• Aucun résultat trouvé

Prévenir la souffrance mais également l’empêchement de faire Pour expliquer l’augmentation des troubles psychosociaux liés au travail, de

Dans le document La santé mentale,l’affaire de tous (Page 176-180)

1 . Réhabiliter la qualité de vie au travail

1.2. Prévenir la souffrance mais également l’empêchement de faire Pour expliquer l’augmentation des troubles psychosociaux liés au travail, de

nombreux facteurs sont avancés, au premier rang desquels l’évolution des modes de production et d’organisation du travail.

Les modèles productifs en Europe ont connu de profonds changements : l’organisation fordienne cède la place à des configurations nouvelles, notamment le productivisme « réactif »2, associé aux organisations dites

1 - Le récent rapport HIRES (Health in Restructuring) est le premier document européen à faire un point complet sur les études scientifiques et empiriques en matière de restructurations et d’impact sur la santé des personnes. Il alerte les parties prenantes sur l’impact durable des restructurations sur la santé mentale (cf. section 3 de ce chapitre).

2 - Askenazy P., Les Désordres du travail, Paris, Seuil/La République des Idées, 2004.

Chapitre 7

apprenan tes ou à un système d’économie de projet. Ces modes de production sont indissociables d’une économie de l’innovation fondée sur l’obsolescence rapide des produits et sur leur renouvellement permanent, avec pour corollaire une organisation du travail tournée vers une optimisation de la flexibilité et de la réactivité. Depuis plus de vingt ans, des pratiques

« innovantes » se sont dessinées, qui promeuvent la polycompétence, la polyvalence et le travail en équipe. Elles s’appuient sur une forte diffusion des TIC, sur des organisations d’entreprises en clusters et sur une flexibilité du travail. Les objectifs clés combinent le « juste à temps » et la satisfaction totale du client.

Une typologie en quatre classes des modes actuels d’organisation du travail est proposée1 :

les organisations apprenantes se caractérisent par une forte autonomie – dans toutes leurs composantes, par la complexité des tâches, le travail en équipe et une proportion record de salariés déclarant « continuer à se former » dans le travail. En France, comme en moyenne européenne, ces organisations sont majoritaires, avec 39 % des salariés (graphique n° 24) ; les organisations en

« lean production » ou « production au plus juste », regroupent 28 % des salariés, où les contraintes de travail sont lourdes malgré des pratiques de travail en équipe et un contenu du travail fortement cognitif mais avec une autonomie restreinte. C’est l’organisation dominante en Allemagne, en Autriche et dans les pays du Nord ;

les organisations tayloriennes regroupent 14 % des salariés dans – des entreprises où les tâches sont répétitives avec peu de marge

d’autonomie ;

les organisations de structure simple regroupent 19 % des salariés et

– se

caractérisent par l’absence d’organisation structurée et par un contrôle direct du supérieur hiérarchique.

Ces évolutions produisent des effets contradictoires. Si elles peuvent permettre un enrichissement des emplois, de plus grandes opportunités de responsabilités et de reconnaissance, des organisations moins hiérarchiques, plus autonomes2, elles font également, de l’aveu du plus grand nombre, peser des risques importants sur la santé mentale des travailleurs. Les études de psychodynamique du travail dénoncent les paradoxes de la gestion contemporaine comme fondement du mal-être des travailleurs. Ce système de double contrainte ou « double bind » s’articule autour des points suivants : les injonctions à l’autonomie sans en donner les moyens effectifs, – notamment du fait de la « procéduralisation » du travail3 et en poursuivant

des pratiques paternalistes ;

1 - Lorenz E. et Valeyre A., « Les formes d’organisation du travail dans les pays de l’Union européenne », Travail et Emploi, n° 102, avril-juin 2005, p. 91-105.

2 - Boltanski L. et Chiapello E., Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

3 - La généralisation de cette « procéduralisation », qui est une nouvelle standardisation, réduit les capacités d’entreprendre et l’autonomie effective du salarié.

l’exigence de qualité et la mise en place de pratiques contraires, par – exemple satisfaire au maximum le client en y passant le moins de temps

possible ;

l’affirmation du collectif de travail et le développement en parallèle de – pratiques de plus en plus individualisantes ;

l’importance accordée à la communication et le peu d’espace de parole – au sein de l’entreprise ;

l’obsession du court terme et l’importance des projections à long terme.

Graphique n° 24 : Anciennes et nouvelles formes d’organisation du travail dans l’Europe des Quinze

Source : Commission européenne, 2007

Les réorganisations des secteurs d’activité, les restructurations, la généra-lisation du recours à l’externagénéra-lisation et à la sous-traitance, voire aux délocalisations, sont des pratiques dont les conséquences sur la santé mentale des salariés ne sont toujours pas suffisamment prises en compte (voir infra, section 3.).

En outre, la gestion des ressources humaines dans les très petites entreprises (TPE)1, qui emploient près de 30 % des salariés en France (encadré n° 30), est souvent assurée par le dirigeant et l’expert-comptable, et de fait restreinte.

