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Elaboration du couple Père/Fille : androgynie ou dualisme ?

DU ROMAN REMANIÉ À L’AUTRE ROMAN

2.1 LE ROMAN REMANIÉ

2.1.2 Les avant-textes du second récit

2.1.2.3 Elaboration du couple Père/Fille : androgynie ou dualisme ?

Dans le récit du narrateur, l’androgyne est composé à partir des couples Mère/Fils, Père/Fils et Marine/Narrateur. Cette figure réapparaît dans le deuxième récit à travers un autre couple, celui formé par la fille et son père. Marina et Eugène incarnent à plusieurs reprises la figure de l’androgyne, de la complétude par cette union ou communion entre père et fille, homme et femme. Cette figure de l’unité surgit surtout lors du voyage qu’entreprennent le père et fille pour Maria Glykophilousa. Une fois la jeune fille installée au monastère du désert, cette image qui réunit Eugène et Marina se raréfie, et ne restent plus que les effets de dissociation.

La genèse du couple père/ fille s’élabore dans l’avant-texte pour prendre vraiment sens dans le texte. Plusieurs brouillons sont consacrés à des passages qui relatent le voyage de la fille accompagnant son père au monastère, formant un couple indissociable pendant plusieurs jours et

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nuits. Quatre brouillons sont consacrés à ce voyage. Le br 27 est réservé à la réflexion de Marina sur sa vie et son avenir au désert. Nous reviendrons sur l’évocation du thème de l’inceste. Ce sont plutôt les brouillons 28, 29 et 30 qui évoquent la figure de la complétude originelle. Le br n°28 se consacre au voyage de Marina avec son père, à son départ vers son ultime destination, le monastère-tombeau, à cette union entre deux personnes qui forment dans les nuits un couple unique et inséparable. Entre ces premiers jets et le ms existent plusieurs modifications. « Le père va devant » (br 28) est transformé en « Le jour, le père va devant et décidera de toute chose, comme le ministre du soleil, la nuit, à côté, autour, proche et partout, dehors et dedans, comme l’ombre elle-même. » (f. 296). L’auteur développe sa phrase et la prolonge avec l’ajout de « et décidera de toute chose, comme le ministre du soleil, la nuit à côté, autour, proche et partout, dehors et dedans, comme l’ombre elle-même », qui met en relief la présence cosmique du père comparé au soleil et à la nuit. Il est omniprésent comme le montrent les indices spatiaux « autour, proche, dehors et dedans ». Après cette phrase, l’avant-texte et le ms prennent une tournure différente. Dans le brouillon, l’auteur retrace les pensées d’Eugène qui invoque Dieu : « Mon Dieu, délivrez-nous de l’ombre du réel qui enchaîne nos sens et [nous] < qui > empêche que la vérité nous saisisse et nous retienne. » Le réel cède la place au rêve qui, lui, porte la vérité des êtres. Des phrases en rapport direct avec le motif de l’androgyne sont retouchées, comme par exemple « elle n’existe pas hors de lui » remplacée par : « – Marina qui est là et qui dort, ramassée sur elle-même, près de lui, contre lui, si proche de chaleur et d’épaisseur, qu’elle est plutôt en lui que hors de lui, tassée dans le sommeil végétal des êtres sans projet, […]. » (f. 299). En effet, la phrase ne change pas de sens, mais est marquée par des développements si amples, une phrase si somptueuse, qu’elle retient la poésie et la puissance de la nostalgie de l’union androgynique. Le style se caractérise par le choix d’un vocabulaire poétique qui se distingue de l’avant-texte plus sobre. Le second état du passage offre un style sensuel, sensoriel presque, insistant sur les sensations des personnages. La figure de l’androgyne est mise en valeur à travers la communion entre père et fille « près de lui, contre lui » et « est plutôt en lui que hors de lui ». L’expression « en lui » est introduite pour appuyer une autre « hors de lui ». L’auteur précise que Marina est « en lui » pour construire cette image de l’unité de l’homme et de la femme. Ailleurs, le deuxième paragraphe de l’avant-texte présente une suite différente dans la version définitive. En effet, l’auteur insiste sur l’absence de communication : « Il n’y aura guère de paroles échangées. » (f. 296, p. 184). L’incommunicabilité se dessine à travers les rêves de Marina et

