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Le personnage d’Eugène : évolutions et mutations (« le discours tortueux »)

DU ROMAN REMANIÉ À L’AUTRE ROMAN

2.1 LE ROMAN REMANIÉ

2.1.2 Les avant-textes du second récit

2.1.2.2 Le personnage d’Eugène : évolutions et mutations (« le discours tortueux »)

A l’encontre de la figure paternelle que nous livrent plusieurs sources de l’hagiographie, Eugène n’est pas impliqué dans la décision de sa fille de devenir moine112

alors qu’il joue un rôle crucial dans la destinée de Marina et de sa vocation religieuse dans la myhtobiographie. Louis- Combet choisit donc d’être fidèle à la notice de sa première source les Récits d’un pèlerin russe où le père décide de la sainteté de son enfant. Nous nous promenons dans les coulisses de MM, dans ces brouillons qui nous permettent d’examiner l’œuvre en chantier. La figure d’Eugène comme les autres figures principales de la mythobiographie n’échappe pas à la révision, au remaniement de l’auteur. Entre le premier jet et la version manuscrite, la figure d’Eugène présente quelques différences non négligeables concernant l’image du père. Les brouillons révèlent un tyran au discours manipulateur qui essaie d’influencer les idées de sa fille en lui présentant la vie au désert comme paradisiaque (comme le montre le br 26). Le deuxième paragraphe, qui commence au folio 14 de l’avant-texte et se termine au folio 15, évoque le « discours tortueux » d’Eugène. Cette expression est remplacée, dans le ms, par « De sa vie, Eugène n’a parlé aussi longuement à Marina ni d’ailleurs à personne d’autre » (p. 168, f. 267). En outre, le premier jet dessine l’image d’un père autoritaire qui décide de la vie de sa fille. Avant de projeter Marina dans sa vie au désert en lui annonçant sa nouvelle identité, Eugène se montre diplomate : « je ne t’oblige, lui dit-il ensuite à m’accompagner à Maria Glykophilousa. Si je t’ai dit qu’à mon sens il n’y a pas d’autre lieu pour toi et pour moi, cela ne signifie pas que ton destin est de suivre ton père où il a choisi d’aller et de devenir, à ton tour, ce qu’il s’efforce d’être. » (f. 268). La figure autoritaire et quasi inaccessible (comme l’higoumène distant, comme l’Abbé) est nuancée dans la version finale où la décision est laissée à Marina à travers le « si », le passage du passif au conditionnel, comme nous l’avons dit, adoucit considérablement la figure

112 En consultant un ouvrage de sources Vie et Office de sainte Marine de Léon Clugnet que Louis-Combet a lu

durant les années de documentation sur la sainte, nous découvrons que, dans la version originale, c'est Marina qui demande à son père de l'emmener avec lui et non pas le contraire.

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du père, devenu moins tyrannique : « Maintenant Ecoute-moi bien Marina : si dès aujourd’hui tu décides de partir pour Maria Glykophilousa, alors ce matin dont tu salues la splendeur sera le dernier matin de la femme que tu croyais être – et que tu aurais pu être, ici ou partout ailleurs. […] » (f. 269, p. 168-169). La « verticalité du discours » (f. 271, p. 170) se substitue au « discours tortueux » qui assigne à Eugène un caractère redoutable atténué dans la version finale.

Dans le br 28, Eugène apparaissait plutôt comme un père égoïste. Le troisième paragraphe de l’avant-texte souligne en effet l’égoïsme du père. D’ailleurs, l’auteur n’hésite pas à utiliser le terme « supercherie » au folio 6, un mot que nous ne retrouvons pas dans la version manuscrite à propos du père car trahissant trop la pensée de Claude Louis-Combet, qui se refuse, on le sait, aux intrusions de l’écrivain dans son œuvre. Par contre, Louis-Combet conserve la figure d’un père tentateur, l’image que nous repérons dans plusieurs brouillons notamment dans le br 40 à travers les notes de l’auteur comme la dernière note « Rétrospectivement – Le Père tentateur » développée dans la version finale au folio 394 : « Peut être le père ne fut il père que parce qu’il était le tentateur. » Une note jetée sur un petit bout de papier, au folio 102 des « Pensées Détachées », montre que Louis-Combet a prévu un Eugène plus sulfureux, quand ce dernier regrette de n’avoir pas péché avec sa fille comme « st X » qui avait couché avec sa fille. Cette scène est retravaillée dans la version finale où nous repérons le lupanar de Byzance et le désir d’Eugène envers Marina suggéré à travers son désir pour une Ethiopienne de quinze ans le même âge que Marina ; Eugène finira par vaincre ses tentations par la prière :

