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LA LECTURE DU MANUSCRIT DE MARINUS

1.2 LES RATURES

1.2.1 Les substitutions, ou « le jardin des épithètes »

1.2.1.2 La substitution sémantique

La deuxième forme de rature de substitution est la substitution sémantique. Nous reconnaissons comme substitution sémantique, dans le ms de MM, la substitution qui remplace un mot par un autre qui ne lui est pas synonyme, qui peut être même son contraire, et qui porte une signification nouvelle ou qui enrichit la signification présente.

D’abord, nous analyserons les substitutions qui touchent au contexte de la phrase louis- combétienne, autrement dit les substitutions qui interviennent directement dans le sens voulu par l’auteur. Au folio 16, le « que moi » est remplacé par le « en moi » : « Je me faisais l'âme grégorienne comme si c'était un autre, [que] < en > moi, qui balançait son souffle dans la transparence des neumes. » En effet, ce changement montre la dualité intrinsèque du narrateur : ce dernier aspire continuellement à rejoindre la femme en lui, à accéder à sa part féminine.

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Claude Louis-Combet est obsédé et fasciné par le mythe de l’androgyne42. La recherche moderne du mythe est une des principales raisons qui ont poussé l’écrivain à élaborer son ouvrage et il a été immédiatement fasciné par la figure androgynique de Marina dès lors qu’il a croisé la destinée de la sainte dans les Récits d’un pèlerin russe. La complétude originelle est recherchée dans la fusion avec l’Abbé mais celui-ci refusant l’union charnelle condamne le novice à rester dans un état de manque permanent. Ailleurs, Louis-Combet substitue « l'excentricité des coiffures »43 à « et la fertilité de l'imagination jouant inépuisablement » :

De Byzance, elle sait – par des mots aussi fascinants que des images – la vastitude composite, les quartiers engrenés, la prolifération segmentée des rues, ruelles et venelles, la hauteur des immeubles, la concentration et la superposition des humains, la démesure (autant dire divine) des édifices religieux et publics, la frénésie déambulatrice des peuples, la morgue des uns, l'humilité rampante des autres, les allures obliques des uns et des autres, l'éclat des brocarts, des galons et des tiares, la suffisance des eunuques, la transparence des voiles sur le corps des femmes, la lourdeur des bijoux, la variété des fards, [et la fertilité de l'imagination jouant inépuisablement] <l'excentricité des coiffures>, le déluge des pierres précieuses, des émaux et des ors, la gamme infinie des teintures, pour les cheveux, pour les sourcils, pour les lèvres, pour les ongles et, si l'on fait commerce de sa chair, dans les mystérieuses impasses du quartier réservé, pour le corps tout entier, voué à l'amour comme un vase rare. (f. 288).

42 Claude Louis-Combet a découvert le mythe de l’androgyne dans le Banquet de Platon à l’âge de 23 ans lorsqu’il

était encore étudiant à Lyon. La quête de l’androgyne parcourt l’œuvre de Claude Louis-Combet. « La conjonction de contraires dans l’image de l’unité nourrissait et nourrirait assez de nostalgie pour remplir toute une vie et toute une œuvre. » (cf. Claude Louis-Combet, L’Homme du texte, Paris, José Corti, 2002, p. 85-86). « Le mot " androgyne " se rencontre souvent dans le texte publié et dans les « Marginalia » qui comportent d’abondantes notes prises sur le livre de Marie Delcourt, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bissexualité dans l’Antiquité

classique, (P.U.F, 1958). » (cf. Marie Miguet-Ollagnier, « L’imagination mythique dans Marinus et Marina, in Claude Louis-Combet, mythe, sainteté, écriture, sous la direction de Jacques Houriez, Paris, José Corti, Coll. « Les

Essais », 2000, p. 210). Parmi les figures de l’androgyne celle d’Antoinette Bourignon dans Mère des Croyants : « Elle comprit brusquement et clairement que cette image de l’homme total et un n’était rien d’autre que sa propre image, figuration parfaite de ce qu’elle avait été à l’origine, et de ce qu’elle devait être à la fin. Elle sut alors, d’un savoir immédiat, qui dépassait tout autre savoir, qu’elle était, elle-même, Antoinette, l’éternel principe féminin, exilé en ce moment sur la terre – le côté gauche d’Adam, que l’épreuve du temps avait délié de sa droite et qui aspirait, de tout le désir de son âme rompue, à restaurer son unité. Et elle sut encore que son Seigneur Dieu ne l’avait appelée et éveillée que pour constituer avec lui, dans leur indissoluble union, l’être parfait du temps nouveau. » (cf. Claude Louis-Combet, Mère des Croyants, mythobiographie d’Antoinette Bourignon, Paris, Flammarion, Coll. « Textes », 1983, p. 161.)