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d’Eugène, et vient, semble-t-il, introduire un premier élément dissonant à l’intérieur de ce rêve d’union, rêve qui finalement est renvoyé à l’inconscient individuel, qui ne saurait être un espace de partage :

Chacun se tient en un rêve qui ne peut être communiqué. Et peut être le rapport des présences et le sens de la destinée seraient-ils entièrement modifiés si le rêve pouvait s’ouvrir au rêve et l’accueillir en soi comme son propre rêve, plus lumineux, plus évident que lui-même – comme si le rêve de l’autre détenait et dévoilait précisément la vérité qui ne cesse d’échapper au rêve de soi-même en soi-même […]. (f. 296-297, p. 184).

Malgré l’absence de communication qui empêche que l’un ne s’ouvre à l’autre, le rêve révèle que père et fille se complètent et constituent l’androgyne sur lequel rêve le narrateur : « Alors Marina saurait qui elle est et Eugène qui il est, seul n’existant en soi, chacun n’existant qu’en l’autre, l’autre et soi-même ne faisant qu’un. » (f. 289) Claude Louis-Combet copie un extrait de Robert Musil dans un folio des « Sources », où le rêve apparaît comme le seul lieu authentique : « … Bien que nous ne sachions même pas si là où nous voulons aller, il y a un sol où les hommes puissent se tenir debout autrement qu’en rêve. » Cette thématique du rêve est importante dans le roman, qu’elle signale un état de veille ou d’éveil, elle dit toujours le lien du personnage avec sa propre intériorité, sa profondeur.Le thème du rêve réapparaît dans le br 29, qui continue le brouillon précédent. Il est situé à un folio d’écart dans le ms. Ce brouillon est composé d’un seul paragraphe, le reste est constitué de notes et de réflexions qui sont autant d’effets d’annonce du texte à venir. La première phrase (jetée sur ses prémisses dans ce brouillon) est repérée au folio 297 : « L’un rêvant l’autre et chacun participant à cet enfantement d’images, comme à d’autres moments on échange des idées, Eugène et Marina trouveraient en eux-mêmes assez d’obscurité pour se rencontrer enfin. » Nous retrouvons aussi la deuxième phrase de l’avant-texte au folio 298. Ces deux phrases sont identiques à l’exception du changement de temps du verbe «envelopper » qui passe du présent au conditionnel. Entre les deux phrases de l’avant-texte sont insérées d’autres évocations sur le rêve dans la version définitive : Claude Louis-Combet ayant voulu manifestement approfondir cette thématique dans le texte définitif. C’était pour lui une façon d’arrimer ses personnages à leurs propres fantasmes, à leur inconscient. La troisième partie de l’avant-texte est composée de phrases reliées par une flèche au passage entre crochets. L’auteur note que les « 2 rêves ne se rejoignent pas et chacun rêve en soi pour soi », contrairement à la version manuscrite. Dans ce dernier, comme nous l’avons déjà mentionné, les

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deux rêves se reflètent l’un dans l’autre et chacun se voit dans le songe de l’autre mais ces deux rêves ne se rejoignent pas dans le sens où ils ne sont pas communicables l’un à l’autre : « Et peut être le rapport des présences et le sens de la destinée seraient-ils entièrement modifiés si le rêve pouvait s’ouvrir au rêve et l’accueillir en soi […] » (f. 296). « Chacun est enfermé, solitaire, dans son incommunicable désir » trouve son propre écho dans : « Ainsi l’illusoire communication des consciences serait abolie, au sein d’un sommeil dont il serait inconcevable de se réveiller, au profit d’une authentique participation des inconscients. » (f. 297-298). « Chacun dort à côté de l’autre … » est remanié dans la version manuscrite pour se transformer en une phrase plus rythmée, dans un mouvement binaire qui concrétise, matérialise le deux (au moment où il rêve le Un) : « Chacun dormant, chacun rêvant, pelotonné dans la fraîche étoffe de la nuit, poursuit l’aventure de son désir. » (f. 299). Nous retrouvons le mot « chaleur » qui est la réplique de la « chaleur du corps » dans le brouillon. La thématique du rêve se développe encore dans le br 30. L’auteur remanie son folio, dans son ms, en sorte que « chacun [continue] < poursuit > son rêve désert se rêvant dans les rêves de Marina et d’Eugène » soit remplacé par « le père et la fille forment peu à peu une seule masse désirante et rêvant, animée d’un même souffle sous le même manteau, dans une intime communion d’odeurs et de sueurs. » (f. 299-300). Le rêve est toujours présent mais, dans le ms, Louis-Combet modifie la phrase en sorte qu’elle mette en valeur l’image de perfection à travers le couple père/fille qui se transforme en une seule personne intimement unie par le souffle et la sueur. C’est donc la fusion du père et de la fille qui est mise en relief, ce qui développe la note d’appel du brouillon « → vers rêve d’androgyne ( ?) ». La phrase interrogative devient affirmative. L’androgyne semble être réalisé dans la version manuscrite : « Qui serait Dieu, lisant toutes choses humaines du haut de sa toute-science, ne pourrait plus distinguer le masculin du féminin. » (f. 300-301).

