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CHAPITRE 2 : ACTIVITÉ D’ENSEIGNEMENT ET ENVIRONNEMENT

2.2. Styles d’action et genre

Cette part d’imperceptible fait néanmoins partie de la réalité des pratiques. Cherchant à examiner au plus près l’activité des enseignant-e-s, un problème se pose cependant : la mise à jour de l’activité qui n’est pas toujours directement observable. En ce sens, le style d’action des enseignant-e-s est susceptible de renseigner sur la mise en œuvre de la coéducation en danse contemporaine, et d’en faire ressortir les processus sous-jacents de l’activité enseignante. Autrement dit, la coéducation des élèves, visible, explicite, est-elle tributaire de ce style ?

Ceci amène nécessairement à éclairer d’abord la notion de style d’action. L’univers de Clot nous conforte parce qu’il se refuse à définir les styles comme des « types de

comportement qui constitueraient des groupes homogènes de profils ». Ces styles sont

entendus comme « les fonctionnements opératoires que la situation rend disponible pour le

sujet […] le style est une sélection, pas une création » (Clot, 1999, p. 201). Pour ce chercheur,

les styles d’action sont « un indicateur essentiel des possibilités et des épreuves dans le

développement de l’activité ». Il les définit alors comme « des modalités de structuration et de restructuration de l’action par les sujets à l’intérieur d’un genre donné » (Clot, 1999, p. 202).

Celles-ci sont par ailleurs diverses. C’est pour cette raison qu’il reconnaît en Bakhtine la diversité des langages inhérents à la définition du style « c’est précisément la diversité des

langages et non l’unicité d’un langage commun normatif qui apparaît comme la base du style » (Bakhtine, 1975, p. 29).

Comment définir alors la notion de style en l’intégrant dans un genre professionnel ? Car c’est bien ce genre qui désigne les « obligations que partagent ceux qui travaillent pour

arriver à travailler… » (Clot et Faïta, 2000, p. 9). On ne peut comprendre le style en effet que

si on l’insère dans un genre professionnel qui constitue « le genre social du métier ». Le style est « une métamorphose du genre en cours d’action » (Clot et Faïta, 2000, p. 15). Pourquoi, comment et jusqu’où intégrons-nous le travail de ces chercheurs ?

Clot investit les travaux de Bakhtine concernant les « genres de discours ». Nous y déchiffrons un parallèle et un appui solide en la théorie développée par Bakhtine à propos du

roman et notre cheminement sur les communications que génèrent l’activité artistique et son enseignement. Pour l’auteur, seul le roman est le genre littéraire en contact avec la réalité, dont il montre que celui-ci est fait d’une multitude de langages. Il s’agit « de mêler le langage

de la vérité au langage commun, de parler pour soi dans le langage d’autrui, pour l’autre dans son langage à soi » (Bakhtine, 1978, p. 135). Ainsi, selon Bakhtine c’est la diversité et

la stratification du langage qui servent de base au style du roman. Cette prose qui paraît unidimensionnelle au premier coup d’œil est en fait plurilinguistique et définit le style. Le style est ici la prose, le genre le roman. Il décortique les formes de discours dans le roman, il en montre des formes de discours direct qui comprennent à la fois celui de l’auteur mais aussi sa « parole intérieure ». Ainsi le roman permet d’introduire toutes espèces de genres, l’une des formes les plus fondamentales de l’organisation du plurilinguisme est ce qu’il nomme

« les genres intercalaires ». Ceux-ci possèdent « leurs formes verbales et sémantiques d’assimilation des divers aspects de la réalité » (p. 141). Ils peuvent être intentionnels ou

complètement extérieurs aux intentions de l’auteur. En tout cas, le discours dans le roman est à deux voix et exprime deux intentions différentes : celle du personnage qui parle et celle de l’auteur. Pour autant ce discours à deux voix « est toujours à dialogue intérieur » (p. 145). Il est une réponse à la diversité du langage.

Ainsi, Bakhtine réfute l’idée d’une relation simple entre « le système du langage

unique et l’individu qui utilise ce langage » (p. 94). C’est justement ce que nous pressentons

au début de notre recherche. Les communications des enseignant-e-s sont-elles aussi univoques que leur discours le laisse entendre ? Ce discours produit des suggestions aux élèves, en matière de mouvement et des regroupements entre élèves. Mais alors en quoi ce discours peut-il être constitutif d’un genre professionnel ?

Clot et Faïta mobilisent les travaux de Bakhtine pour asseoir leurs propres réflexions sur le genre : le genre est en quelque sorte la partie sous-entendue de l’activité (Clot et Faïta, 2000, p. 11). Mais est-ce suffisant pour décrire et comprendre les actions des enseignant-e-s ?

« Le genre social du métier » ne peut engendrer qu’un seul genre de discours. La « parole intérieure » des enseignant-e-s est elle-même constitutive du discours.