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La coiffure est un des éléments sur lequel s’est renseigné Claude Louis-Combet dans la civilisation de Byzance dans un ouvrage de Louis Bréhier comme le montre le folio 25 du dossier des « Sources » (voir Annexes II) où il a noté « pas de coiffure » pour Marina qui portera le voile, des folios que nous allons étudier dans notre dernière partie de thèse.

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L’auteur évoque exclusivement, dans ce passage, ce qui est relatif à l'apparence des Byzantines, leur goût pour l’artifice et la parure à savoir les fards, les bijoux, les cheveux, les sourcils, les lèvres etc. et abandonne momentanément la nature spirituelle qu’il tentait de mettre en avant. En effet, il met en relief la beauté plastique des femmes byzantines en contraste avec le corps nié de Marina ; « sous ses habits de garçon, chaque pas qu'elle fait l'éloigne du paradis terrestre des jouissances féminines» (f. 289). Cette image des Byzantines, incarne la sensualité et la féminité haute de Marina qui compare le corps de ses femmes à son corps destiné au travestissement et à l'ascèse. « L'existence des femmes de Byzance, de l'Impératrice aux dernières des esclaves, est, pour Marina, un des objets de prédilection de sa rêverie. […]. La perspective de mourir vierge lui parait quasiment impensable. » (f. 288-289). De plus, l'ambiguïté est remplacée par la diversité, «composites » vient se superposer à « ambiguës » : « Evocatrice de noces infinies, inspiratrice de pollutions émouvantes, elle circulait avec ses yeux pensifs, avec ses seins rouges, son ventre rond, sa toison noire, parmi les images [ambiguës] < composites > de ces rêves où l'ascèse est inséparable du plaisir » (f. 373). Claude Louis-Combet choisit d'enlever au rêve son caractère « ambigu » et le caractérise par la diversité qui s’adapte plus à l’idée exprimée et qui correspond mieux à la sensualité débridée des Byzantines, ici encensée pour faire mieux mesurer au lecteur la part d’abnégation terrible qui sera celle de Marina, entrant en désert et en religion. Le rêve décompose le corps en plusieurs éléments différents, les yeux de Marinus, ses seins, son ventre, sa toison44. Et il est d'autant plus composite du fait que l'ascèse se conjugue avec le plaisir. Les moines submergés par la mortification sont cependant bouleversés devant le corps de cet être masculin-féminin Marinus-Marina. Cette thématique est au cœur de la mythobiographie de MM. Le romancier effectue la réconciliation du charnel et du spirituel dans son ouvrage. C’est ce qui fait le charme de l’ouvrage. Il est novateur par rapport aux hagiographies qui l’ont précédé, qui négligeaient et ignoraient la présence de l’éros. « La consubstantialité du charnel et du spirituel représente la condition essentielle pour que le texte s’écrive, prenne forme et sens. Sinon, il

44 Claude Louis-Combet blasonne dans sa prose. Le blason « c’est par essence un poème qui vise, non pas à décrire,

mais à évoquer parmi les créatures d’un monde esthétique, dont le poète et l’artisan tyrannique une chose, une couleur, un contour, une notion. » (cf. Poètes du XVIe siècle, texte établi et présenté par Albert-Marie Schmidt,

Editions Gallimard, 1953, p. 293). « Le blason signifie beau langage, et blasonner veut dire décrire les armes de quelqu’un que dépeindre avec louange et exactitude une personne ou une chose, c’est-à dire, révéler la gloire qu’elle contient. » (cf. Gérard de Sorval, Le Langage secret du blason, Albin Michel, 1981, p. 58). Louis-Combet divise le corps féminin à la manière des blasonneurs. Il reprend l’art médiéval du blason pour mettre en relief la sensualité et la beauté de Marina et entamer la louange sensuelle du corps de Marina, si parfait que le romancier, le poète, ne peut l’appréhender que par éclat et partiellement comme la divinité.

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suffirait de s’en tenir à ce qui existe déjà en matière de biographies spirituelles. »45

Louis- Combet effectue une sorte de réhabilitation de la sexualité du personnage principal, le saint ou la sainte sont chez lui des êtres de chair, et de chair coupable.