Claude Louis-Combet a choisi la vie onirique pour évoquer l’androgynie. Une autre forme de pensée est déployée pour décrire ce mythe, à savoir l’inceste, que nous retrouvons dans les br 27 et 28. Le thème de l'inceste apparaît dans le br 27, dans la dernière partie de la dernière phrase « je devienne l’épouse du père et accède à la sainteté ». Comme nous l’avons déjà vu, le ms évoque le père tentateur sans qu’il s’agisse jamais d’épouser le père : « Et, dans les fantasmagories juvéniles de Marina – et même plus tard lorsqu’Eugène se tint debout devant elle qui invoquait, toute nue, l’amour du soleil et, plus tard encore, lorsqu’il l’entraîna, à sa suite,

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dans le Désert – à l’image du serpent et continua d’incarner l’esprit de tentation ». (f. 397-398, p. 239).

Marina perçoit l’inceste comme un lien d’amour puissant :

Et elle se disait (et Marinus avait beau prier) que l’inceste était le seul amour authentique et le seul lien qui établît l’être dans la proximité, vraiment radicale, [ill.] < du > mystère de la divine création. Et elle revivait les rêves qui avaient peuplé les trois nuits passées avec son passé, lors du voyage qui les avait amenés, à travers le Désert, jusqu’à Maria Glykophilousa – les mêmes rêves enrichis par le temps, par l’expérience, par le renoncement au désir. Et Marinus priait et Marina rêvait et, dans son rêve, se jouaient, à travers l’image protéiforme du père, inextricablement, la tentation de la chair et la tentation du salut – comme si la même image véhiculait deux significations diamétralement opposées, aussi nécessaires l’une que l’autre, aussi nocives et, toutes deux, niant la femme, son existence personnelle et sa volonté propre. (f. 398-399, p. 239-240).

L’inceste se conjugue plus nettement avec la sainteté dans la version définitive. L’auteur a modifié son idée « épouser le père et accéder à la sainteté », il ne garde que « accéder à la sainteté » chez Marina. La sainteté, dans la version manuscrite, est perçue comme négation de l’être et de la volonté et personnalité, à la différence du brouillon qui semble suggérer un certain enthousiasme dans la sainteté à travers le verbe « accéder ». « Sa sainteté commencerait avec l’inépaisseur, le non-vouloir, l’inexistence. » (f. 292, p. 182).

Dans le br 29, Louis-Combet évoque la virginité et la nudité de la jeune fille dans une note entre crochets. En effet, la virginité de Marina n’est pas exploitée dans la version finale, quoique la nudité soit mentionnée aux folios 298-299 : « Ainsi Eugène ne perçoit pas ce qui pourrait être, à un degré plus élevé d’évidence onirique, la nudité de sa fille. » Le désir incestueux est suggéré au folio 299 :

Des parfums en émanent, capiteux, mûris dans les rouges les plus sombres dont la mémoire puisse se souvenir : odeurs associées à des réminiscences aiguës comme à des miracles sensuels – comme si, d’avoir connu en la nuit de sa jeunesse, les femmes de Byzance, une attente charnelle se tenait éveillée en lui, dont Marina, (encore que celle-ci n’apparaisse point manifestement dans son rêve) serait l’accent dernier, le plus pur, le plus inaccessible et, par là même, le plus désirable – Marina qui est là et qui dort, ramassée sur elle-même, près de lui, contre lui, si proche de chaleur et d’épaisseur qu’elle est plutôt en lui qu’hors de lui, tassée dans le sommeil végétal des êtres sans

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projet, et rêvant des éblouissements du soleil et les colonnes du feu qui guidèrent, jadis, le peuple élu à travers la désolation de Gaza et de Sinaï. (f. 299, p. 185-186).