Les réflexions de Bakhtine nous amènent à postuler pour une dimension psychologique dont nous ne pouvons ignorer la pertinence dans les communications adressées aux élèves en danse. En effet, cette APSA n’est pas neutre du point de vue des émotions qu’elle dégage. La sensibilité dégagée par toute activité artistique implique personnellement celui ou celle qui danse mais aussi celui ou celle qui transmet la danse. L’histoire personnelle imprime dans les corps un terrain de l’ordre du subjectif qui dégage des styles qui vont au-

delà des styles d’action. C’est de l’intime, de ce qui n’est pas directement observable, de ce qui est profondément sensible et intuitif que vont naître ces styles qui facilitent ou non la relation à l’autre. Quelle est donc la part des actions d’un sujet particulier dans un contexte déterminé dans la délimitation du style par rapport aux interactions entre les individus et l’environnement ?

Ainsi plus que le discours au sens premier, il est envisagé de s’attacher aux communications de l’objet de danse contemporaine et la manière dont celles-ci sont perçues par les élèves. En retour, il s’agit d’examiner ce que l’enseignant-e transforme ou non de son activité en réponse aux actions des élèves. Il semble que l’histoire personnelle de l’enseignant-e, et ce qu’il modifie de celle-ci en se confrontant aux autres, s’imprime dans les corps ; dans une certaine mesure, elle oriente les contenus en danse. C’est dans cette interaction perpétuelle que s’observe en profondeur l’activité d’enseignement. La métaphore du théâtre et celle de « l’orchestration de la composition » nous plaît chez Bakhtine. Elle rejoint nos préoccupations au sujet de la multiplicité des langages perçus par les élèves en danse. Mais même multiples et projetés aux élèves sous des significations différentes et différenciées, comment comprendre que néanmoins dans une classe, même avec cette

« stratification » de langages, il existe une certaine « unité » d’actions des élèves ?

Cette unité est relative en postulant pour l’existence d’appropriations multiples de ces langages par les élèves. Néanmoins, les comportements et les regroupements sont établis de manière sexuée. Ceux-ci laissent penser qu’il existe bien une communauté d’actions perçues par les élèves. D’ailleurs, ces communications, dans le cadre de la danse et plus encore dans celui de la danse contemporaine qui insiste fort sur les sensations, dépassent le langage et s’établissent sur d’autres supports que sont en particulier les gestes, les regards, les démonstrations.

Postulons l’importance du genre des professeur-e-s dans le décodage de leurs actions par les élèves, non plus en tant que genre professionnel, mais au sens des études concernant les gender-studies. Ce genre renvoie à une dimension émotionnelle qui se dégage de celui ou de celle qui danse, étant toujours une « parole intérieure ». L’enseignant-e est à la fois porteur-euse du discours direct lorsqu’il-elle communique mais aussi porteur-euse de ce

« dialogue intérieur ». Ainsi, les propos de Bakhtine prennent sens parce que la danse est à

forte teneur sémiotique. Il s’agit de parler « pour autrui dans son langage à soi ». Mais de quels supports se constitue véritablement ce « langage à soi » ?

Selon Bakhtine, toute activité esthétique repose sur un contenu, il représente l’aspect de l’œuvre d’art, une forme et un matériau. Il définit ainsi la forme esthétique :« elle est mon

activité organiquement motrice, valorisante et donatrice de sens… » (Bakhtine, 1978, p. 80)

Le matériau ne se résume pas au mot comme phénomène de langage. Aussi le matériau indispensable à la construction d’une oeuvre d’art est forcément technique. Mais que signifie la technique en danse contemporaine ? La définition de la technique dans l’art donnée par Bakhtine convient à celle envisagée en danse contemporaine : « nous nommerons la technique

dans l’art tout ce qui est absolument indispensable à la création de l’œuvre d’art dans sa détermination physique ou linguistiqe […] les aspects techniques sont des facteurs de l’impression que produit l’œuvre, mais non des composantes esthétiquement signifiantes du contenu de cette impression, c'est-à-dire de l’objet esthétique » (Bakhtine, p. 61). Par

conséquent, la technique n’est pas « mécaniste ». Elle est inhérente à tout « objet esthétique ». En conclusion, il est impossible d’isoler la personne de son activité d’enseignement ni de l’objet esthétique qu’est la danse contemporaine et les communications spécifiques, ni de l’environnement. Notre sujet requiert à la fois toutes ces dimensions par « l’orchestration de

la composition ». C’est pourquoi cette réflexion à propos des styles et du genre permet

l’instauration de gardes fous que sont les auteurs évoqués. Ceux-ci balisent la recherche sur les processus guidant l’activité d’enseignement de la danse contemporaine, étudiés dans des contextes particuliers. Pour rendre le terrain de recherche encore plus lisible, les différents champs théoriques qui s’emparent du concept d’activité sont examinés.