La nature même du travail évolue et impose de nouvelles contraintes physiques et mentales, avec une intensification du travail – notamment des tâches les plus complexes –, une plus grande charge de travail, le développement de modes de travail concurrentiels et peu coopératifs entre salariés. Certains constatent au sein des entreprises et des institutions une altération des collectifs de travail, avec par exemple la mise en concurrence des équipes

1 - La définition retenue vise les entreprises indépendantes de 0 à 19 salariés.

100 %

Apprenante Au plus juste Taylorienne Simple

Chapitre 7

ou la forte rotation des personnels. Symétriquement, la dématérialisation du travail a conduit à placer la relation à autrui au centre de l’activité : aux clients, usagers et fournisseurs d’une part, aux collègues et à la hiérarchie de l’autre. Le caractère « inévitable » de cette interrelation impose à chaque salarié des ajustements permanents aux autres, de manière plus importante qu’il y a vingt ans.

Un autre facteur est le manque de reconnaissance du travail accompli, et au-delà, de ce que l’on a « mis de soi », en lien avec le reproche adressé à certains managers de méconnaître les exigences des travaux réalisés par leurs salariés (encadré n° 26).

Encadré n° 26

Les difficultés spécifiques du management en France

Parmi les vingt pays les plus industrialisés, la France est celui qui, avec la Grèce, a le taux de satisfaction au travail le plus faible. La France est aussi le pays où le degré de confiance entre managers et employés est le plus bas. Selon une enquête auprès des managers (Global Competitiveness Report 2004), à la question « Les relations entre employés et employeurs sont-elles conflictuelles ou coopératives ? », la France arrive 99e sur 102 pays. Seuls le Venezuela, le Nigeria et Trinidad font pire.

De tels résultats imposent de développer des formations continues pour les managers, notamment sur les enjeux que représente la santé mentale de leurs salariés. Thomas Philippon1 insiste sur la mauvaise qualité des relations managériales. Selon lui, il y aurait quatre difficultés spécifiques du management en France : la rigidité hiérarchique, la difficulté à travailler en groupe, l’importance trop grande du diplôme initial et de l’origine sociale, et le déficit de promotion interne.

En outre, les problèmes de management en France nécessiteraient de revoir les formations initiales proposées dans les grandes écoles et les écoles d’ingénieurs, qui n’auraient pas pris la mesure du changement des modèles productifs et qui ne répondraient pas aux nouvelles compétences exigées par cette profession.

Dans cette perspective, le référentiel élaboré par le Conseil national pour l’enseignement en santé et sécurité au travail associant l’INRS, la CNAM et l’Éducation nationale, pourrait, après adaptation, servir en formation initiale et continue2.

1 - Philippon T., Le Capitalisme d’héritiers : la crise française du travail, Paris, Seuil, 2007.

2 - Lire à ce propos Dab W., Rapport sur la formation des managers et ingénieurs en santé au travail, remis à Xavier Bertrand et Valérie Pécresse en mai 2008. Ce rapport établit douze propositions : « 1. Identifier un noyau minimal de compétences pouvant servir de socle pédagogique ; 2. Le référentiel élaboré par le Conseil national pour l’enseignement en santé et sécurité au travail (CNESST), associant l’INRS, la CNAMTS et l’Éducation nationale, est une bonne base de travail ; 3. Le référentiel doit progressivement devenir opposable ; 4. Le référentiel doit être porté par la France au niveau européen ; 5. La formation en santé au travail doit être entièrement éligible aux mécanismes de financement de la formation professionnelle ; 6. Des outils pédagogiques mutualisés doivent être mis à la dispo sition des formateurs ; 7. Les compétences minimales correspondant au référentiel de compé tences doivent être attestées

Au-delà de la souffrance, l’empêchement de faire peut avoir des effets tout aussi pernicieux. On passe alors de la « maltraitance au travail » à la « maltraitance du travail ». Pour Yves Clot, vivre son travail, c’est pouvoir développer son activité en affectant son milieu par ses initiatives. Or, paradoxalement, les managers encouragent souvent la sous-utilisation des capacités de leurs salariés en ne leur donnant ni les moyens ni même l’autorisation de faire leur métier correctement.

Ce « frein professionnel » peut avoir plusieurs causes et revêtir des formes diverses. Par exemple, nombreux sont les salariés à se sentir et à être victimes de discrimination dans la sphère professionnelle. Ainsi, malgré la féminisation de la catégorie des cadres, les femmes demeurent quasi exclues des postes de direction, certains évoquant un « plafond de verre »1.

L’empêchement de faire trouve son paroxysme chez les personnes « placar-disées », partagées entre leur loyauté envers l’entreprise ou l’administration et l’inconfort de leur situation quotidienne. Ce sentiment est d’autant plus fort dans un pays comme la France, où la « logique de l’honneur » prévaut, d’après Philippe d’Iribarne, et où l’appartenance à un corps de métier confè-re un statut qu’il convient de défendconfè-re2. Ces tensions sont particulièrement ressenties dans les entreprises publiques devenues privées, où les anciens statuts coexistent avec les nouveaux, l’emploi avec la mission, la « culture publique » avec l’économie de marché, de la performance et de la concur-rence.

Dans le document La santé mentale,l’affaire de tous (Page 176-180)