théoriquement d’infirmer ou de confirmer, – toutes choses égales par ailleurs, la sur-suicidité (dans une catégorie socioprofessionnelle, une branche, un établissement, etc.). Mais la rareté du phénomène et l’insuffisance des données ne permettent pas en France la mise en œuvre d’une démarche statistique concrète : risque de sous-déclaration des suicides, absence de données nationales, petitesse des échantillons par entreprise, choix de la population témoin retenue pour la comparaison… La contribution d’experts et, parmi eux, de statisticiens, peut s’avérer précieuse pour affiner les évaluations. Il faut se garder toutefois de toute interprétation hâtive dans un sens ou un autre2. La statistique n’est sans doute pas encore en mesure de trancher ces débats ;

le recours à l’autopsie psychologique de cas, pour une analyse des facteurs – de risque fondée sur la reconstitution de l’environnement psychosocial d’un individu qui s’est donné la mort. Bien que pratiquée et reconnue dans une quinzaine de pays, l’autopsie psychologique est à peine émergente en France. Elle a de plus jusqu’ici été très peu appliquée à la sphère professionnelle. Elle exige des garanties élevées de professionnalité (rigueur et déontologie dans le recueil d’information auprès de l’entourage puis dans l’interprétation). Enfin, en tant qu’acte couvert par le secret médical, ses usages sociaux, à des fins de connaissance mais aussi de preuve dans la sphère judiciaire, requièrent un encadrement strict3.

1 - Le tribunal des affaires de sécurité sociale de Nanterre (Hauts-de-Seine) a examiné en octobre 2009 une demande de « reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur » de la famille d’un salarié de Renault qui s’était suicidé en 2006.

2 - Voir Padieu R., « Sur une vague de suicides », La Croix, 20 octobre 2009. René Padieu est inspecteur général honoraire de l’INSEE et président de la commission de déontologie de la Société française de statistique. Il s’est prononcé contre l’hypothèse d’une « vague de suicides » au sein du personnel de France Télécom. Dans cette entreprise de 100 000 personnes, 25 suicides en 20 mois ont été recensés, dont la grande majorité concerne des fonctionnaires hommes, de plus de 50 ans et techniciens. Ces chiffres, au regard des données en population générale, ne feraient pas apparaître de sur-suicidité. Toutefois, plusieurs observateurs ont fait remarquer que pour comparer deux populations, encore faut-il qu’elles soient comparables sur leurs caractéristiques au regard du suicide. Il n’est pas évident que l’ensemble des suicides des salariés de France Télécom soient répertoriés, notamment ceux survenus dans la sphère privée.

Enfin, en population générale sont comptées des populations fragiles (chômeurs, populations marginales, malades mentaux) qu’on ne rencontre pas ou peu en entreprise.

3 - Dans l’affaire déjà citée au TASS, l’employeur a utilisé pour sa défense les résultats d’une autopsie psychique réalisée dans le cadre de l’expertise menée par le cabinet Technologia.

Chapitre 3

Encadré n° 10

Les enseignements de l’autopsie psychologique

Pratiquée dans plusieurs pays tels que le Canada, la Grande-Bretagne ou encore la Finlande, l’autopsie psychologique demeure encore très confidentielle en France. La prédictibilité de l’acte suicidaire est très incertaine, et de nombreux auteurs s’accordent à dire qu’il est impossible d’établir un portrait précis du sujet suicidaire. Cependant, différents facteurs de risque ont été identifiés au fil du temps, notamment par le biais de la technique d’autopsie psychologique. Celle-ci est basée sur le recueil des données susceptibles de reconstituer l’environnement psychosocial d’un individu qui s’est donné la mort et ainsi d’expliquer les circonstances entourant son décès. L’essentiel de la méthode est fondé sur des entretiens avec les différentes personnes qui ont côtoyé le sujet qui s’est suicidé (ce qui peut affecter la fiabilité des données recueillies).

Les premiers utilisateurs de cette méthode l’ont appliquée à des fins médico-légales, lorsque les causes du décès étaient mal définies. Il y a lieu de différencier parmi les études utilisant la méthode de l’autopsie psychologique celles qui visent l’étude de cas particuliers (qualifier et imputer) de celles, plus larges, qui poursuivent un but de recherche, où l’autopsie est un outil qui va aider à comprendre et, secondairement, à prévenir.

Figure n° 4 : Modèle biopsychosocial du suicide

Source : INSERM, 2005.

