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Crayon : signification d’une trace évanescente

LA LECTURE DU MANUSCRIT DE MARINUS

1.1 MATÉRIALITÉ DU MANUSCRIT

1.1.2 Signification des encres

1.1.2.3 Crayon : signification d’une trace évanescente

Louis-Combet se sert du crayon surtout dans l'inscription des dates dans le ms. En effet, toutes les dates inscrites sur les folios de l’avant-texte sont marquées en crayon. La première date 21-10.7433 figure sur la page du titre, la deuxième 19.5.75 sur le folio 124, la troisième 25.5.75 sur le folio 125, la quatrième 9. 3.76 sur le folio 250, la cinquième 20.8.76 sur le folio 302, la sixième 1.10.77 sur le folio 455 ; la septième en lettres et en chiffres Juin 78 sur le folio 575, la huitième date 29.08.78 sur le folio 637 et finalement la neuvième et la dernière date, le 29 octobre 1978, sur le dernier folio du ms, le folio 692. Octobre 1974 pour le titre et seulement mai 1975 pour le début de la rédaction. Il s’est écoulé sept mois entre le titre et le début de l’écriture du récit, écriture qui durera jusqu’en octobre 1978, soit quatre ans. C’est dire que cet ouvrage a été poli, recherché, pensé, précieusement composé par l’auteur, qu’il faut imaginer plus d’une fois en attente de son texte, en attente du souffle qui l’anime. Si les ms ne révèlent que très peu

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Les additions sont placées entre soufflets : <>, les suppressions entre crochets : [ ]. La substitution est traduite par la succession d’une suppression et d’une addition.

33 Nous transcrivons les dates inscrites sur les pages du ms telles que Claude Louis-Combet les a écrites. Le tiret est

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de ratures, attestant d’un premier jet impeccable et définitif, en revanche, l’attention portée à la datation ne révèle chez Claude Louis-Combet aucune précipitation dans l’écriture. Louis- Combet, comme nous l’avons compris, est fidèle à l’encre noire dans la rédaction de son texte mais n’est pas par contre respectueux d’une règle particulière dans l’établissement des corrections. Il se laisse guider par le hasard qui le détermine à corriger avec la plume qu’il a entre les mains. Pourquoi avoir inscrit la datation en crayon ? Certainement, pour la différencier du texte : lui refuser l’honneur de l’encre, c’était assez dire qu’elle ne faisait pas partie du texte, mais n’était qu’une indication accessoire et périphérique. Claude Louis-Combet se livre à cette datation assez méthodique des ses ms dans le but d’éclairer les chercheurs, de les aider dans leur compréhension de son travail et de sa méthode. Ces dates inscrites au crayon sur le ms de MM, comme sur de très nombreux ms agissent comme autant de signaux pour le chercheur, mais ces signaux se révèlent dans leur extériorité au texte, dont ils n’empruntent pas l’encre. Le crayon, signal agissant pour le chercheur, est destiné à s’effacer ; tandis que l’encre, utilisée pour transcrire le souffle intérieur, a une nature plus durable. Nous noterons un fécond paradoxe, puisque les indicateurs sur le temps sont marqués à l’éphémère crayon, tandis que le texte s’inscrit dans un support durable. A la datation et au temps, l’évanescence ; au texte, la pérennité et l’intemporalité.

Le crayon est également utilisé pour introduire des signaux comme la croix et plus rarement la flèche ou pour écrire certains mots dans les marges du ms. En effet, les additions opérées sont presque toutes accompagnées d'une croix. Certaines croix sont marquées au crayon et certaines à l'encre noire. Au folio 84, trois substitutions différées sont réalisées au crayon. De plus, un signal inscrit dans la marge gauche de la page manuscrite au même niveau de la correction est lui aussi au crayon (Illustration n°17). Ce symbole signale la présence des corrections : l'écrivain remplace les deux prépositions « à » par « de » et le « qu' » par « que ». La flèche indique le passage à un nouveau paragraphe au folio 276 : « ↕ interligne important ». (Illustration n°18). En outre, nous retrouvons le signal « + » dans la marge gauche du folio 436 (Illustration n°19). Mais nous ne saurions expliquer sa présence parce que nous ne détectons ni correction ni rature. Peut-être ce signal avançait-il une substitution ou un ajout, qui n’a jamais été écrit, tant est puissante la rêverie sur la ville-confluent revendiquée par le narrateur, et tant est puissante la conviction que parler de soi revient à parler de la femme, de l’autre partie de soi- même, chez cet auteur qui n’a cessé de réinterpréter le mythe de l’androgyne. Au folio 373, la