Par ailleurs, nous relevons une autre forme de substitution sémantique caractérisée par le choix exact et précis du mot. Par exemple, il nous semble plus approprié d'employer l'expression « étrangeté spirituelle » qu’« hétérogénéité spirituelle » dans l’exemple qui suit. C'est plus la bizarrerie que la diversité spirituelle qui est exprimée par l’auteur. Il ressentait « [...] lorsque Marine souriait au fond d’elle-même et comme en-deçà d’elle-même, une sensation démesurée d'abandon qui se prolongeait en un sentiment d' [hétérogénéité] < étrangeté > spirituelle et, [pour ainsi] < en quelque sorte >, d'extériorité à l'amour, absolument insurmontable » (f. 523). L’étrangeté spirituelle est ce sentiment qui caractérise le narrateur tout au long de son récit. Il est assimilé à cette vacuité et cette vacance d’être éminentes dans la mythobiographie. D’ailleurs le narrateur interprète cette sensation d’étrangeté par rapport à la plénitude et la présence de Marine : « Depuis, je crois avoir compris que l’espèce de désespoir qui me saisissait, régulièrement, devant le merveilleux sourire de Marine venait essentiellement de ce que celui-ci incarnait un état de plénitude dans la présence dont mes rêves mêmes ne pouvaient prétendre approcher » (f. 523). En outre, « réseau d'itinéraires » se substitue à « série d'itinéraires » dans : «Nulle anecdote ne saurait dire par quels détours de l'existence et par [quelle série] < quel réseau> d'itinéraires à travers la ville nous nous trouvâmes. » (f. 526). Il s'agit plutôt des voies, des routes, des chemins qui ont abouti à la rencontre des deux amants, d’un enchevêtrement plus que d’une succession qui a mené à cette rencontre. D’ailleurs « réseau » s’adapte idéalement à l’idée de détours exprimée dans la même phrase et suggère l’idée de contiguïté des chemins, d’un resserrement des cheminements, peut-être même d’un emprisonnement de la marche comme souvent, la substitution est riche de sens. Ailleurs, « rituelle » se substitue à « consacrée» pour insister sur le fait que les Anciens accordaient beaucoup d’importance à la pratique rituelle des aruspices :

Ou encore, renouvelant spontanément l'attitude des Anciens qui déchiffraient leur destin dans l'enroulement des entrailles ou la forme particulière du foie de la victime [consacrée] < rituelle >, je ne pouvais m'empêcher de songer que, dans son impeccable dessin, le sexe de la femme figurait

45 Claude Louis-Combet, « La sollicitation mystique, parler de l’autre en parlant de soi, parler de soi en parlant de

l’autre » in Les enjeux philosophiques de la mystique, actes du colloque du collège international de la philosophie 6- 8 avril 2006, textes réunis par Dominique de Courcelles, chez Jérôme Millon, p. 20.

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exactement ce que je cherchais à savoir depuis que j'avais émergé de l'inconsciente innocence de l'enfance. (f. 639).

Au folio 56-57, « tenait suffisamment à l’abri » se substitue à « garantissait radicalement » : « Je pense que jusqu’au jour où je me tins devant lui dans l’aveu, sans fard et sans ménagement, de ma nature profonde, il put croire longtemps qu’une sorte d’inconsistance essentielle et de fragilité me [garantissait, radicalement,] < tenait suffisamment à l’abri > de la méchanceté. » « Garantir » est plus fort de « tenir à l’abri ». Cette substitution montre que le narrateur ne saurait pas se protéger de la méchanceté ou du désir, ce désir qui est capable de lui restituer son unité première, de retrouver l’état de plénitude dans la fusion avec l’Abbé.

Une substitution antithèse, qui remplace un mot ou un groupe de mots par leurs contraires, est à relever parmi les ratures louis-combétiennes. La réminiscence de Marina « qui l'accable de honte et de tristesse » se métamorphose immédiatement en une réminiscence «singulièrement paisible et apaisante » (f. 510). A la rencontre de Salomé, Marinus rejoint la jeune fille Marina qu'il était dans le passé. Ce passé était lumineux et souriant; l’écrivain passe du sentiment de la honte à celui de l’apaisement, deux sentiments tout à fait différents, l’un traduisant la blessure présente, l’autre le souvenir heureux. Claude Louis-Combet a opté pour la deuxième solution, tant doit irradier dans son œuvre la beauté du corps féminin. C'est l'époque où « Marina rêve à Marina : elle va se marier mais elle ne connaît pas son fiancé » (f. 152), l'époque où « Marina est tout à fait consciente de sa beauté, elle a envie d'elle-même, elle voudrait se rouler dans ses propres fleurs et se cueillir à pleines brassées. » (f. 152).