Ici, c’est le père qui rêve d’inceste, et non le contraire. Dans l’œuvre de Louis-Combet, le thème de l’inceste est incontournable et plusieurs récits comme Blesse, ronce noire, Do, l’enfant-pot le traversent. L’interdit est perçu par l’écrivain comme un moyen de l’accomplissement de l’être113

, en même temps qu’une nécessité de l’écriture, qui doit briser les tabous, un moyen d’accéder à l’androgynat originel. L’auteur note, au folio 74 des « Pensées détachées » (Annexes III), une idée sur l’inceste perçu comme « une manière de sentir et de penser manière d’être style d’existence ». L’inceste est un des ressorts favoris de l’écriture louis-combétienne, elle fait partie du vécu même de l’auteur qui rêve de posséder sa mère dans la chair : « L’érotisation incestueuse du passé tout entier déclenchait de puissantes inhibitions. Il ne fallait pas parler de

ça. Et pourtant c’était là le seul objet d’écriture. L’écriture n’existait, elle ne s’inventait, de page

en page, que pour parler de ça. »114 L’inceste est d’abord l’inceste avec la mère, cette figure qui ne cesse de hanter l’homme et le narrateur de ses ouvrages. La mère est le principal et ultime amour :

Les rencontres qui avaient eu lieu dans la réalité vécue et qui étaient reprises dans la fiction, et même la rencontre de l’amante, dans sa vérité crue comme dans sa transposition romanesque, toutes, elles se comprenaient à partir de la figure première, maternelle, sensuelle, séductrice, captivante et frustrante, exaltante et épuisante, inspiratrice et destructrice, bienheureusement funeste. 115

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« Qu’en est-il du « soleil de l’inceste » évoqué par Claude Louis-Combet ? Lorsque le frère et la sœur, dans cette rêverie portant sur le poète Georges Trakl et sa sœur Gretl, s’unissent charnellement, c’est « la joie de l’être qui abonde en son être, qui se rejoint, se redouble et s’unifie. » Gretl en arrive « à se défaire d’elle-même, à s’absenter de son âme, à se perdre, à disparaître en lui », ce qui rejoint l’un des grands thèmes de la mystique rhéno-flamande : la fusion avec le divin, l’anéantissement en la déité qu’ont admirablement évoqué des béguines comme Hadewijch d’Anvers, Béatrice de Nazareth ou Marguerite Porète, puis Ruysbroeck dans ses Noces spirituelles. Dès lors l’inceste entre frère et sœur peut être considéré comme la tentative désespérée de recréation de l’être androgyne. Il en est de même pour Do, l’enfant-pot suçant le sein de sa mère, laquelle, dans le même temps, suce « le phalle enfantin », si bien qu’il semblait que le cercle s’était noué, que les enfants disjoints d’une même chair s’étaient réunis et que l’être tout entier se reconstituait dans ce commerce de pure jouissance.

La fusion des corps dans l’acte incestueux est celle qui approche le plus la réalisation androgynique, l’autre, celle qui réunit deux êtres issus d’un sang différent, est purement illusoire car, « quand bien même nous serait donnée profusément la plus adorable chair dont nous ayons jamais rêvé […], demeure, infiniment ouverte, cette inconcevable distance, qui, certes donne raison à l’amour mais qui, dans le même temps, le ruine jusque dans ses principes. » (cf. Patrick Krémer, « Le mythe de l’androgyne dans l’œuvre de Claude Louis-Combet », op. cit, p. 31- 32).

114 Le Recours au mythe, op. cit., p. 72. 115 Ibid., p. 73.