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correction « composites » est au crayon mais la double biffure sur le mot « ambiguës » est à l’encre noire. L’auteur a peut-être barré le mot qui le gêne puis l’a remplacé ultérieurement. Donc, la correction aurait été effectuée en deux temps. Un autre exemple différent où la biffure et la correction sont toutes deux au crayon se présente au folio 404 du texte original. Ce changement a donc été effectué en une seule fois. C'est parfois le hasard ou l’indifférence par rapport à la couleur d’encre qui caractérise les ratures opérées par notre écrivain.

Nous ne pouvons pas établir de règles ou de critères pour l'usage du crayon dans MM. Dans le ms des Travailleurs de la mer, Victor Hugo utilise le crayon pour ses dessins comme il en use dans ses carnets où nous retrouvons le crayon et l'encre. L'écriture du carnet de travail de 1864 «s'est faite en deux temps, le premier en crayon et le second à l'encre par-dessus »34. Pour Hugo,

le crayon facilitait l'écriture pendant l'exil :

L'usage du crayon permettait en effet, contrairement à l'encre, d'écrire debout, ou du moins sans le secours d'une table, pratique dont Hugo était coutumier mais qui contribuait à rendre son écriture illisible. « La plupart des notes de repérages [au crayon] enregistrent matériellement les conditions souvent difficiles d'une écriture sur le terrain », tandis que la plume indique le plus souvent une rédaction « à tête reposée » au retour de la promenade.35

Donc, pour Hugo, le crayon est utilisé dans des conditions particulières où l’écrivain rédige et prend des notes en plein air. Le crayon est donc témoin d’une écriture de l’exil et de l’instant tandis que l’encre noire est le symbole d’une écriture soignée dans des conditions favorables. Rien de tel chez Claude, mais une préférence clairement affichée pour l’encre, Louis-Combet assure préférer l’encre noire et la plume à tout autre instrument : ces deux là correspondent parfaitement à l’acte d’écriture qui se fait toujours dans le lieu de la plus grande solitude, et de la plus grande intimité, et en même temps du plus grand confort, à savoir le bureau de sa bibliothèque, dans son appartement bisontin.

A la fin de ce chapitre liminaire, nous pouvons avancer que l’étude de la matérialité de l’état autographe nous renseigne sur la méthode de l’écrivain. En étudiant le papier, nous constatons que Louis-Combet est novateur. Il se détache des écrivains de son siècle en choisissant, comme support de son texte, des versos colorés de papiers typographiés ou des

34 Delphine Gleizes, Le Texte et ses images, Histoire des travailleurs de la mer 1859-1918, thèse présentée en vue

de l'obtention du Doctorat sous la direction de M. le Professeur Guy Rosa, Université Paris 7, décembre 1999, p. 72.

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rectos de papier brouillon, ne partageant pas l’enthousiasme et la fascination de la plupart des écrivains pour la page blanche immaculée. Par contre, il est bien le témoin de son siècle en utilisant l’encre noire dans la rédaction de son ms restant ainsi fidèle à la tradition littéraire. Par ailleurs, les corrections s’avèrent être le miroir de l’écrivain. En effet, Louis-Combet utilise l’encre noire, l’encre rouge et le crayon pour corriger son texte. Cette variété montre un choix arbitraire dans l’emploi de la couleur d’encre ou du crayon lors de la correction. Contrairement à d’autres écrivains, Louis-Combet ne fait pas de chaque encre un usage particulier même s’il a fait le choix obstiné de l’encre noire au moment de l’écriture. Mais la différence des encres et crayon peut nous donner des indications sur le moment des corrections, qui ne se sont pas toutes opérées sur le vif, et semblent être souvent le fruit d’un travail patient, attentif, répétitif, alors que l’écriture du texte était plus spontanée, jaillissait du fond des souvenirs et fantasmes.

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