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La substitution de variation de la phrase

LA LECTURE DU MANUSCRIT DE MARINUS

1.2 LES RATURES

1.2.1 Les substitutions, ou « le jardin des épithètes »

1.2.1.4 La substitution de variation de la phrase

Nous aborderons, en dernier lieu, la substitution de variation de la phrase. Cette substitution peut changer l'agencement ou parfois la structure de la phrase. En changeant un seul mot, c’est toute la phrase qui change. Au folio 17, un « pouvait avoir » assez vague est remplacé par un verbe plus précis « procéder », ce qui change le sens global :

Tout ce qui [pouvait avoir] < procédait > de l'innocence et me situait dans une intemporalité antérieure au principe même de l'histoire, au péché donc, c'était ce paradis perdu qui, pensais-je, devait m'être rendu, au degré extrême de l'attention religieuse, en l'acte, au moins ponctuel (car je n'avais pas l'audace de l'envisager perdurable), de la contemplation. (f. 17).

Le verbe « procéder » est plus précis et détermine le sens de la phrase et son rythme. La sifflante dit la force de ce désir de retrouver la « plénitude au sein de la vacuité » (f. 18), de retrouver ce paradis perdu qu’est l’unité primordiale avant la séparation d’avec la mère. « Je m'étais plu à

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rêver » se substitue (f. 106-107) immédiatement à « j'avais seul » pour finir la phrase d'une manière différente : « Je revenais à la chair sans issue, à cette chair que je n'avais jamais quittée, à cette chair d'obscénité sans but dont [j'avais seul] < je m'étais plu à rêver > qu'elle pourrait fonder l'union magnifique du père et du fils. ». Cette substitution inscrit les verbes « rêver » et « plaire » au cœur de la transgression. Le plaisir engendré par cette obscénité est le plaisir-en- Dieu que l’Abbé dénonce. Le narrateur se considère comme le complément féminin de l’Abbé pour aboutir à la complétude. Nous repérons un autre exemple au folio 387. Claude Louis- Combet commence une phrase avec « Frère Marinus, le […] » puis il supprime « le » et effectue une substitution immédiate remplaçant ce dernier par « de loin » et la phrase devient la suivante : « Frère Marinus, [le] < de loin >, biaisait sur lui du regard comme un homme que le péché menace. » Un dernier exemple se présente au folio 664. Louis-Combet supprime la coordination « et » pour clore la phrase après une série de coordination : « Et ce que tout le monde savait depuis toujours, je le découvrais à présent : que l'unité est perdue, que chacun est seul et divisé et rompu, que le cœur est inaccessible et que seul amour de vie ne saurait restaurer la grâce première et réintégrer l'être [et] < en > lui-même, dans la bienheureuse fusion de ses contraires. » C’est l’une des phrases les plus importantes de la mythobiographie. Elle montre l’échec de la quête de l’unité originelle. La substitution permet de se concentrer sur l’être seul et d’éviter la redondance. L’accent est mis sur ce que cette quête a d’essentiel.

La substitution de variation résulte de l'écriture immédiate de Claude Louis-Combet, de l'élan et du jet intérieur qui se déploie directement sur la page de l'écriture sans contrôle ni limite. La phrase louis-combétienne est le fruit d’un souffle inlassable, mais les retouches vont toujours vers un sens plus profond, vers l’accentuation d’une idée, l’expression la plus originale et la plus féconde.

Nous allons examiner à présent un autre type de ratures, les suppressions et ajouts qui ne semblent pas beaucoup plus nombreuses dans le ms que ne l’étaient les ratures de substitution.

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1.2.2 Les suppressions

« La rature de suppression, […], est utilisée pour éliminer définitivement un segment écrit. C'est une rature de substitution dont le segment substitutif est nul. »48 La suppression, comme la substitution, est régie par plusieurs motifs, sémantique, syntaxique, esthétique.

A l’instar de la substitution de variation de la phrase, nous relevons la suppression de variation de la phrase. Cette forme de suppression apparaît sur plusieurs folios, par exemple les folios 19, 124, 409 et 620 etc. Parfois c’est l’élégance de la phrase qui la motive, élégance liée à l’ellipse. Parfois c’est le sens qui peut en être changé, ou altéré. La suppression de « par » modifie la phrase suivante : « Je crois volontiers que si les détours de mon esprit ne m'avaient pas si profondément lié à la constante et implacable vision du péché, [par] qui m'obligea à prendre parti pour ma nature (en ce qu'elle avait d'insolite et de périlleux), j'aurais été l'individu le plus médiocre et le plus banal qui se puisse rencontrer. » (f. 19). Par ailleurs, la suppression de « les rencontres » provoque la suppression de tout un segment de la phrase en lien avec ce mot : « Mon cœur maintenant sourd à sa parole, se faisait si léger en moi que les espaces les plus lointains [les rencontres] pouvaient l'inviter à leur conquête – pour autant que conquérir voulût dire accepter. » En outre, une fois le « qui » supprimé, la dernière phrase du folio 409, qui se termine à la page suivante, se transforme en une phrase différente de celle qu'elle était initialement : « Et je me disais que le Coléoptère [qui], de l'incorruptible sommet de sa Grande Année, était le fruit parfait du Désert, enfanté par le Désert et recréant le Désert en lui et hors de lui par le simple fait de son existence ».49

La rature de suppression peut avoir pour rôle d'éliminer les mots qui alourdissent le style sans rien ajouter à la signification de la phrase, et nous avons déjà souligné que Louis-Combet était en quête de la perfection de la phrase musicale et fluide, s’attelant à ses difficultés, comme si ce travail studieux et quotidien était une forme d’ascèse. Par exemple, l'auteur supprime « comme » répété deux fois : « Jusqu'à ce que je distingue sa silhouette parmi toutes les formes dont le mouvement et le grouillement définissaient la cité comme vie, [comme] appétit et

48 La Génétique des textes, op. cit., p. 54.

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Ailleurs, la substitution de « la prière » par « sa prière » (signalons que l’auteur n'a pas biffé « la », il a simplement remplacé la lettre « l » par « s ») et la suppression de « de » modifient la fin de la phrase : « Et sans doute parce que ce n'était que le commencement, l'énergie était en avance, chez elle, sur l'attention et [l] < s >a prière [de] exprimait plus de passion que de connaissance. » (f. 620).

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incohérence – jusqu'à ce que m'apparaisse son allure de femme, avec son visage nécessairement clos sur son intimité […]. » (f. 443). La suppression du deuxième « comme » rend la phrase plus élégante. De même, la suppression de « alors » répété deux fois assure cette recherche de l’économie et de l’élégance : « Marine refluait alors en elle-même comme la mer. La distance insinuait [alors] entre nous son banc de sable. » De plus, nous saisissons dans quelle intention Claude Louis-Combet élimine « de bêtes morts de soif » dans : « Où les buissons, naguère épris de beauté, dans leur violence, s'étaient consumés, séchaient, à présent, des ossements [de bêtes morts de soif] parmi les pierres. » (f. 575). Les ossements, sans précision supplémentaire, assurent un caractère plus lugubre à ce désert, reflet de l’ascèse qui attend Marina. Ailleurs, la suppression de « faire » enlève à la phrase son ton familier : « Je ne pouvais rien [faire] de plus » (f. 325). Par ailleurs, la rature de suppression établit parfois la symétrie d'où la suppression de «la» dans : « L'Ange de lumière et l'Ange de [la] nuit ne se quittent jamais. » Ici, la suppression assure un effet, et la symétrie entre les deux Anges est plus saisissante, car inscrite dans le lexique (l’ellipse de l’article défini assurant un meilleur parallélisme).