Ailleurs, Louis-Combet substitue « obscure dans sa blancheur » à « toute blancheur » : «Alors, la terre, [toute blancheur] < obscure en sa blancheur > comme en son silence, entrait dans la composition de mon corps qui entrait dans le tissu du paysage. » (f. 68). Cet oxymore attaché à décrire la terre est en parfaite harmonie avec la nature double du narrateur, homme- femme. D’ailleurs l’obscurité est relative à la nuit qui est intimement liée à la terre, constituant ensemble l’élément féminin qui séduit le narrateur et auquel il aspire : « […], mon corps que je dis ouvert était la transcription, l'expression charnelle, de ce que la terre, pelotonnée dans la nuit, représentait de puissance féminine. » (f. 87). Les oxymores sont le reflet de cette dualité recherchée par le narrateur, de cette écriture du désir qui traduit le manque flagrant de la complétude. Les mots eux-mêmes, dans leurs audaces oxymoriques, portent les traces d’une vie

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qui aspire à la perfection à travers le désir d’où des expressions comme « plaisir-en Dieu », « sainte obscénité » et le « sexe de l’âme ». Il nous semble important de relever ce remords de l’auteur et cet ajout qui va dans le sens de l’oxymore, « obscure en sa blancheur », apte à décrire la femme, et même le féminin, objet de la plus grande sensualité et en même temps sujet d’une aspiration à la sainteté. Le désir est le moteur de cette recherche de l’absolu qui s’épanouit dans la mythobiographie :

La longue rêverie du désir fit des mots, comme une cendre fine où toutes les significations coupées de l’absolu des références et mêlées et confondues dans la même pulvérisation sonore, se trouvent désétablies d’elles-mêmes et vouées au hasard du souffle qui les brasse – avec tout ce qui peut se produire de conjonctions injustifiables telle que l’idée de plaisir-en-Dieu ou celle de la sainte obscénité, celle du péché sans rémission ou du sexe de l’âme et, d’une façon générale, toutes ces idées à double face, née de la rencontre hasardeuse de concepts que rien ne prédestinait à se lier : idées multipliables à l’infini, comme autant de variations sur lethème de la dualité,association des contraires, antinomies, noces dialectiques, Marinus et Marina, trace profilées d’une errance sans commencement ni fin, sans ouverture et sans issue. (f. 67).

Un autre oxymore au folio 87 où le « mouvement de la neige » est remplacé par la « mouvante inertie de la neige » dit la dualité homme-femme représentée par les deux principes d’activité et de passivité dans « mouvante » et « inertie ». Donc ces oxymores sont un des volets de ces conjonctions insolites et des antinomies qui nourrissent une écriture de l’éros engendrée par le manque et la quête de la totalité originelle.

Par ailleurs, des corrections sont attribuées à la culture comme au goût personnel de l'auteur, par exemple le remplacement de « vitraux » par « mosaïques », au folio 128 : « Les icônes, les statues, les [vitraux] < mosaïques > avec leurs processions de vierges et martyrs regardent, d'un regard identique, les jeunes bithyniennes qui les regardent. » Le terme finalement choisi, « mosaïque », semble parler plus intensément de la multiplication du jeu des regards, comme si les carreaux de la mosaïque d’ensemble n’étaient que les morceaux d’un miroir brisé dans lequel l’adéquation des vivants et des saints épouse, par le regard, l’éternité de l’instant. Le terme « mosaïque » par ailleurs épouse une aire géographique où la pratique artistique de la mosaïque46 était mieux en usage que celle du vitrail. De même, la substitution de « un an » par

46 Dans la Bithynie du Ve siècle, la mosaïque constitue l’un des piliers de la peinture byzantine. « [...] Un art dirigé

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«trois longues saisons », concernant le voyage d'Eugène à destination de Maria Glykophilousa, abandonnant sa fille Marina, est un effet de sens : « Elle ne dit rien. Elle ne pleura pas. Elle posa sa main sur sa bouche comme pour s'assurer de toutes ses provisions de souffle et se les réserver pour le temps qu'il faudrait. Et elle attendit – [un an] trois longues saisons. » Le chiffre trois qui s’est substitué à quatre (l’année étant quatre saisons) représente les trois jours pendant lesquels Jonas est retenu dans le gros poisson, les trois jours qui précèdent la résurrection du Christ. Là le changement a une portée mystique, ce chiffre a du sens surtout concernant la destinée d’une sainte. Ces trois longues saisons précèdent le changement crucial dans la vie de Marina. Passé ce temps, le retour d’Eugène bouleverse la vie de sa fille en l’emmenant à Maria Glykophilousa déguisée sous des habits de garçon.

Les substitutions ont donc toujours du sens. Elles viennent apporter un correctif ou parfois s’imposent avec leur valeur symbolique. En règle générale, leur présence parle pour la rigueur d’un auteur qui ne laisse aucun mot, aucun son au hasard, et aime retravailler son texte vers le symbole.