Par exemple, à un moment quelconque, il s’aperçut qu’il caressait les doigts très effilés et déliés d’une main toute noire – et lorsqu’il s’en rendit compte, il comprit que cette caresse durait fort longtemps et que cette main avait sans doute crû dans toutes ses dimensions et dans toutes ses qualités car elle était maintenant si vaste et si puissante qu’elle remplissait tout l’espace, comme une montagne, et que lui, Eugène, ne la caressait pas seulement du bout des doigts comme il eût fait de la main aimée, mais de tout son corps, lequel sans doute n’était pas assez grand, pas assez fort pour satisfaire à sa vocation d’organe attoucheur si bien que, en fin de compte, Eugène ne savait pas très bien s’il caressait ou s’il était caressé, s’il était en prise sur cette main ou en proie à celle-ci. (p. 113, f. 172). […]. Quel âge avait-il, Quinze ans ? C’était une Éthiopienne, dans un minable lupanar de Byzance… Eugène s’arrêta un instant et contempla le désert vallonné comme un corps de femme. Ce n’était donc que cela se dit-il. Vraiment, Seigneur, sur quelle tige d’abomination mon âme a-t-elle poussé jusqu’à présent ? Ah ! que je sois tranché de mon passé comme de mon corps de scandale et que je m’établisse enfin dans le lieu d’avant le mal et d’où la vie m’a égaré. – Et il

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reprit courageusement la marche, le cœur axé sur l’orient et la bouche remplie de prière. (p. 114, f. 173-174).

Autre thème qui construit le personnage d’Eugène, celui de la mort présente dans le premier jet à travers la note « → la mort du père » dont nous repérons le développement au folio 393 :

La légende est muette sur les circonstances de la mort d’Eugène. Fut-il frappé de quelque fièvre pernicieuse comme il en courait quelquefois d’un bout à l’autre du désert avec la rapidité et la violence d’un ange exterminateur ? Ou bien fut-il victime des rigueurs de son ascèse qui ruinèrent peu à peu, chez lui, toute capacité de résistance physique ? On peut aussi penser, tant de conjectures étant permises, qu’il succomba à la morsure d’un serpent car, dans les rêves de Marinus où chaque nuit, Marina s’éveillait à elle-même, l’image du serpent-tentateur revenait souvent, associée à celle du père comme l’image blasonnée du destin. » (f. 393-394, p. 237).

Le folio 30 du dossier des « Plans » (Annexes III) nous apprend que Louis-Combet avait prévu la mort du père par la piqûre d’un serpent au départ, mais il a choisi d’en nuancer dans la version finale en offrant plus de possibilité et en empruntant l’image du serpent pour donner l’image du père tentateur aux yeux de Marina.

Le discours d’Eugène dans le br 35 est aussi marqué par quelques transformations. Les paroles du père sont retouchées dans la version manuscrite. En effet, « existe » est remplacé par « sous nos pieds » (f. 369) et « qu’il est promis aux pécheurs » se transforme en « et que le pécheur s’y perdra ». La phrase « Nous avons beau dire, nous ne disons rien. Seule la miséricorde de Dieu est plus grande que nos péchés et, sans elle, nous ne sommes que la pourriture du soleil » est insérée au sein de ce passage au folio 369 du ms dans le but d’introduire la référence à Dieu dans un discours adressé à l’higoumène. La dernière phrase du brouillon est elle aussi sujette à de légers changements dans la version définitive. « Voici donc : » est ajouté ; « que tu connais à présent » est supprimé et remplacé par « ce Marinus unique entre tous, n’avait pas dix ans lorsqu’il vit, » (f. 369). Examinons la dernière phrase de l’avant-texte. Après « une fois » le reste de la phrase change dans le ms. L’auteur remplace « le démon que je portais en mon cœur et toute sa vie en a été bouleversée » par « le démon qui était en moi. Je me tenais auprès d’Irène, ma femme, et j’ouvrais la bouche sur un mot que j’allais prononcer lorsque l’enfant poussa un cri terrible et tomba à terre. » (f. 369). L’auteur fournit donc plus de détails sur l’événement qui s’est produit. Irène apparaît dans ce contexte pour donner forme à ce problème, l’enfant a surpris ses parents pendant l’acte sexuel. En effet, la note « revenir au sexe

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comme visage » établit une comparaison entre le sexe et le visage qui peut être lue dans la phrase suivante « Un peu plus tard, il me fait comprendre qu’un démon était assis sur ma langue et qu’il l’avait vu. » (f. 370). En outre, la réaction de Marinus est explicitée. L’enfant réagit par un cri et s’écroule par terre.

La figure d’Eugène est donc remaniée entre les brouillons et la version finale. Dans son ouvrage, Louis-Combet dote Eugène d’un caractère puissant contrairement à l’hagiographie de Léon Clugnet qui nous campait un père passif qui ne faisait qu’exaucer le vœu de sa fille en l’emmenant au désert, hagiographie qui avait tout intérêt en effet pour faire de Marina une femme prédestinée à la sainteté, et non une jeune fille adoptant par défaut la vie monacale, quand c’était plutôt l’appel sensuel de la Mer-Mère qui la tenaillait. Il se rapproche plus de la notice de l’ouvrage russe, sa première source, où Eugène joue un rôle crucial dans la destinée de sa fille. Entre le brouillon et le ms, la figure paternelle varie un peu. La figure d’un père autoritaire est atténuée dans la version manuscrite à travers le changement de discours d’Eugène qui emploie l’art de convaincre au lieu d’imposer. En revanche, l’image du père tentateur est gardée dans le texte final assurant aux personnages louis-combétiens cette dualité, reflet du dualisme, qui les caractérise ange/démon, saint/pécheur etc. Louis-Combet transforme donc le personnage légendaire en un personnage mythobiographique qui se plie aux règles de ce nouveau genre romanesque que crée MM : Eugène sera bien un personnage de roman, ambigu, et non un personnage légendaire, monolithe dans sa sainteté.