Comment le contenu de cette autopsie psychique relevant du secret médical a-t-il été divulgué ? Le médecin psychiatre aurait présenté oralement ces informations au CHSCT et à la direction de Renault en décembre 2007.

Génétique Événements de vie

traumatisants dans l’enfance

Événements déclenchants Crise psychosociale

Facteurs trait-dépendants (prédisposition)

Participation du dysfonctionnement du système sérotoninergique (anxiété, impulsivité, agressivité)

Facteurs état-dépendants

(pathologie psychiatrique aiguë, ex. : dépression) Participation du système noradrénergique Hyperactivité de l’axe hypothalamo-pituitaire surrénalien en réaction aux événements stressants

Facteurs seuils

Comportement suicidaire

Modèle de Van Heeringen (2003) de l’interaction entre facteurs trait et facteurs état dans le comportement suicidaire et participation des facteurs neurobiologiques

Quels sont les enseignements de l’autopsie psychologique ? Le modèle explicatif dominant est multicausal et biopsychosocial. Les études de cas-témoins comparant les suicides et des séries en population générale font apparaître une forte corrélation avec la dépression, les troubles bipolaires, la consommation excessive d’alcool et aussi de diverses substances psychoactives : 90 % des cas présentent des troubles mentaux contre 27 % des témoins.

Après 60 ans, la dépression caractérisée est un facteur prépondérant, mais les problèmes matériels tiennent une plus grande place que chez les plus jeunes. La perte d’un être cher de même qu’un faible support social peuvent engendrer des épisodes dépressifs majeurs susceptibles de conduire au suicide. Concernant les enfants et adolescents, les comporte ments antisociaux et les événements de vie néfastes sont très présents, dans la sphère familiale mais aussi scolaire (par exemple, être exposé au « bullying », c’est-à-dire à un harcèlement et à des brimades). L’expertise collective réalisée pour l’INSERM a souligné que le monde du travail n’est représenté que par de rares études, portant essentiellement sur les médecins ou les infirmières. La littérature de l’autopsie psychologique n’apporte pas à ce stade de contribution spécifique au débat sur les RPS.

D’après le rapport d’expertise collective, Autopsie psychologique, outil de recherche en prévention, INSERM, 2005

Il paraîtrait logique de progresser dans la connaissance du phénomène par la mise en place de données nationales et en développant l’autopsie psychologique, d’abord dans un but de recherche. On ne saurait dénier au suicide une fonction d’alerte mais, au regard de sa rareté et de la complexité de ses causes, il n’apparaît pas l’indicateur à privilégier en matière d’évolution des risques psychosociaux. Il est à ce stade un indicateur trop discuté, si ce n’est controversé, dans sa conceptualisation et son interprétation, pour jouer un rôle de monitoring, c’est-à-dire de pilotage des politiques publiques et d’entreprise sur la longue durée.

Les Français ont-ils plus de « problèmes » de santé mentale que par le passé ? L’idée d’une évolution de la société vers des formes de plus en plus pathogènes, davantage anxiogènes, n’est pas nouvelle. Proviendrait-elle d’une idéalisation plus ou moins inconsciente du passé, de la dramatisation du présent afin de souligner la nocivité des changements en cours, d’une

« illusion rétrospective » ? L’essentiel ne repose peut-être pas là : les Français ne sont pas plus ou moins atteints par des « problèmes » de santé mentale mais ils présentent une évolution des expressions du mal-être et une plasticité des troubles qui les affectent. Le suicide recule, la dépression est stable,

Chapitre 3

mais la détresse psychologique a considérablement augmenté. L’ensemble de ces phénomènes frappe des sujets plus jeunes qu’auparavant, qui sont aujourd’hui les plus vulnérables socioéconomiquement1.

Recommandations

L’exploration conceptuelle et statistique des formes de détresse

psychologique doit être approfondie, distinctement des troubles mentaux pour lesquels on dispose de référentiels éprouvés.

Le phénomène du suicide est également à mieux connaître, en général

et pour des populations spécifiques (les plus jeunes, les actifs, les personnes âgées) et dans certains contextes (notamment dans les entreprises) : la question de ses déterminants et de sa prévalence détermine les moyens pertinents de sa prévention.

1 - Pan Ke Shon J.-L. et Duthé G., Trente ans de solitude… et de dépression ? Intégration, régulation et tensions sur les normes, 2009 (en cours de révision avant publication).

Les Français sont-ils malheureux ?

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